Le rappeur en général, comme Camus, est donc dans la démarche omniprésente de se mettre au service des siens et du peuple. Il est le « haut-parleur », la « voix des sans voix » ou encore celui qui dans son « je » porte les souffrances de « tous ». Pour cela, son art ne doit pas être inaccessible mais, au contraire, ouvert à tous. C’est bien ce que signifie Camus quand il dit que l’artiste se doit de « parler du et pour le plus grand nombre » et de « traduire les souffrances et le bonheur de tous dans le langage de tous ». Ce travail sur le langage révèle proprement toute la dimension « populaire » de l’œuvre camusienne qui s’est toujours attaché, à travers un style simple et limpide, à rendre intelligible les pensées les plus périlleuses d’une philosophie fondamentalement humaniste.
« Non pas que nous soyons violents ou vulgaires par nature, c’est bien même souvent le contraire. C’est que beaucoup d’entre nous ne disposent souvent que d’un nombre restreints de mots pour exprimer de manière la plus juste ce qui bouillonne dans nos poitrines, peu de gens peuvent saisir réellement l’abîme de cette béance, une sorte de no-man’s land entre l’émotion et son expression » (La pauvreté et la lumière, L’Art et la révolte, Abd Al Malik)
La pertinence d’un parallèle entre la conception artistique d’Albert Camus et celle du hip-hop doit alors s’appuyer sur un rap dit conscient et cela ne représente pas la totalité de la discipline. Souvent qualifié de rappeur intello, reconnu par les Victoires de la musique pour son slam et par le prix Edgar Faure pour la littérature, Malik est souvent considéré dans le milieu du rap comme trop consensuel et politiquement correct pour prétendre représenter un rap contestataire. Médine dans son livre Don’t Panik en collaboration avec Pascal Boniface indique en effet qu’Abd Al Malik « représente la projection du fantasme des médias. Et, à certains égards, se complaît à cette image. Son discours n’est pas destructeur, donc il ne constitue pas une mauvaise représentation. Mais il ne provoque pas suffisamment le débat et ne rien faire, c’est déjà un peu mal faire. Il est un peu le soldat suisse, considéré comme combattant engagé mais qui n’appelle jamais au combat. Son instrumentalisation agace les rappeurs car il n’y a aucune réaction de sa part pour se défaire de cette représentation commode. Or le propre du rappeur, c’est de refuser de se soumettre à l’industrie musicale qui tend très souvent à formater les artistes dans une démarche purement commerciale. »
Si Abd Al Malik dit être un observateur engagé, c’est qu’il veut être artiste comme celui qui pose des problématiques à la société et qui vient apporter de la nuance et de l’intelligence à celle-ci. Comme Camus qui livrait dans ses Actuelles la dénonciation des faits de son temps, le rappeur proteste aujourd’hui dans son micro. Un artiste engagé ne peut être décontextualisé ou extrait de son environnement car c’est la matière singulière sur laquelle il s’appuie pour évoquer quelque chose de plus universel.
Bien que Camus soit extérieur à toute religion Abd Al Malik puise un certain nombre d’analogie entre sa pensée et celle de l’écrivain. En effet si le rappeur a embrassé l’Islam, et plus particulièrement le soufisme, c’est avec beaucoup de clairvoyance qu’il a su déceler la spiritualité d’un homme sans cesse tourmenté par la quête du bonheur et de la liberté. Car oui, c’est en réalité l’amour de la liberté qui réunit les deux auteurs par-dessus tout. C’est ce que signifie d’ailleurs Abd Al Malik dans la postface de son roman L’islam au secours de la république au sujet de l’engagement artistique. Il cite Camus qui disait, en substance, que « cet engagement n’a de sens que parce qu’il est libre. Et que si cela devait devenir une loi, un métier ou une terreur, il n‘y aurait justement plus aucun mérite.»
C’est donc au nom de valeurs et principes humanistes que les deux artistes trempent leurs glaives dans l’encrier. De la même façon que Camus s’est indigné contre les atrocités barbares de son temps en faveur des exilés espagnols ou encore des victimes du stalinisme, c’est après les attentats du 11 Septembre que Malik s’est donné pour mission de défendre certains principes au nom des droits de l’homme et des valeurs qui sont aux fondements de la république française. Cette actualité de l’artiste et son engagement au quotidien relève proprement du rôle que doivent jouer les rappeurs dans notre présent trouble et confus. Ce besoin d’esprit critique et d’audace étant au cœur même du lien qui unit Camus aux rappeurs, il paraît bon de rappeler la responsabilité primordiale de l’artiste dans la société au travers de ce parallèle osé. Car tant qu’il y aura des choses à dire, l’artiste les dira et peut-être que le rap et « la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme. »