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[Chronique] Sheldon & Sanka – Bateau Bleu

Alors que Népal a pris la suite de Walter et ses T.O.C en faisant paraître KKSHISENSE8 sur les plate-formes le 23 septembre, retour sur l’opus proposé début août par Sheldon & Sanka, deux autres membres actifs de cette nébuleuse artistique hautement productive qu’est devenue, au fil des années, la 75ème Session. Cette collaboration fructueuse a accouché de huit morceaux fusionnant efficacement les univers des deux rappeurs, qui s’étaient déjà illustrés plus tôt dans l’année, avec RPG pour Sheldon et Before pour Sanka et ses acolytes Hash 24 et Vesti (également intégrés au fameux « Dojo » nord-parisien).

La force première de cet album réside dans sa cohérence, qui caractérise aussi bien l’ambiance musicale générale que les thèmes abordés. Concernant la production des huit titres, elle est avant tout familiale et réunit tout naturellement Sheldon (sur En Marche, Asperger et Petite Soeur), Yung Coeur sur Peinture Fraîche (on vous renvoie ici  à notre focus consacré à ce producteur particulièrement talentueux) et Shien, échappé du duo Foulques Nera (Rien savoir). A côté de ces habitués du Dojo qui multiplient les collaborations en son sein, Yanis Hadjar, membre de l’Ordre Collectif, gratifie quant à lui les titres Toupie, Bateau Bleu et surtout Atlantide de prods remarquables, ce dernier morceau étant probablement le plus plébiscité après la mise à disposition de l’intégralité de l’opus sur YouTube.

Instrus cloud et beat plus nerveux s’entrecroisent selon les morceaux, invitant les deux rappeurs à alterner entre kickage en règle et passages chantés. A ce niveau, l’utilisation de l’auto-tune sert plutôt bien le duo, notamment sur Bateau Bleu et sur Toupie, accentuant à bon escient la mélancolie contenue dans les textes.

Si on peut considérer les univers musicaux de Sheldon et Sanka comme assez proches, labellisés « 75ème Session » en quelque sorte, les textes proposés dans leurs précédents projets pouvaient montrer quelques divergences. Là où Sanka tend à parler assez directement de ses problèmes existentiels, Sheldon recourt à un rap plus imagé où dominent les métaphores, notamment autour des jeux vidéos. Or les deux rappeurs sont parvenus, constat jouissif, à conserver leur identité textuelle tout en donnant à chaque morceau une couleur spécifique, un peu grâce aux très sympathiques visuels de Sijenesuispala, mais surtout grâce à la convergence quasi-naturelle des deux MCs sur un certains nombres de thématiques.

Les deux membres du Dojo se retrouvent sur un sentiment majeur, celui d’un profond malaise vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent, ou plutôt dans laquelle on leur propose de vivre. Malaise si profond qu’ils semblent le considérer comme un trouble mental, puisqu’on décèle sans peine dans le titre Asperger des aspects autobiographiques. Principales cibles du duo, le système éducatif et le monde du travail, « les exams et les patrons », apparaissent dans l’album comme les fondements de ce que les rappeurs rejettent. Mais Sheldon et Sanka savent changer de tons. La critique de l’école, désabusée (« j’suis en seum depuis le CP », Bateau Bleu), laisse place sur En Marche à une charge davantage ironique contre le monde du travail et contre ceux qui se plient à ses règles. Quand Sheldon déclare avec aplomb « si j’avais un job j’pourrais pas retrouver l’Atlantide », il s’agit d’un beau pied-de-nez à l’encontre de ceux qui poussent la jeunesse à s’insérer dans des carcans professionnels aseptisés. Un refus de traverser la rue, en somme. Dans un tout autre registre, la phrase permet aussi d’opérer un renvoi à un autre morceau du projet, renvoi que l’on trouve à plusieurs reprises dans l’opus (Sanka réfère également à l’Atlantide dans Peinture Fraîche, Sheldon se dit atteint du « syndrome de la toupie » dans Rien Savoir et effectue des rappels plus explicites à la fin d’Asperger), contribuant à affermir encore un peu plus sa cohérence.

« L’ambiance est parisienne » lâche Hash 24 à l’occasion de la dernière Grünt Session qui a réuni autour de Sopico la plupart des membres du Dojo. Force est de constater que Bateau Bleu ne déroge pas à cette atmosphère. Mais si certains rappeurs de la capitale livrent de Paris une vision élogieuse, ce n’est pas le cas ici, où la ville apparait comme une cause du malaise des deux rappeurs. Ce dégoût vis-à-vis de la société urbaine s’exprime surtout sur Rien Savoir (sans doute le titre le plus sombre du projet), mais aussi par petites touches dans d’autres morceaux, sur Peinture Fraîche par exemple où Sheldon ne décrit pas franchement un décor de carte postale : « On a tous horreur de la ville / ici les fruits ont l’odeur de la pisse ».

Comment faire alors pour échapper au mal de vivre causé à la fois par la « voisine un peu raciste » et par le métro parisien où « personne ne te décroche un sourire » ? Le voyage, incarné par ce bateau bleu en origami, apparaît comme un premier échappatoire. Mais attention, les voyages fantasmés par Sheldon et Sanka ne se limitent pas aux destinations Booking. Chez eux l’aventure est spirituelle, métaphorique quand il s’agit de retrouver « son » Atlantide, ou virtuelle à travers les multiples références de Sheldon à l’univers des jeux vidéos (toutefois moins nombreuses, naturellement a-t-on envie de dire, que sur RPG). Véritable hymne à l’évasion, réelle ou mentale, le titre Bateau Bleu tranche avec la noirceur présente sur d’autres morceaux et ouvre le duo à un autre registre.

Pour combattre le malaise social, les deux membres du Dojo semblent également miser sur la famille, dans son acception la plus large. Véritable condensé d’amour fraternel et d’incertitudes, le titre Petite Sœur est sans doute celui sur lequel le duo se livre le plus. Ils y assument notamment la difficulté de jongler entre un rôle de grand frère protecteur et la crainte de voir leur cadette s’émanciper vraiment. Mais comme le souligne en particulier Sanka, la famille biologique peut aussi être source de problèmes, de désillusions. C’est pourquoi l’ultime refuge, l’exutoire qui ne fait pas l’objet d’un morceau spécifique mais irrigue en réalité l’ensemble de l’album, c’est le groupe, le large clan familial que constitue le Dojo. Les backs de M le Maudit distinctement audibles sur Peinture Fraîche le montrent : les membres de la 75ème Session créent en équipe, partagent leurs projets, s’influencent mutuellement. Il est intéressant de noter que les passages un peu égotrip de l’album correspondent en réalité à un égotrip « collectif » : « tes potes ils rappent, moi ils l’font bien », « vu les gens que j’fréquente, je compte faire bien plus que la moyenne ».

Nouvelle pierre à l’édifice musical du Dojo, Bateau Bleu est le rejeton réussi de deux rappeurs qui ont su se mettre au diapason l’un de l’autre. D’une part, il permet de découvrir avec plus de profondeur le personnage de Sanka, et de l’autre, les huit titres donnent un nouvel aperçu des talents de Sheldon, à la production ou derrière le micro. Face à l’attente de plus en plus forte suscitée par son projet Lune Noire, annoncé de longue date, Sheldon a affirmé sur Facebook qu’il n’allait pas l’oublier. Nous non plus, d’autant qu’avec son apparition aux côtés de Venlo sur le très bon Emeute (qu’il a en partie produit), l’artiste continue d’attiser notre impatience.

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