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[Chronique] Maras – Sixième Verre

Ils sont nombreux les cadors des Rap Contenders, Word’Up et autres End of the Weak à avoir tenté la périlleuse traversée qui sépare les rivages rocailleux des ligues de battle de ceux, fantasmés, de l’El Dorado du rap game. Si certains disposaient indéniablement des outils nécessaires à se faire accepter par le public facétieux de ce côté-là du monde (on pense par exemple à Pand’Or et à son album Le Cul entre deux 16), d’autres ont fatalement fait naufrage au beau milieu de nulle part. Et si l’on vous parle aussi des destins souvent tragiques de ces champions, c’est que nous nous penchons aujourd’hui, tels les Dieux de l’Olympe captivés par le voyage d’Ulysse vers sa terre natale, sur le voyage entrepris par Maras sur les traces de ces prédécesseurs avec son premier EP solo : Sixième Verre.

Pour ceux d’entre vous que les Rap Contenders ou les End of the Weak ne passionnent pas, une petite présentation de notre héros du jour s’impose. Maras, se définit lui-même (dans le désordre) comme un slameur, auteur, rappeur et MC. Ce trentenaire surtout connu pour ses passages sur la scène des Rap Contenders où il fut souvent moqué pour sa fascination non-dissimulée pour le continent noir (un sort ironique le rendit originaire de Bordeaux !) est avant tout un bourlingueur ayant une belle brochette de scènes à son actif partout en Europe et en Amérique du Nord, ainsi qu’un passionné de rap et d’écriture. Fort de ses expériences, il nous emmène dans une courte odyssée de 22 minutes baptisée, dans laquelle nous nous sommes volontiers laissés embarquer.

Vous l’avez donc compris, cette chronique sera placée sous le signe du voyage. Pas parce que la grisaille ambiante nous donne des envies d’ailleurs, mais parce que derrière un titre que ne renierait pas Gérard Baste, Sixième Verre, l’EP de Maras, nous y invite sans cesse.

Où donc nous mène cette courte odyssée en neuf étapes ? À vrai dire un peu partout. Si les trois premiers titres, dont le puissant Prologue interprété par Nico K explorent des territoires musicaux relativement bien connus dans le rap français, Cercueil Marin (dont l’extraordinaire instrumentation est signée Koffi Enam et Leslie M.) nous transporte immédiatement près des rivages de l’afrojazz, Loup de la nuit nous téléporte dans la rust belt nord-américaine avec ses accents house, Sixième verre nous ramène sur la côte est avec son boom-bap bien senti, et l’Épilogue est interprété dans la langue de Goethe par Theresa Hahl, poétesse et slameuse allemande qui vous réconciliera sans aucun doute avec une langue que le monde entier s’accorde à trouver laide (allez écouter du néerlandais qu’on rigole un peu !).

Au-delà de la musique, Sixième Verre vaut le coup d’être écouté pour ses textes. L’un des points faibles commun à de nombreux projets des pros du battle est indéniablement l’incapacité des MCs à libérer leur écriture, sortir de leur personnage pour se projeter vers un public qui n’est peut-être pas celui du Cabaret Sauvage. Maras évite gracieusement l’écueil en proposant une variété de rimes et d’images enthousiasmantes par leur nombre et leur originalité. Décomplexé, le MC jongle entre réalité et fantastique, humour et gravité sans jamais tomber dans leurs excès que sont la vacuité ou le don de leçon. On retient particulièrement les performances que sont Loup de la Nuit et Suicide à deux. Le premier aurait pu être écrit par Disiz, et on aurait voulu voir figurer le second sur le dernier album de MC Solaar à la place de Sonotone. Mention spéciale également à Premier Verre, sorte d’énumération de hashtags à travers lequel Maras dresse un tableau bien noir de notre monde qui fait penser (toutes proportions gardées) au morceau fleuve d’IAM : La fin de leur monde.

Cela étant dit, Maras n’est pas le seul à s’illustrer. Ce dernier, tel que Jason le fit avec ses Argonautes, s’est entouré d’un fameux équipage pour sa traversée. Nico K interprète Prologue qui ouvre l’album, Esope se charge de l’Interlude. Avec Theresa Hahl évoquée plus haut, Adjo’a Sika vient compléter l’équipe vocale de l’EP avec sa belle voix noire. Sixième Verre en retire une essence collaborative, se transforme en un carrefour entre Europe et Afrique, entre le Rap, le Slam, le Jazz, et la House.

Dans l’ensemble, Sixième Verre est un projet d’une grande qualité, bien produit, surprenant à plus d’un égard. Maras se révèle techniquement efficace (sans mériter le qualificatif de virtuose cependant), intelligent et cultivé. Si sa déclamation souvent théâtrale peut donner une impression d’artificiel, c’est que Sixième Verre lorgne du côté du Slam, et peut-être même de celui du théâtre d’Eva Doumbia. Quant aux mauvaises langues, elles rangeront sûrement le projet dans la case « Rap pour bobos intellos », mais ce faisant, Sixième Verre sera à la place qui est la sienne, entre un album d’Oxmo Puccino et un EP de Disiz.

Et puisque nous avions commencé cette chronique en nous référant à Ulysse, il ne nous reste plus qu’à souhaiter à Maras le même succès dans son entreprise que l’homme aux mille ruses, dont l’arrivée sur les rivages d’Ithaque est pour lui, on le sait trop peu, le point de départ  d’un nouveau voyage…

Jacques Bonoberje

À proposJacques Bonoberje

J'ai découvert le rap français au Tegzas. Absolument.

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