« I Hate Love volume 1 tu vas acheter l’album ! Sinon j’vais devoir retourner dehors et puis vendre de la drogue » (Soleil Noir). L’auditeur de </3, premier EP de M le Maudit sorti en juin 2018, est mis face à ses responsabilités. Si I Hate Love, second projet solo du rappeur du 19eme arrondissement, ne caracole pas en tête des ventes rap en ce début d’automne, il jouit par contre incontestablement d’un accueil enthousiaste chez les amateurs du genre, enthousiasme qui risque fort de transparaître dans les lignes qui suivent.
M le Maudit apparaît véritablement sur les radars au milieu des années 2010, alors qu’il aiguise plume et flow d’une part aux côtés des membres de LTF, et d’autre part au sein de la nébuleuse 75eme Session/Dojo. C’est de ce dernier collectif que sont issus les deux autres artisans de l’EP I Hate Love, Yung Coeur, producteur talentueux dont nous vous dressions le portrait il y a tout juste un an, et, plus en amont, l’inévitable Sheldon que l’on retrouve au mastering des différentes pistes. Produit d’une osmose totale entre le rappeur et le beatmaker, cet opus demeure, dans la lignée de </3, relativement sombre du point de vue de l’atmosphère musicale, même si les titres Horloge et Éveil viennent nuancer le côté « zinz » qui prédominait dans l’EP précédent.
Le Maudit c’est mon nom, Yung Coeur c’est mon ombre Ombre
L’efficacité de ce projet tient pour beaucoup, nous y reviendrons, à la richesse thématique des textes. Néanmoins, l’égotrip comme l’entreprise introspective ne seraient pas aussi percutants sans tout le savoir-faire développé par M le Maudit sur les sonorités trap. Les ad-libs colorent bien les morceaux, les découpages couplets/ponts/refrains suivent habilement la tension musicale, les samples d’horizons divers (dessins animés, films, vidéo du Roi Heenok) tombent toujours justes. Sur ce versant technique, il faut saluer le travail d’orfèvre de Yung Coeur, et plus particulièrement sur le titre Sablier, agencement subtil et oppressant de phrases de M le Maudit et de vocaux, qui s’insère impeccablement au cœur de l’opus. En parallèle de ces codes traps parfaitement intégrés, le emcee, qui revendique un passé « full puriste », délivre aussi de bonnes vieilles punchlines concises et efficaces (« cœur est froid plus facile à briser » sur Horloge, « pour mon amour propre j’vais faire du sale » sur Nuit)
Armé de cette écriture incisive, M le Maudit s’est attaqué dans cet EP à ses démons, dans un cheminement nocturne qui rappelle bien pourquoi le rappeur a choisi un nom inspiré du titre d’un des plus grands films de Fritz Lang. Entamée sur </3, la réflexion autour de la difficulté à exprimer ses sentiments et à aimer autrui sans réserve est poursuivie avec davantage de profondeur sur I Hate Love. L’incapacité à tomber amoureux, qui dans l’opus précédent semblait découler d’un vague sentiment mêlant méfiance et jalousie, est ici décrite sous le prisme d’affects plus profonds et surtout éminemment personnels, comme le résume bien le refrain de Horloge : « Ma baby t’es si belle, mais qu’est-ce que tu penses pouvoir faire de ma tristesse ? ».
Tristesse et noirceur affleurent sur la plupart des titres de l’EP. Déjà évoqués sur le morceau Soleil Noir, qui concluait </3, la disparition du père et l’ombre de ce dernier reviennent à plusieurs reprises dans les couplets de I Hate Love (sur les titres Nuit, Ombre et Horloge), mettant en évidence le rôle cathartique de certaines phrases. Autre source d’amertume, le sentiment de décevoir des êtres chers, ici la figure maternelle, apparaît également, renforçant l’idée selon laquelle le rappeur serait pris dans un cercle vicieux où chagrin et sabordage se suivent de près (« j’ai rien appris ouais j’m’éloigne de ma mère », « j’finis ma lean mais ma mère pleure »). La tristesse, la désillusion voire la névrose que l’on peut ressentir dans certains textes proviennent également de l’univers décrit par M le Maudit, univers « très gore », de nuit tout particulièrement (« c’est comme ça qu’on vit, quand la peur te confine », Rêve).
De ces troubles émotionnels procède le rapport très spécifique que le rappeur entretient à la fois à la violence et à la mort. La collision entre la noirceur du quotidien (« mon bâtiment pue la pisse depuis les Nineties » Cauchemar) et l’état d’une société considérée comme gangrenée (« le monde il est dingo », Ombre) conduit M le Maudit à évoquer dans ses textes des visions apocalyptiques de mort violente et collective, qui reviennent comme un fil rouge tout au long de l’EP, de « j’fais des rêves où tout l’monde meurt » (Rêve) à « j’peux pas m’empêcher d’faire des rêves où toute la planète meurt dans un bain d’sang » (Horloge).
Autre fil conducteur de l’opus, la sensation/certitude du emcee d’être « déjà mort », à laquelle il fait de très nombreuses allusions. On perçoit dans cette image tissée au fil des morceaux une volonté de mettre la mort à distance (« la mort viendra, mais elle s’ra déçue », Ombre). En effet, si la fuite du temps et ses conséquences sociales ou physiques est un objet de crainte, la mort, dans le propos de M le Maudit, est quant à elle présentée comme une sorte de compagne, ni étrangère ni véritablement redoutée. Soulignons au passage que la reprise de ces images dans l’ensemble de l’EP contribue à faire de celui-ci un ensemble particulièrement cohérent (qui, par tout un jeu de renvois, se rattache lui-même au projet précédent), cohésion narrative qui semble être un souci répandu au sein de la 75eme Session, il suffit d’écouter l’album Lune Noire de Sheldon (sorti fin septembre) pour s’en convaincre.
Au lycée j’y allais les yeux bien défoncés. J’avais tort je pensais la tête enfermée dans un nuage de pensées Ombre
Réponse aux accès de tristesse et de violence, mais aussi cause du ressenti de « déjà-mort », la consommation de drogue est un thème récurrent dans les couplets de M le Maudit. On retrouve dans les mentions qu’en fait le rappeur du XIXème les motifs traditionnels de la prise : évacuation des soucis personnels (« j’roule un joint pour ma santé mentale », Horloge) et ouverture des sens déclenchant l’inspiration, le morceau Éveil, sur lequel Népal apporte sa subtile nonchalance, convoquant assez bien ces deux aspects de la défonce. Tout au long de l’EP, M le Maudit révèle toutefois avoir conscience de l’impact physique et psychologique de son mode de vie, ce que vérifie la phrase « Tout les jours j’flex, j’sais que turn up, cerveau s’éveille mais le cœur meurt » (Rêve). De ce point de vue, Éveil, qui conclut l’opus sur une note en apparence « ensoleillée », pourrait n’être considéré que comme un trip, avant une redescente que quelques termes (« cette peur est maladive », « y a tous les jours le stress ») laissent déjà entrevoir.
Si on s’intéresse pour finir à la façon dont M le Maudit décrit les réponses apportées à son mal-être en termes d’interactions humains, on arrive à dégager un discours paradoxal où s’opposent d’une part un désir de solitude et d’autre part un besoin irrépressible d’être entouré par un cercle restreint mais crucial de personnes. Sur le versant de la solitude, on peut notamment analyser l’un des ad-libs le plus utilisé par le rappeur, son radical « dégage ! » comme étant, hors ses utilisations égotrip (« t’as pas honte, t’as trente ans et tu rappes comme moi en 2008 [dégage] », Nuit), une sorte de cri du cœur pour avoir la paix : « putain d’merdeux m’merde, t’es l’fruit d’une hyène et d’un portable [t’entends dégage], casses toi d’là t’es insupportable » (Ombre). D’un autre côté, M le Maudit revendique haut et fort son appartenance au Dojo (le « bunker » dans lequel Yung Coeur et lui ont travaillé leur projet) et à LTF (il glisse notamment une dédicace à Lucci dans Nuit), entourage qui apparaît indispensable à sa production artistique comme à son équilibre émotionnel.
Nouvel opus de qualité sorti des fourneaux nord-parisiens de la 75eme Session, I Hate Love peut être aussi bien perçu comme une belle réalisation collective que comme l’exutoire solitaire d’un rappeur aux prises avec des furies tenaces. Pour apprécier les conditions de travail de M le Maudit et de ses comparses, et pour donner de la profondeur à l’écoute de l’EP, on ne peut que recommander le documentaire en cinq parties réalisé par Nova sur cette « famille du Dojo », qui constitue décidément l’une des formations les plus fécondes du paysage rap francophone.