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[Chronique] Rochdi – L’Exorciste Cénobite

« Je veux rappeler mes impuretés passées, et les charnelles corruptions de mon âme, non que je les aime, mais afin de vous aimer, mon Dieu. C’est par amour de votre amour que je reviens sur mes voies infâmes dans l’amertume de mon souvenir, pour savourer votre douceur… » Saint Augustin (Les Confessions)

Parmi ces gens-là, il y a d’abord celui qui recherche la beauté, la beauté parfaite qu’on ne peut atteindre, celle qui ravit les sens dans le rêve et ternit le réel au réveil. Et puis il y a l’autre, guidé par la morale, la transmission, l’orateur irritant de la prêche artistique. Chez ces gens-là, il y a le poète, rageur ou pompeux, peu importe, qui se cache de la mort. Il y a chez ces gens-là des hommes masqués, autrefois en quête de protecteurs et de faveurs royales, des imposteurs aujourd’hui réduits à servir de kleenex pour Oncle Sam ou Laurent Bouneau. Enfin, chez ces gens-là, il reste des irréductibles qui heurtent, bousculent et redéfinissent les frontières de la morale. Chez ces gens-là qu’on appelle les artistes, il y a Rochdi du groupe Krystal, un chien errant venu nous raconter ses aventures entre le ciel et les enfers avec l’album L’Exorciste cénobite.

« Regarder Satan, toujours dans les yeux, le cœur brûlé j’ai dû me résoudre à rencontrer ainsi Dieu ». Carnet de damné

L’exorcisme est un rituel religieux ayant pour but de chasser le diable ou une quelconque présence maléfique du corps d’un sujet possédé. L’exorcisme pourrait définir tout l’album et la fonction de l’écriture du rappeur, il est à la fois une violence et une libération. C’est pour cela que l’album s’ouvre avec un extrait du livre de l’Apocalypse de St-Jean (l’apocalypse étant le moment de la destruction mais signifiant surtout « révélation ») suivi de l’exorcisme d’Anneliese Michel qui a inspiré le film bien connu du même nom.

Le diable est partout, dans la structure de l’album (18 morceaux, trois parties de six : 666), il apparaît dans les titres (Malédiction 2, Carnet de damné), il promet la réussite professionnelle au moyen de pactes douteux « Pacte avec le diable, signature chez DefJam France » (Rime passionnelle), se niche dans l’apparat (Lamborghini diablo) et prend la forme de la tentation, du désir charnel dans le story telling Une nuit à Chinatown 2. Rochdi évoque la rencontre entre son ami et une gitane libidineuse qu’il va baiser copieusement derrière un buisson avant de se demander « Et si cette tass ‘ sortie de nulle part venait de lui refiler le dass’, et si c’était un trav ? (…)» avant la question fatidique « Et si cette nuit mon pote avait croisé le diable ? ». Ici la tentation est plus forte que la raison. Pas de capote, crachat de sang : des imprudences contrebalancées par « L’ivresse du sexe ».

« Une énième imprudence gratuite, voilà de quoi ma vie dépend » – Le martyre d’Osiris.

L’ivresse n’est jamais loin du sheitan, c’est elle qui pousse aux imprudences. Les passions sont portées à incandescence au fil des morceaux, le sexe en premier lieu et comme tout album de Rochdi qui se respecte, représente la première de ces tentations. Souvent grivois et non dénué d’humour, parfois sale, le pêché de chair est restitué dans son mode le plus impulsif et animal. Qu’il soit solitaire « J’me branle trois fois par jour, j’vais crever d’un cancer de la prostate » (Porno rap star 2) ou partagé « Délivre-moi de toute ma bile noire, la femme de Lucifer m’attend à poil dans un peignoir » (Rime passionnelle), le sexe est toujours ou presque accompagné du spectre de la mort. Un spectre qui rode dans les bouteilles d’alcool vides, « Parce qu’on ne chante pas vos refrains sirupeux, ivre d’hydromel givré j’m’endors dans un champ de pavots » (Le martyre d’Osiris), un combat contre les passions et contre l’excès quand le diable devient Dieu et qu’il réclame ses offrandes « Tu feras pas long feu avec la vie que tu mènes, Une dernière libation, j’pleure des larmes d’hydromel » (Le Dieu Thot). Pour Descartes, les passions sont les affections de l’âme par l’impulsion du corps. Dans cet album le corps est à lui seul un personnage récurrent, il s’enivre, ne résiste à aucune pulsion, et subit les dommages « De larges cicatrices ornent mes hanches », c’est le corps et ses impatiences qui entraînent la souillure de l’âme, et pas nécessairement l’inverse. L’âme avait un champ d’expression plus large dans un précédent projet du rappeur du 13ème, la Blue Tape, des instrus plus douces, la mélancolie, une quête d’amour, la présence du rêve. Les schémas traditionnels sont ici éclatés, ce qui nous poussent à nous interroger sur nous-mêmes et nos propres démons lorsque l’on écoute L’Exorciste cénobite.

Rochdi purge ses passions par la transgression morale et l’expérimentation des limites de celle-ci, l’expulsion du démon est violente, et non rationalisée. C’est toute la différence entre la confession et l’exorcisme. Le « Je » ne se revendique que pour lui-même, dans sa différence et non dans la recherche de la rencontre comme dans la Blue Tape. Toujours dans l’excès, ce regard porté exclusivement sur soi empêche de voir la route qui mène aux enfers « De la mangrove émerge Narcisse, en extase devant mes reflets jusqu’à ce que mon âme noircisse » (Le Martyre d’Osiris) « Pathétique miroir dis-moi qu’tu m’aimes » (Le dieu Thot). Dans ce sens, Rochdi vient s’approprier les souffrances des poètes, en utilisant le préambule d’Une saison en enfer de Rimbaud pour structurer le morceau Carnet de damné, puis en réécrivant la fin de l’Albatros de Baudelaire à la première personne dans le magnifique titre L’étoile d’Antarès. L’écriture, une faible lumière au milieu de ces ténèbres, apparaît déjà comme une réponse à ce pêché d’orgueil il écrit « Honte à moi » dans Malédiction et surtout « Cueillir les fleurs du mal, s’humilier pour faire souffrir son orgueil » dans Le Dieu Thot.

Le style de Rochdi : une brutalité raffinée. Un poète qui ne se regarde pas écrire, subtil mais pas précieux. On reconnaît avec plus de facilité la richesse d’une plume qui caresse, on associe la beauté d’une image à la sensualité qu’elle dégage, au raffinement qu’elle procure à celui qui la comprend. Dans L’Exorciste cénobite, la plume heurte, violente et transgresse. Le flow est brutal, la déclamation est une arme pour le rappeur, Rochdi explore chaque syllabe, conférant ainsi à chaque image sa brutalité la plus épurée, la violence est renforcée par sa manière de rapper pile sur le temps, de façon à mettre la rime en exergue, à bousculer l’oreille, une manière d’assumer pleinement des textes déjà cinglants. Le rythme est par la même occasion indispensable à la bonne déclamation d’un texte, certains accélèrent quand les syllabes se répètent pour varier leur flow (on peut dire que le texte va servir à élaborer le flow) alors qu’ici, il est dicté par le rythme du texte lui-même. Le martyre d’Osiris est sans doute le meilleur exemple.

Osiris est un dieu égyptien qui fut découpé en morceau par son frère Seth, des morceaux jetés dans le Nil puis reconstitués par sa femme Isis ; seul le sexe ne fut jamais retrouvé. Il y a trois dimensions importantes dans ce mythe : le morcellement, la résurrection, et l’emblème phallique (Osiris est représenté en érection et devient signe de fécondité). Tous ces éléments sont contenus dans cet album. Le morcellement tout d’abord, l’idée d’amputation revient fréquemment, elle constitue un outil dans la mise en beauté du mal, à l’image des film d’horreur et du fantasme de décapitation : « On a retrouvé mon corps découpé en trois ceaux-mor ». Le morcellement intervient aussi dans le style du rappeur, qui préfère souvent heurter par l’image, et par cela utiliser la mention de différentes parties du corps, « La lame du poignard s’enfonce dans l’œsophage » ; « Estomac vide avec une grande tumeur dans le foi » ; « La vessie pleine d’Hennessey »  il mentionne aussi les bras, les tibias, le lobe temporal, la gorge, les iris, la verge, la rétine, les dents, le crâne, les veines, la peau, sans bien entendu s’épargner les fluides corporels : bave, sang, sperme, urine. Le morcellement est important car au-delà de rappeler le mythe d’Osiris, il évoque la dispersion, la rupture, le sang, et bien sûr il est une caractéristique du diable, car diable veut dire « division ». Triptyque ordurier est d’ailleurs un son découpé en trois instrus différentes.

« J’m’enivre en enfer, j’agonise au paradis » – Le dieu Thot

La Blue Tape délimitait fortement la barrière entre le rêve et la réalité, entre la vie et la mort, ici ces barrières sont explosées. Rochdi évoque la résurrection « Hier je suis mort » ou encore « Je ressuscite sur la scène du crime », il parle même plusieurs fois de son cadavre mutilé au fond de la Seine (ici le parallèle avec Osiris et le Nil est évident), la mort est anticipée, voire dépassée. La progression de l’album montre par ailleurs que se vautrer dans le vice, explorer les limites de la noirceur, est une catharsis par la violence. Il n’y a pas de dénonciation explicite d’un monde violent, mais le résultat de cette violence s’exprime dans le sang d’un même sujet qui lui demande l’expiation. Rochdi éprouve du plaisir à raconter ces déchéances, ici commence l’esthétisme de l’horreur. « J’ai menti, j’ai trahi, j’ai été faible, crade et vil, les entrailles du Pandémonium, le vrai destin d’un rat des villes », il joue sur l’ambivalence entre la réalité et la fiction, les deux sont indissociables afin de créer une appréhension, d’interpeller l’auditeur. Ce doute, c’est ce que Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, détermine comme essentiel afin de créer la peur, l’angoisse. Rochdi le dit lui même dans une interview pour Noisey : « Ce que j’essaye de faire, c’est d’inclure les parties les plus hardcores du réel et de les injecter dans des passages plus fantasmés. Et on se rend compte au final que les choses hardcores sont souvent les plus réelles. » La déchéance et la soumission au diable n’a pourtant rien de définitif, plus l’album avance, plus la résistance prend forme, jusqu’au point d’orgue qui est l’acquittement par Le Dieu Thot, une réponse à toute l’esthétique de l’horreur déroulée sans fard jusqu’alors. Thot est le dieu égyptien du savoir et de l’écriture, et hormis la part d’egotrip de cette référence, on comprend alors que l’exorcisme de Rochdi se fait par l’art, par la rime. Le démon est expié « Qui t’es pour me faire la morale, le dieu Thot m’a acquitté ! », par ces mots, Rochdi donne une place toute puissante à l’artiste, une liberté totale quand bien même ses mots seraient contraire à la morale. Une définition de l’écriture exprimée dans le refrain « Dans un même filtre, le poison et l’antidote », à savoir l’expression de l’horreur, de la pulsion, du démon comme dans tout l’album, mais par son expression, sa libération…

Etienne Kheops

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"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

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