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[Chronique] Lucio Bukoswki – L’Homme Alité

Le décor était planté depuis La plume et le brise-glace où le morceau Travail de titans annonçait dix-sept projets de « Lucio l’inarrêtable » pour l’année à venir. En voici six sur l’EP L’Homme Alité, disponible ici en téléchargement.

Le visuel qui illustre le projet présente une tortue triomphante (ou peut-être vacillante ?) après s’être défaite de sa carapace. Il suggère une belle métaphore de notre entreprise commune à se délester d’un fardeau. L’homme et ses conflits sont des sujets fertiles chez le membre de l’Animalerie et L’Homme Alité n’en déborde pas. Des suites d’une opération du dos en septembre 2014, Lucio Bukowski écrit en position allongée et se définit en Homme Alité, qui plus est « parti à la recherche de ce que l’existence donne« .

Derrière un titre qui fait référence à une position convalescente, doit-on y voir une quelconque origine dans l’Homme Frigorifié de Charles Bukowski ?
Si l’on se replonge dans Journal d’un vieux dégueulasse, chroniques du poète contestataire, on y trouve ceci : « Nous finissons un jour ou l’autre par nous retrouver dans la Position de l’Homme Frigorifié, dont les symptômes les plus évidents prennent la forme de remarques aussi banales que « je n’y arrive plus », « ras le bol de toutes ces conneries » ».
On se dit alors que les remarques de Lucio telles que « j’attends mais toujours pas de signe hélas » rejoignent celles de l’écrivain américain et qu’il n’y a qu’un pas entre ces deux positions.

Pourtant, l’Homme Frigorifié de Charles Bukowski l’assure : « plus question de m’esbaudir sur le vaste monde […] ; ni j’écris, ni je baise ; bref, je n’en branle pas une » alors que l’Homme Alité de Lucio Bukoswki trouve à l’inverse dans « l’amour et l’écriture [ses] trop rares moments libres« . Le parallèle est assurément flagrant et les chemins des deux « Buko » se croisent à travers ces deux étiquettes. Lucio semble signer un retour aux origines de son pseudonyme.

L’univers du rappeur, qui s’étend de Pierre Bonnard à Philippe Léotard en titillant Jack London ou encore Eugène Delacroix, s’appréhende en multipliant les écoutes. Pourtant, on capte dès le premier contact avec les mots de L’Homme Alité, « aiguisés » pour l’occasion, que le lyonnais va continuer de « rentrer dans le vif des choses » et de se livrer sur cet EP en nous plongeant dans sa « lithographie« . Tout aussi affutées, il y a dans les productions d’Oster Lapwass et dans la guitare de Baptiste Chambrion quelque chose qui transporte instantanément.

D’un blues d’autre ouvre les souterrains d’une trajectoire nuancée de gris et l’on comprend que l’Homme Alité est un homme quelque peu désamorcé, en quête de signe et marqué par l’alitement.

Surement que je me fais films, pourtant je ne réalise pas

Même si le costume de cinéaste est l’un des rares que le rappeur lyonnais ne revêt pas, il donne tout de même le sentiment d’emprunter par exemple le regard du réalisateur soviétique Dziga Vertov et de filmer la vie telle qu’elle est. Lucio n’est pas seulement l’Homme Alité, c’est aussi L’homme à la caméra, capable de calquer avec véracité les mots sur les maux.

Métropolitain vers mes esquisses de vie
j’en ferais peut-être des toiles ou des disques de rimes

Derrière le triptyque « métro, boulot, dodo » maquillé, toujours le souci, si ce n’est l’obsession, de la création. On a le sentiment que quelque chose de sombre pourrait tourner en rond mais jamais assez fort pour créer le tourbillon, la spirale inhibitrice. Sur fond d’Ardbeg ou de pur malt d’Ecosse, L’Homme Alité est un projet à l’écriture absorbée par les tourments, certes, mais le mot d’ordre est à la méditation et non à la lamentation.

 

L’art de Lucio, c’est encore lui-même qui en parle le mieux. Sa musique « est triste, elle est glauque, elle est un slow dans un bal d’usine« . Sa plume, toujours novatrice et dans le sens de la rime, est « le fruit des cris d’un mugissant soûlard ». Elle « vise le haut, elle n’est qu’un jeu d’marelle« . La nostalgie des années de jeunesse est une thématique récurrente dans l’œuvre le Lucio et elle guide souvent les textes du rappeur.  En ayant « traversé [ses] âges avec un songe dans l’crâne » (Moondog), il évoque déjà son anticonformisme au beau milieu de la kermesse de fin d’année ou des photos de classe. Le champ lexical du parcours scolaire est ainsi largement représenté dans L’Homme Alité. Il est pourtant rare de voir cette nostalgie invoquée aussi directement que dans le refrain de Synesthète :

Où sont passés nos parcs ? Où sont passés nos cars ?
Où sont passés nos samedis aprem à trainer tard ?
Où sont passés nos espoirs de gosses, nos rêves naïfs ?
Où sont passées nos promesses de profiter d’la ie-v ?
Où sont passés les autres ? Où sont passés les nôtres ?
Où sont passés les potes perdus en route ? Sont-ils heureux ?
Où sont passés nos morts ? Où sont passés nos tords ?
Où sont passés les décors plein d’or de la jeunesse ?

Symbole d’une réflexion qui ne trouve ni solution ni loi irréfutable, Lucio fait le constat terriblement juste que « ce contexte n’est que Newton pourrissant sous l’arbre« .
Le titre Les jours sans témoigne de la difficulté de la cicatrisation. Lucio s’autorise sur le refrain du morceau l’emploi de la deuxième personne et adresse un message d’optimisme, un frein à l’aspiration des jours sans :

Retiens les instants de joie tout près, cela te servira
Les jours sans, tu feras avec, cela te guérira

Le dernier titre de l’EP, Gange, achève un voyage d’une vingtaine de minutes dans les méandres d’un homme morcelé dont la reconstruction jaillit de la voie de l’écriture. Un homme à la trajectoire baignée une nouvelle fois dans la nostalgie, celle « de ces nuits où la ville entière était à nous« . En naviguant sur le fleuve indien et marqué par les  significations fortes de la rivière sacrée, Lucio s’enlise dans des eaux sur lesquelles s’échouent ses « trente-et-une berges« , avant de renaître, purifié, dans le renouveau d’un deuxième couplet au rythme plus soutenu.
Se cache d’ailleurs toujours un brin de Bashung dans les mots de Bukowski :

Aucun express ne m’emmènera vers la félicité

Sans la présence du morceau Bon sang d’putain (featuring Missak) sorti à la fin 2014, Lucio délaisserait presque son amour de l’égotrip aux dépens d’un voyage sur les rives d’un périple fascinant. L’Homme Alité est un EP certainement un peu plus sombre, un peu plus ténébreux que certains autres projets du Monsieur et il plonge l’auditeur dans une ambiance enveloppante. On y revient indéfiniment et chaque écoute révèle une nouvelle saveur, une nouvelle couleur. Désormais victorieux sur sa carapace, Lucio Bukowski signe avec ses compères un projet à l’aboutissement irrésistible.

L’Homme Alité by Lucio Bukowski & Oster Lapwass

À proposFélicien

Amateur de plumes, j'aime le rap lorsqu'il lie la puissance des mots à la chaleur de l'instrument.

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