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[Chronique] Varnish La Piscine – Le regard qui tue, un film (noir) auditif ?

Ces derniers temps, l’ouïe, l’un des cinq sens les plus négligés, semble avoir repris ses lettres de noblesses dans notre société. Alors qu’au tournant du XXIème siècle, la mort de la radio au profit de la télé semblait ainsi inévitable, ces dernières années ont vu émerger le podcast comme le média tendance du moment. Dans le même mouvement, les sciences sociales se sont emparées de l’objet sonore pour en faire un nouveau champ scientifique privilégié : les sound studies. Comme pour inverser le primat que le visuel a longtemps eu sur l’auditif, on y pense des notions comme celle de « paysage sonore », désignant ainsi l’environnement sonore immersif qui nous entoure à un certain moment. Face à cette invasion du sonore, il était logique que celui-ci réinvestisse également le champ de la fiction, avec de véritables films auditifs. C’est ce que nous propose le producteur suisse Varnish La Piscine, proche des XTRM BOYZ (Slimka, Makala, Di-Meh),  dans son dernier projet en date, qui nous invite à réfléchir à notre pouvoir de voir.

Rappelez-vous les cassettes pour enfant que vous écoutiez quand vous étiez jeunes, rappelez-vous ces CDs de la bibliothèque municipale dont vous réécoutiez les récits en boucle, sans jamais pourtant vous en lasser, car si l’histoire se répétait, elle ne cessait pas pour autant d’irriguer votre imagination. Varnish nous propose dans Le regard qui tue de replonger dans la saveur pittoresque de ces histoires de l’enfance. Mais son ambition est bien plus grande : Varnish veut faire un film, un film à lui, loin de l’univers de ses autres copains suisses. Tout comme des films sans le son existent, des films sans images peuvent bien exister, tant que le mouvement (le kinéma) est là. Varnish veut faire un film, un film plein de mouvements, mais un film que l’on voit par les oreilles.

Dès lors, il faut penser ce projet comme tel, et non comme un album de musique. Sa pochette est une affiche, avec ses pliures ; ses featurings sont des rôles ; et ses différents morceaux sont des scènes, dont la première est évidemment celle du générique. Et comme tous les génériques, le morceau plante le décor : Monaco, et une femme fatale au regard qui tue, jouée par Bonnie Banane, véritable Kim Novak dans Vertigo. Le décor esthétique est aussi planté : tout au long du projet, l’auditeur va être plongé quelque part entre la lumière de la west coast trop souvent négligée par nos jeunes rappeurs français obsédés par l’obscurité d’Atlanta et de Chicago, l’élégance des productions et des violons des Neptunes, et le sens des morceaux aux constructions bizarroïdes d’Odd Future  ainsi que leur humour à la fois pince-sans-rire et enfantin.

Varnish tire les ficelles du film avec savoir-faire. Le projet n’est ni celui d’un rappeur, ni celui d’un producteur. C’est celui d’un réalisateur. Varnish n’enregistre pas seulement des prods. Il enregistre des bruits de pas et de bagarre sur Routine. Il pousse à fond le canon à brouillard sur le ténébreux Bad Boy, tout droit sorti d’un Hitchcock, ou d’un film policier français des années 70 dont la B.O serait composée par François de Roubaix. Et puis, il allume la boule à facette sur le génial Face to Face, sa basse funk, et ses violons disco. Et ainsi, en véritable architecte, il crée un vrai paysage sonore, sans avoir besoin de clips superficiels. Une boucle infernale de piano désaccordé sur FFFLASHBACK !! suffit à voir un bar fumant, sulfureux et puant le whisky, alors pourquoi s’embêter avec des caméras ?

Le regard qui tue n’est pas seulement un album qui nous en met plein la vue, avec son suspens à couper le souffle (on ne vous spoile pas). C’est un album sur la vue. Sur ce que l’on ne verra pas, sur ce que l’on ne peut pas voir, sur ce que l’on voit sans faire exprès, sur ce que l’on peut voir avec les oreilles, sur ce qui tue dans notre regard, sur ce qui tuera notre regard. Gabrielle Solstice (le personnage joué par Bonnie Banane) nous assassine avec son regard, Varnish La Piscine fait naître des visions dans nos oreilles. Mais au final, chez celle qui tue, comme chez celui qui donne la vie, le thème est le même : le pouvoir des visions. Celles que l’on a avec les yeux, comme celles que l’on a avec les oreilles. Alors, prêts pour l’expérience ?

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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