Voilà quelques années que la scène bruxelloise s’est imposée, aux côtés de celles de Paris, Marseille, Montréal, Abidjan ou Casablanca, comme une des plus dynamiques, hétéroclites et médiatisées du rap francophone. Au début des années 2010, plusieurs collectifs Belges ont participé à construire ce dynamisme, sur fond de boom-bap remis au goût du jour, le groupe La Smala en tête. Une décennie plus tard le paysage musical a changé. Les sonorités se sont diversifiées, les médias spécialisés et généralistes ont tourné leurs projecteurs vers Bruxelles, et les collectifs se sont un peu effacés derrière les carrières solos ou en plus petit groupe. Au milieu de cette scène recomposée, Seyté, pilier de La Smala, a dévoilé le 3 avril Libre, troisième EP solo en forme de pied-de-nez à la frénésie « des temps qui courent ».
Manieur de jeux de mots et rimeur hors pair, Seyté a souvent laissé traîner ses punchlines et sa voix singulière sur des instrus violon ou piano, exercice auquel il se livre encore avec talent et rigueur sur cet opus (Laisser ma trace ou Yesterday). L’artiste de BX prolonge également une dimension musicale développée sur La vie est belle, son EP précédent, avec une prédominance de la guitare acoustique (couplée ou non aux percussions boom-bap), instrument qu’il connaît bien et lui permet de maîtriser d’un bout à l’autre la réalisation de certains morceaux. Des notes mélancoliques de Ma jeunesse à celles, bien plus joyeuses et festives, de Sensitequila, l’usage de la guitare sert ici à élargir le spectre des émotions contenues dans les différents titres. Pour les prods qu’il n’a pas lui-même composées, Seyté a été épaulé par Itam, Kass, KilloDream – duo de beatmakers composé de Shawn-H et de Rizla – et par El Chileno, les deux derniers cités étant par ailleurs rappeurs et invités en featuring sur Laisser ma trace et Yesterday.
Dans Une chanson, Seyté rend un bel hommage aux chanteurs et chanteuses, paroliers et parolières, qui ont marqué la musique francophone au siècle dernier. S’il s’inscrit dans cette tradition musicale en tant que lyriciste soignant l’écriture sous tous ses aspects, le bruxellois a également profité de ce nouvel EP pour livrer des passages proprement chantés, sur le refrain de Ma jeunesse et sur De la musique. Cela introduit une diversité formelle bienvenue chez un artiste qui n’a plus à démontrer sa capacité à faire des « couplets de rappeur ». Seyté n’est par ailleurs pas le seul à chanter sur Libre, puisqu’il y a invité deux chanteuses : Maria Maeso sur la guitare ensoleillée de Sensitequila, et Zoé, qui marie parfaitement sa voix à l’atmosphère tristement insouciante de Pauvre monde.
Évoluant en marge des codes communicationnels et des réseaux médiatiques du Game, Seyté a su structurer autour de sa musique une communauté d’auditeurs qui suivent fidèlement son travail et son évolution. C’est sans doute à ce public que sont destinées, sur Libre, les références puisées dans les précédents projets du rappeur (« on est vulgaires et arrogants », « on connaît les pièges à loups, et les gars jaloux », « j’gratte ce texte avec le sourire aiguisé », etc.), une façon de dédicacer anonymement ceux qui donnent de l’écho à son rap depuis plusieurs années. C’est dans sa façon de jouer avec les mots et les syllabes que réside une des grandes forces du MC de Bruxelles, habileté qui a fait de lui un des rappeurs les plus appréciés des amateurs de rimes riches et autres « chercheurs de punchlines ». Sur cet EP, Seyté nous gratifie encore une fois de quelques éclats lyricaux (« On s’est pris pour des grands génies derrière des p’tits écrans », Ma jeunesse ; « Ils rêvent de Dior, de millions, mais n’ont pas la voix d’Céline », Une chanson), qui actionnent les zygomatiques lorsqu’on les identifie après deux ou trois écoutes.
Titre du son le plus populaire de La Smala, le vague à l’âme est un des sentiments qui imprègne le plus profondément la musique de Seyté, ce dernier entreprenant une nouvelle fois, sur Libre, de décrire « la déprime avec de jolis mots ». Au fil des titres, le MC promène son regard désabusé sur le fonctionnement des sociétés occidentales (« Une épargne, pension, une pièce dans un gobelet sale », Ma jeunesse), les petites impostures faussant les relations (« J‘oublierais pas les loux-ja, les big-up qui puent l’faux, les you-voi, les p’tits phrasés tout bas », Sensitequila) et ses propres faiblesses (« Chaque fois j’me relève en m’disant que j’aurais pas dû ber-tom », La petite voix). Seyté semble prescrire la musique comme remède le plus efficace pour maîtrise le spleen, sans pour autant disqualifier la fumée du tabac et les effets du « rhum, coca, citron vert ».
« Hier j’ai fait un cauchemar, y avait des rappeurs partout », Pas à nous
Le désenchantement du rappeur bruxellois s’exprime aussi dans son rapport au rap en tant qu’industrie musicale, porteur d’un système de valeurs ne trouvant nullement grâce aux yeux du smalien. Seyté rejette ainsi les certifications commerciales (« J’ferai pas disque d’or, regarde ma tête de shlag », Laisser ma trace) et la compétition (« Garde ta couronne, dans le cœur de ma plume je suis déjà roi », Sensitequila), assumant une position qui lui garantit une grande liberté artistique, même si une pointe d’amertume affleure dans certaines phrases (« Et puis j’peux dire d’la merde, y a personne qui m’écoute », Laisser ma trace). Le MC ne se contente pas de dénoncer les « Cayennes et les cahiers » dominant l’esthétique rap, mais plaide parallèlement pour une approche exigeante de la rime et de la musicalité, porté par une confiance inébranlable en sa plume (« Les heures défilent, en attendant que la dernière sonne je manie la rime comme personne », Pas à nous).
Les phrases de Seyté pointant les dérives de l’individualisme et des modes de consommation contemporains ont un écho particulier, alors que Libre sort à un moment où des milliards d’hommes et de femmes se confinent face à la pandémie en cours. Si le propos est parfois empreint de fatalisme (« Un jour on paiera cher pour c’que les hommes te font », Pauvre monde), le rappeur de BX semble surtout chercher à alerter, sans négliger la critique des rapports sociaux de domination : « Paraît qu’ils roulent en Merco ceux qui font la manche au feu rouge, et bah vas-y alors ! » (Ma jeunesse). Les positions écologistes de l’artiste sont d’autant plus percutantes qu’elles intègrent cette critique sociale dans la condamnation de l’état général du monde. A l’heure où l’engagement pour la planète tend parfois à devenir une caution pop pour certaines têtes d’affiche, il est par ailleurs bon de constater la permanence de ces convictions chez Seyté, quelques passages de Libre (« J’vais respecter la feuille, ne serait-ce que pour l’arbre qu’elle était ») répondant à des lignes de La vie est belle (« Ils ont rasé les forêts et toi t’écris d’la merde, tu gaspilles »). Si certaines expressions frôlent le poncif (« enfants de l’humanité il est grand temps de se réveiller »), l’humilité dont fait preuve Seyté est en soi une forme d’engagement précieuse, que viennent appuyer quelques formules bien trouvées, en forme de slogan.
« On a troué la couche d’ozone, déraciné les arbres, légalisez la beuh arrêtez d’fabriquer des armes », Pauvre monde
La liberté mise en avant par le titre de l’opus prend dans les couplets du bruxellois la forme du voyage, ce dernier apparaissant comme l’exutoire ultime face aux tourments de l’existence. Les notes de Sensitequila et les références aux pays ou à des traits culturels latino-américains qu’on retrouvent dans Libre confirment l’attrait du MC pour ces espaces et son goût pour les sonorités créées par leurs musiciens. L’intérêt paraît humble, sincère, et les auditeurs sensibles à la glorification du narcotrafic et de ses figures ne trouveront rien à se mettre sous la dent chez celui qui rappait dans Par le Sang « on ira où si nos modèles c’est Al Capone et Pablo Escobar ? ». Si le voyage-type évoqué dans La vie est belle prenait les traits d’une aventure un peu bohème (« J’ai mis ma dernière pièce dans un aller simple à Madrid », Milonga), il devient dans Libre un véritable antidote à la morosité ambiante et aux angoisses intérieures, comme Seyté le dit avec limpidité sur La petite voix : « J’ai b’soin d’un billet d’avion et pas d’une thérapie, (…) la routine c’est la mort, le voyage c’est la vie ».
Sur ce troisième projet solo, Seyté combine ses influences musicales et idéologiques pour créer un rap dense, intelligent, touchant et empreint d’humour. S’éloignant progressivement du statut de kickeur irrémédiablement attaché au boom-bap sous ses formes les plus classiques, le bruxellois semble parti pour construire une œuvre musicale atypique, à la fois accessible et foncièrement personnelle.