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[Chronique] Toan : Entre la vigne et la mer

La minutie des orpailleurs est admirable. Munis d’une bâtée et armés de patience, ces chercheurs d’or filtrent les eaux des rivières avec délicatesse pour dénicher de petites pépites jaunes. Toan est de ces orpailleurs, muni d’un stylo, guidé par la passion et armé d’humilité. La pépite qu’il nous livre se nomme Entre la vigne et la mer, et nous embarque pour un voyage sur un fleuve à flow doux, dominé par le soleil espagnol.

« La mer, la vigne sont mes amarres, mon port d’attache
Rhizomes dans le sol, je reste appelé par le voyage
Entre mon père et ma mère, entre la vigne et la mer,
J’ai grandi.
Entre Méditerranée Minervois et Corbières, j’ai grandi. » Entre la vigne et la mer

L’écriture du rappeur de Marseillette, exilé dans la grisaille parisienne, crée des correspondances entre les sentiments intérieurs et l’observation de la nature. Une poésie singulière émane alors de ce contraste et emmène l’auditeur vers un voyage au cœur des éléments. On apprend à observer l’environnement d’un œil nouveau, on emprunte les dédales de l’histoire (El Silencio), les paysages du sud (Entre la vigne et la mer), on rencontre les Femmes du monde. Psychologue de profession, Toan nous livre ici des morceaux intimistes, mais jamais narcissiques ou confidentiels : c’est tout le talent du MC, nous parler de lui à travers les autres.

Ce talent d’écriture est sublimé par la musicalité de l’album, entre des prod hip-hop pures et dures qui font office de présentation (Boombap) ou d’interlude technique (Radio Marseillette) et des sonorités latines que Rocca n’aurait pas renié. J’en profite pour saluer le travail de Vincha, producteur de l’album, et de tous les musiciens, dont DJ Pone et ses scratch qui nous replongent dans les entrailles des 90’s. L’utilisation des instruments est brillante car elle facilite l’immersion dans le récit. Les couplets sont aérés, et ponctuées de notes étirées, douces, qui collent à l’esprit de progression de la narration. Les refrains convoquent, eux, des instruments avec plus de hauteur à l’image de la trompette dans Le cortège, un morceau dont la saveur est donnée grâce à l’équilibre entre le récit de souvenir et la pudeur. Ces refrains marquent une pause dans le récit pour laisser de la place aux pensées plus synthétiques sur les sujets abordés. Encore plus mélodieux, les refrains sont un délice en espagnol, rappés par Toan dans Abuelo Bandido ou chantés par sa sœur Olivia Ruiz dans le magnifique El silencio (mention spéciale pour ce morceau où Toan rattrape le silence familial à propos de l’exil des espagnols ayant fui la dictature de Franco, dont nous fêtons cette année le quarantenaire de la mort)

 

Un morceau parmi les autres a retenu mon attention : Consommacteur, car là encore, l’équilibre entre dénonciation et recul sur les événements est parfaitement trouvé. On tient un morceau engagé sur notre société de consommation, qui fait naître des désirs futiles et gomme petit à petit notre indépendance et notre libre arbitre dans les domaines de la vie quotidienne: la santé, la nourriture, les technologies… Et si chacun est conscient des dérives inhérentes à la mondialisation, peu se placent en rupture par rapport  à ce système. Toan, « fais sa part », à l’image de la légende du colibri (ici) chère à Pierre Rabhi, dont l’un des discours est samplé dans le morceau.

« J’crois pas que l’on renverse leur économie de marché
Mais choisir de bien s’informer c’est leur mettre un coup de pied
Je rêve de décroissance, de régionalisation
Balayer devant sa porte c’est le début d’une action » Consommacteur

Toan prend l’auditeur par la main pour l’emmener dans son voyage intérieur. Son doigt pointe la profusion de couleurs d’un sud natal, le filtre noir et blanc des archives de la Retirada, la vie d’un grand-père charismatique, les bons souvenirs d’un mouvement hip-hop à son apogée (Rap Story). La paume de sa main s’ouvre et on lit entre les lignes, le cheminement de son envol entre la figure paternelle et maternelle, les cicatrices d’une rencontre avec la mort. Puis sa main se ferme pour brandir le poing haut, on se révolte contre un système qui efface les êtres, on se met en garde contre le vice de La jalousie. Enfin, on sort grandi de ce voyage intérieur, avec pour seule envie de serrer chaleureusement la main du chef d’orchestre pour ce moment d’évasion.

Allez-vous procurer cette pépite (ici) pour la qualité des textes, la qualité de la musique, l’intelligence du propos, et parce que l’intégralité des bénéfices sont reversés à l’association artsetsolidariteinterculturelle.

Etienne Kheops

À proposEtienne Kheops

"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

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