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[Chronique] Lesram – G-31, livraison de vécu

Lives, freestyles et titres sortis des oubliettes, la période de confinement qu’on vient de vivre s’est traduite, dans le rap français, par une avalanche de projets médiatiques ou musicaux, plus nombreux encore (il fallait le faire) qu’à l’accoutumée. Parmi ceux-ci, l’EP de Lesram, G-31, n’a pas eu trop de mal à se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles, après la forte impression que nous avait fait le rappeur lors de son passage sur la Grünt 42 de Limsa. Membre de Panama Bende et ex-membre de LTF, le MC du Pré-Saint-Gervais fait partie de cette nébuleuse de rappeurs dans la vingtaine, souvent originaires du nord-est de Paris ou de sa proche banlieue, qui ont pour la plupart comme point commun, outre le fait de dépeindre un univers relativement sombre, d’être attachés au perfectionnement des schémas de rimes. Après plusieurs années passées à sortir des titres à intervalles plus ou moins réguliers, à travailler sur des projets de groupe ou à s’illustrer en freestyle, Lesram livre un premier opus solo en forme de synthèse, où l’héritage textuel et les influences actuelles ont été digérés avec une efficacité redoutable.

La production de l’album, assurée par Lesram lui-même, n’a rien de révolutionnaire, et les instrus des sept morceaux composant G-31 reflètent plus une envie du rappeur de se faire plaisir sur différentes sonorités qu’il affectionne qu’un souci d’uniformité. Du beau boom-bap de East Side 2.0 (peut-être un hommage à la prod composée par Le son des cas libres pour Zanimal et Gonzo en 2013) à la trap assez classique de Le temps passe ou Le monde est à moi, en passant par le tempo accéléré de Red Dead, le MC se révèle à l’aise sur ces différents BPM, laissant la technique et les thèmes donner sa cohérence à l’EP. Plusieurs auditeurs ont noté des similitudes entre le rap de Lesram et celui de JUL, qui se situent d’une part dans quelques choix de prods (celle de Zone, single sorti en 2019, celle de G-31, et surtout celle de Red Dead), et d’autre part dans une certaine spontanéité de l’écriture. La façon qu’a Lesram de rapper « la rue » et son usage de la multisyllabique montrent toutefois que sa musique se place aussi, et surtout, dans le sillage d’un rap nord-parisien marqué par la gravité des textes et la rigueur de la rime.

On oscille de fait, sur le spectre émotionnel de l’EP, entre la mélancolie (Le temps passe), le désenchantement (Mode de vie) et la hargne (Le monde est à moi), l’expression de ces sentiments anxiogènes étant bien servie par la densité du propos. On perçoit en effet chez Lesram une irrépressible envie de rapper et, si le MC livre sur les différents morceaux de très bons refrains, la qualité de ces derniers tient plus à la finesse avec laquelle ils sont écrits (« on m’a dit faut qu’ça pète, ça fait perpet’ t’es dans l’son / j’crois que j’vais viser des têtes, comme sur Red Dead Redemption » gagnant probablement la palme de la multisyllabique la mieux trouvée du projet) qu’à leur musicalité. Le rappeur du 310 a toutefois su aérer le projet, que ce soit avec la prod assez légère de Vive allure ou grâce à des phrases empreintes d’humour (« Ce soir j’ai pas trouvé l’sommeil, j’ai joué à Fifa j’ai roulé v’la l’bédo / Ah fréro j’étais pas concentré, j’ai fais que centrer j’ai perdu 3-0 », Le temps passe) qui sont autant de respirations dans un propos dominé par l’exposition et la dénonciation de certains aspects de la vie de banlieusard.

La façon qu’a Lesram de parler de son quartier révèle la complexité des sentiments nourris par les habitants des banlieues populaires par rapport à leur espace de vie. Fier de sa commune et des sociabilités qui s’y développent, le MC n’en évoque pas moins « ce que le quartier engendre » et le désir d’en partir pour trouver le calme (« Dans nos tieks on demeure, on veut l’eau de mer ») ou renouer avec ses racines (« faut faire des sous, qu’on s’tire, pour un jour construire une p’tite maison en Espagne »). Lesram ne se contente pas de décrire les problèmes qu’il constate depuis sa fenêtre – il en dénonce les causes : insuffisances du système scolaire, précarité et contrôles policiers à une échelle industrielle, ce dernier maux faisant l’objet d’une critique particulièrement clairvoyante dans l’EP.

« L’argent c’est toujours pareil, y en a pas assez, les keufs c’est toujours pareil, y en a beaucoup trop », Mode de vie

Lesram disait déjà en avoir « marre des surplus de condés » dans le morceau East Side premier du nom, qui l’a révélé au public rap en 2014. De fait, six ans après, la dénonciation de la sur-présence policière dans certaines banlieues imprègne toujours les couplets du rappeur du 93, signe que les directives répressives concernant ces espaces sont toujours méticuleusement appliquées. Outre la quantité d’agents (« partout j’vois les forces de l’ordre ») et de contrôles (« j’me suis fait contrôler par les mêmes porcs qu’hier »), Lesram pointe aussi l’inconséquence des pratiques policières. La focalisation sur les trafics ou certaines branches des trafics de drogues (« j’me suis fait péter avec des barrettes, ils m’ont laissé ils cherchaient d’la cocaïne », Vive allure), prétexte pour « calmer la tess’ » comme l’exprimait le rappeur sur East Side, s’exécute selon ce dernier au détriment d’autres missions de police et de justice : « les keufs qui guettent, les keufs qui pètent un revendeur de stups, pendant qu’des parents cherchent leur fillette » (East Side 2.0).

Ces constats amènent Lesram à se définir comme « anti-flics », posture qui va de pair avec un discours offensif vis-à-vis de l’institution. Cela peut se traduire par l’expression d’un mépris pour la profession, répondant à celui que subissent les habitants des quartiers populaires (« on veut pas la carrière de l’agent », East Side 2.0). Lorsqu’il évoque le ras-le-bol croissant dans ces territoires, le MC donne à voir l’insurrection potentielle contre la sur-présence policière et plus généralement contre une situation injuste faisant que « tout l’monde a faim, tout l’monde s’emporte » et « qu’un jour ça va péter » in fine.

« On veut tout maint’nant, mais bon pour l’instant ça fait des livraisons en Vespa », Mode de vie

Si Lesram présente le face-à-face police – voyous comme inégal, c’est sans doute car ces derniers, tels qu’ils sont décrits dans G-31, n’ont pas grand chose à voir avec un Escobar ou un « Tony ». L’illégal décrit par le rappeur du Pré-Saint-Gervais, c’est celui des « transactions dans les couloirs », des « livrettes sous la pluie » et des « scooters sans plaque ». Lesram ne renie pas totalement l’imaginaire du narcotrafic (« on s’en sort comme promis, mois j’suis comme Tony, le monde est à moi »), mais celui-ci ne prédomine pas dans la description de la vente de drogues. De cette activité, l’EP dévoile surtout les dangers – répression policière (« y a les gyro qui tournent à la recherche de lo-ki », G-31) et tensions autres (« là j’pars détailler dans un escalier avec un couteau dans le veste », Le monde est à moi) – et les contraintes, notamment liées aux déplacements à effectuer pour « livrer le colis » (G-31).

Le principal préjudice subi à l’occasion des « livraisons en Vespa », abondamment mentionnées dans G-31, semble être d’ordre social. Lesram met en effet en lumière dans ses couplets une partition de Paris, entre une banlieue Est pourvoyeuse de dealers et les arrondissement de l’Ouest où les membres de la jeunesse aisée sont les destinataires des « missions » (« À Paris dans le XVIe c’est sports d’hiver / À Paris dans le VIIe c’est sports d’hiver », Red Dead). La confrontation entre la couche populaire et la couche bourgeoise de la jeunesse francilienne telle qu’elle est dépeinte par Lesram semble provoquer pour les membres de la première un sentiment inconfortable, du fait de l’immersion dans un univers hautain ou hypocrite, au milieu des « soirées électro » et de ceux qui « ont plus » (Le monde est à moi).

« Là j’suis en Vespa je te livre le colis, sur le retour j’ai tout grillé, j’étais pris de folie », G-31

Quand Lesram évoque les trajets effectués dans le cadre de ses livraisons, il décrit à plusieurs reprises l’aspect grisant de la vitesse. Le fait de rouler « à vive allure », « pété dans le gamos » semble s’inscrire dans une recherche d’adrénaline, remède à la morosité du quotidien et à l’impression d’être « bloqué » par divers facteurs. Cette course après les sensations fortes paraît en effet faire contrepoids à tout un ensemble de situations dans lesquelles le rappeur se décrit comme « aveuglé », « carbonisé », bloqué « dans un ouragan » ou « dans les fonds marins ». Causes et remèdes de ces sensations, les penchants auto-destructeurs traversent l’EP, Lesram y faisant allusion de façon plus ou moins explicite.

Remarquablement écrit, G-31 est un opus qui respire la sincérité, grâce à la capacité de son auteur à capturer des images, des détails, des situations et à les incorporer dans sa musique. Quand Lesram rappe « dans la vie t’as l’devoir de retenir tout c’que tu peux voir » (East Side 2.0), il n’image peut-être pas à quel point ses couplets traduisent concrètement cette devise. Mêlant habilement vécu, traits d’humour et rap au kilomètre, le rappeur du Pré-Saint-Gervais signe un premier projet solo réussi, qui suscite au bout du compte l’envie de le voir revenir avec un format plus long.

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