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[Chronique] Rochdi – Mélodies de la cave

« Hardcore comme voir ta petite sœur en train de se faire casser le dos par un gros porc
Quand tu tapes beurette sur youporn »

Torse nu et « visage de taulard », Rochdi éructe ces mots face caméra dans le clip Hardcore 2 en 2012. Beaucoup découvrent alors le rappeur de la rue Chevaleret et sa crudité déstabilisante. Contradiction fascinante pour les têtes fermées, le bonhomme est également titulaire d’un doctorat en philosophie de l’art. La plume « gracile comme les ailes d’un cygne » de Rochdi crache le sang et le sperme avec délicatesse et déverse sa matière à penser avec brutalité. Entre la quête d’absolu et d’élévation qui constituaient le socle de la Blue Tape et la nécessité d’une libération violente des emprises du diable qui a enfanté l’album L’Exorciste cénobite (chronique disponible ici) ; Rochdi, discret et sincère, nous livre aujourd’hui les Mélodie de la cave, qui rassemblent des morceaux réalisés entre 2003 et 2007 et finalisés ces deux dernières années.

Cet album met en relief le passage d’un jeune homme enivré au nectar de la candeur à celui d’un homme dessaoulé par le poison qu’est la lucidité. Entre ces deux états, il y a la poursuite de la sagesse et du savoir. L’esprit du rappeur est toujours prompt à se développer que ce soit au gré des rapports conflictuels avec ses proches « Bien sûr ça l’a fait souffrir mais aussi ça a fait s’ouvrir son esprit qui ne demande qu’à s’élargir » (Ma tête) ; des rencontres multiples « J’ai fait la cour auprès de mille et une femmes, fait l’expérience de tous les sentiments » (Chevalier du Désert) ou encore avec l’appui des livres « J’ai cherché la vérité dans les couloirs de la Sorbonne » (Nihil). Cette curiosité compulsive se couple à une sorte de révélation quasi divine quant à l’importance du savoir « il y a le paradis dans les méandres de l’esprit » (Enivrez-vous). Les références religieuses sont toujours clé dans les textes de Rochdi car elles permettent de dresser des oppositions, notamment entre Dieu et le diable, qui traduisent l’inconstance de la personnalité du rappeur. En effet, ce voyage intérieur vers la sagesse qu’entreprend le jeune poète débouche parfois sur le néant, l’impossibilité pour le savoir de donner des réponses aux questions existentielles, comme dans le sublime morceau Nihil. La curiosité de Rochdi se trouve être à l’image du tonneau percé des Danaïdes, symbole d’insatisfaction permanente et générateur de souffrance « Ce monde est absurde et la vie n’a pas de sens, sincèrement, il y a des soirs où je le pense ».

« Je ne suis qu’un grain de sable de passage
Je ne suis qu’un jeune philosophe éblouit par le mirage
De l’image du sage.
Hier encore j’croyais lire la vérité sur le visage d’une femme
Mais j’avais tort,
J’ai voulu être un homme et pourtant je n’suis qu’un porc. » Nihil

Rochdi conclut ce morceau sur le nihilisme par l’affirmation « J’ai donné un sens à ma vie ». Le sens de sa vie, c’est la création, il dit d’ailleurs « La poésie m’a sorti de l’abîme » (Nihil). En tant qu’auditeur, on peut être heurté par le style, ou rebuté par des productions pas vraiment dans l’ère du temps, on peut aussi préférer les démonstrations techniques, les flows alambiqués et divertissants, mais on ne peut que louer la sincérité artistique de Rochdi qui nous livre véritablement des parcelles d’âme à chaque projet. Les instrus mélancoliques sont un peu dépassées mais ont un souffle qui participe largement à créer une atmosphère cohérente et une immersion facile dans l’album. Les mixs sont propres mais pas révolutionnaires, les petites imperfections donnent un parfum de réalisme. Les prises de risques ne sont pas à chercher dans la forme, mais dans le discours du rappeur qui raconte ses angoisses les plus vives et ses faiblesses les plus destructrices. Tout cela sans jamais verser dans le victimaire ou la glorification de la misère. Quand on rappe le bancal, l’impulsivité, la possibilité de basculer dans la violence ou la folie à tout moment, la forme ne peut pas être carrée de bout en bout et léchée sous peine d’entrer en contradiction avec le fond « Le rap c’est dans le cœur pas dans les sapes, comprenez ça bandes de garces / Mélodie de la cave, mon son tu l’entendras pas sur sky’ / Nous on aime ça quand le son est crade, sale, de la prise de voix jusqu’à la basse / Je sais déjà que ça se vendra pas mais moi je m’en bat la race ! » (Rocheuse introduction). C’est un album organique, bourré de petits défauts qui sort pendant le règne de la musique cosmétique et hygiéniste.

« Il y a mes larmes dans ce mouchoir
Devant mes yeux j’ai un foulard,
Un mensonge qui m’empêche de voir
La vérité en face
Le miroir de mon âme est sale
Aussi froid que mon regard,
Ce soir j’ai envie de boire
De voir c’que j’ai dans l’estomac
La défonce envahit mon crâne
Le sky’ a inondé mon foie
Encore une fois
J’ai fait le choix d’agir comme un pauvre lâche » Simulacre

L’art n’est cependant pas tout puissant dans cet album, et c’est une différence notable avec l’œuvre globale de Rochdi. Le diable rode et les tentations mordent les mollets du poète qui marche vers la création «Ni Beethov’ ni Litz ne peuvent le secourir / Si le démon surgit Rochdi s’oublie » (Ma tête). S’oublier, c’est occulter la morale, les barrières, et se laisser aller à la dépravation. La dépravation est avant tout corporelle et entrave la liberté de l’esprit. Le philosophe anglais Thomas Hobbes ainsi que les matérialistes ne conçoivent pas la liberté hors de la raison, les passions sont pour eux des entraves « La notion de liberté doit être précisée dans la perspective d’une analyse mécaniste des passions ». La poésie de Rochdi est justement une poésie du corps et de la lutte contre son asservissement, il évoque l’alcool, la drogue et les femmes comme tentation « Mon âme est l’esclave d’un nombre incalculable de courtisanes » (Simulacre). La tentation assouvie va démolir la fierté de Rochdi, qui utilise beaucoup de métaphores animalières dégradantes pour définir son comportement dominé par les passions ; la tentation que l’on ne peut assouvir va elle entraîner une frustration encore plus destructrice. Par exemple, on peut évoquer la tentation de la femme irréelle, fugitive à l’image de la passante de Baudelaire que Rochdi croise dans ses rêves depuis le morceau Le cœur du poète en 2007 et qu’il évoque à de nombreuses reprises dans cet album « Les seules sirènes que je connais sont celles de la police / Les nymphes et les muses pour uniques directrice / J’aime une femme elle vient d’un pays onirique / Elle est plus belle que la femme d’Osiris ». (Chevalier du Désert).

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L’image ci-dessus est un tableau de Scheffer qui représente Faust et Méphistophélès (l’incarnation du diable) dans son ombre. La tentation est représentée ainsi depuis la bible : une créature démoniaque qui corrompt l’esprit humain trop faible et l’embarque vers le mal. Cette conception manichéenne est quelque peu réductrice de ce que peut apporter la tentation, qui est au cœur de l’album et plus largement de tous les textes du rappeur. Elle peut certes conduire à la folie « Cette folie n’a aucune limite, il tuerait n’importe qui » (Ma tête), mais elle est surtout la pièce maîtresse du libre-arbitre. C’est ce que théorise le philosophe danois Kierkegaard qui définit la tentation comme un vertige : à la fois effrayant et fascinant. La tentation, c’est l’infime instant pendant lequel tout peut basculer, elle ne représente pas la voie du mal, mais la curiosité poussée à l’extrême, le moment où le contrôle n’existe plus. Rochdi, qui se dit être « l’esthète le plus fin », a cette sensibilité accrue pour la beauté qui le rend plus vulnérable à la tentation féminine ; il est aussi curieux de connaissance comme nous l’avons déjà montré, et pour savoir, il faut dépasser ses limites, expérimenter l’envers de la morale. Ces sensibilités qui s’expriment tout au long de l’album font de Rochdi un poète, mais aussi une cible facile pour le diable. Cela justifie toutes les incursions religieuses et les références au démon dans toutes ses œuvres. Le morceau Hier soir j’ai rencontré le diable raconte ce dialogue entre le rappeur et le diable tentateur justement venu à sa rencontre. La tentation, au-delà d’être la marque du mal, est surtout la possibilité offerte au rappeur de choisir, d’exercer son libre-arbitre et de prendre un chemin « Je te laisse le choix, dans sept jours je reviendrai te voir ». La tentation, qui sonne comme une camisole, contraint au final le rappeur à exercer sa liberté, à exorciser ses doutes. Les cornes du diable tentateur cachent ainsi peut-être la grâce de dieu et ce peu importe la voie empruntée… « L’ombre ou la lumière, moi j’ai choisi la première ».

Etienne Kheops

À proposEtienne Kheops

"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

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