« Quitter l’bâtiment » ou rester y « allumer sa weed » ? Tel est le dilemme suggéré par l’écoute croisée des refrains de Maes et de Niska sur deux morceaux portant le même titre, Bâtiment, sortis à moins d’un an d’intervalle. Parfois réduit à son hall, sa cave ou son toit, le « bât » est cité à d’innombrables reprises dans les couplets des rappeurs français, aussi bien comme un territoire revendiqué, « représenté » (comme le sont également, de façon régulière, le quartier, la ville ou le département), que comme un lieu repoussoir, symbolisant le désengagement de l’État et les problèmes sociaux en découlant.
La récurrence du terme dans les morceaux de rap français, l’omniprésence du thème dans la musique de certaines têtes d’affiche, notamment PNL, et l’émergence du « Bât 7 » du Parc aux Lièvres à Évry comme place forte du rap essonnien soulèvent une interrogation principale : le bâtiment est-il devenu le territoire-roi chez les rappeurs de l’Hexagone ? Au-delà de cette question, cet article a également pour but d’analyser, à travers les textes, le rapport que les MCs entretiennent avec « l’immeuble », espace qui provoque chez les artistes l’expression de sentiments très différents d’un morceau à l’autre, tantôt positifs, tantôt négatifs, parfois en contradiction dans l’œuvre d’un même rappeur.
Du matricule au bâtiment ?
L’ancrage local des rappeurs français, longtemps considérés dans les sphères académiques et médiatiques comme des « portes-parole » de la jeunesse des banlieues populaires, a fait l’objet de plusieurs travaux de recherche depuis les années 90 (voir ici). Souvent centrés sur l’appartenance revendiquée par les rappeurs à un quartier, une ville ou un département (par exemple : la Scred Connexion à Barbès, le Secteur Ä à Sarcelles, la Mafia K’1 Fry dans le Val-de-Marne), ces travaux ont rarement pris en compte le bâtiment comme échelle d’analyse. Cela s’explique peut-être par le fait que l’explosion du nombre d’allusions au « bât » comme territoire revendiqué par les rappeurs est un phénomène récent, survenant à un moment (toute fin des années 2010) où les relations rap / espace local semblent susciter moins de questionnements, dans les sciences sociales et dans les médias plus ou moins spécialisés.
« Loin de nous l’idée de poser le discours rap comme foncièrement expert du fait urbain, mais plutôt de le prendre comme un discours critique et subversif, sensible et métaphorique tout aussi pertinent, si ce n’est autrement pertinent, que le discours scientifique classique des théoriciens et praticiens de la ville », Simon Koci, « La ville sous les haut-parleurs ou le rap comme critique urbanistique et paysager », Environnement Urbain / Urban Environment, 2014.
Si les références au bâtiment ou à ses parties communes se sont multipliées ces dernières années, cette petite unité territoriale était déjà mise en avant par les rappeurs dans les décennies précédentes. Les différents ressentis par rapports à ce cadre de vie, entre rejet et appropriation, ont émergé précocement dans les textes de rap français, d’IAM décrivant avec amertume les bâtiments aux « jolis noms d’arbres » à Rim’K, AP et Mokobé, choisissant comme nom de groupe le numéro de l’immeuble dans lequel ils grandissent. L’expression d’une relation « amour-haine » entre les MCs et les bâtiments qu’ils occupent peut donc être repérée dès la fin des années 90′. Le point de crispation s’articule surtout à l’époque autour des politiques de rénovation / destruction de nombreux logements HLM, les textes des rappeurs reflétant les sentiments contradictoires des populations résidentes (on peut penser à Ideal-J déplorant dans Le ghetto français les « immeubles délabrés ou soi-disant rénovés », mais aussi au Rat Luciano, exprimant dans Derrière les apparences l’attachement des habitants des quartiers populaires à leurs logements : « On aime ces vieux immeubles qui pourrissent »).
On trouve également un certain nombre de mentions analogues dans le rap français des années 2000. Le contraste entre lassitude et fierté d’habiter un bâtiment au sein d’une banlieue populaire se perpétue, chez Sinik par exemple, qui dénonce le fait qu’on « étouffe dans nos immeubles appauvris en CO2 » (Trop pour un seul homme), mais célèbre également le multiculturalisme y régnant : « Africains, Portugais, Maghrébins, mon bâtiment c’est la Coupe du Monde » (Blanc bec). Si les textes évoquent déjà la fréquentation du hall et l’appropriation du bâtiment (on peut penser à La Fouine ou Rim’K évoquant les tags laissés dans les cages d’escaliers), « le bât » reste mentionné de manière assez secondaire, éclipsé par les multiples références aux matricules départementaux, usitées au point d’intégrer la panoplie « clichée » du rappeur. La revendication du bâtiment comme territoire d’appartenance majeur s’engage à partir du milieu des années 2010 (on tentera plus loin d’en dégager certaines causes), si bien qu’entre novembre 2018 et novembre 2019, 6 morceaux portant le titre Bâtiment sortent sur les projets de différents artistes.
Cette déferlante d’allusions au « bât » ne balaye toutefois pas l’expression d’autres ancrages locaux. Le département reste par exemple un territoire de référence, comme en témoigne notamment l’entreprise de Sofiane de réunir, en 2018, plusieurs rappeurs de Seine-Saint-Denis sur l’album 93 Empire. Par ailleurs, on trouve dans de nombreux opus et morceaux l’expression d’ancrages superposés. On trouve ainsi un morceau intitulé Dans le bât (réunissant Sofiane et Dabs) sur 93 Empire, ou bien, clôturant le dernier album de PNL, un hommage à des territoires d’échelles diverses, de la « cave » à la ville d’Évry, en passant par le « bât C » (La misère est si belle).
« Avant il y avait un rappeur par ville, là il y en a un par étage d’immeuble », Dosseh (Mouv’, Sélection Rap, 16 février 2019)
Cette phrase de Dosseh, référant à l’augmentation exponentielle du nombre de rappeurs durant la décennie 2010, donne une clé de lecture pour comprendre la recrudescence chez les rappeurs des identifications et dédicaces au « bâtiment ». D’une part, revendiquer une appartenance à un bâtiment en particulier peut permettre à un rappeur de poser à côté de son nom une sorte de « label » garant de crédibilité et d’authenticité (comme l’a longtemps permis, et continue en bonne partie de le permettre, la mention du matricule départemental), comme le font par exemple Koba la D, Bolemvn et les autres rappeurs du Bât 7 d’Évry. D’autre part, dans une scène rap, notamment francilienne, où la concurrence s’exacerbe du fait de l’apparition continuelle de nouveaux artistes, représenter son bâtiment est un moyen de s’ériger en porte-étendard de ce dernier et fédérer autour de soi, en un collectif soudé, les individus qui fréquentent cet espace.
Cette seule approche par le prisme de la tension démographique dans le rap ne suffit probablement pas à expliquer l’émergence à grande échelle du bâtiment comme espace cité et revendiqué par les rappeurs. Il faudrait également examiner des facteurs affectifs, identitaires, dont l’analyse est limitée dans le cadre d’une simple sociologie des œuvres. Des liens pourraient également être faits avec le déploiement de politiques urbaines de rénovation (reprenant en vigueur depuis début 2019) se traduisant toujours par des destructions d’immeubles susceptibles d’accentuer les sentiments d’attachement aux bâtiments menacés.
« Quitter l’bâtiment »
Si les artistes de la scène actuelle parlent souvent de leur immeuble en évoquant le simple fait d’ « être dans le bât », certaines références au bâtiment fournissent davantage d’informations quand au rapport entretenu avec ce territoire spécifique. Parmi elles, un bon nombre expriment la lassitude, la colère voire la haine que les rappeurs associent à leur cadre de vie, et plus particulièrement au bâtiment qu’ils occupent ou ont occupé. L’amertume des MCs est essentiellement cristallisée par l’état des constructions qui abritent une partie des classes populaires françaises, et par le mode de vie découlant de la fréquentation du bâtiment et de ses parties communes, territoires à part entière d’une échelle plus réduite encore.
Comme on a pu s’en apercevoir plus haut, la dénonciation du délabrement et de la tristesse de certaines tours et barres d’habitations dans les quartiers de Grands Ensembles a surtout été portée par les rappeurs dans les années 90 et 2000. Parmi les qualificatifs utilisés pour décrire ces immeubles, les adjectifs « gris » et « sale » reviennent à plusieurs reprises, comme revient aussi le sentiment d’être enfermé, encerclé par les blocs de béton (« T’ouvres ta fenêtre, t’as un bâtiment qui t’bute la vue, juste en face », Rim’K, Chef de famille). Les politiques de rénovation ne semblent pas avoir bonne presse pour autant chez les rappeurs, perçues si on se réfère à des textes d’IAM ou du 113 (Demain c’est loin, Les Princes de la ville) comme de simples opérations de communication, annonciatrices de destructions d’immeubles vécues comme des manifestations de violence étatique (« Rien d’risible, vu que l’État rase l’immeuble », Jeff le Nerf, La vie et l’son (ft. Lacraps)).
« Le temps est sourd-muet, il rend aveugle, il fait sa vie même quand tu bugues en bas de ton immeuble », Rohff, Le temps passe
Au-delà de l’exiguïté des logements ou de la détérioration du bâti, la volonté exprimée par certains rappeurs de « quitter l’bâtiment » est étroitement liée au désir de mettre à distance un quotidien marqué par l’ennui, la tension et la précarité. Beaucoup de MCs ont en effet associé dans leurs textes leur bâtiment et un mode de vie consistant à « tourner en rond » (« Je perds mon temps devant la lettre A de mon bâtiment », Lunatic, Le silence n’est pas un oubli), participer ou assister à des trafics de plus ou moins grande ampleur, qu’accueillent le hall ou le sous-sol de l’immeuble, et être confronté au quadrillage et à la brutalité de la police. Dans l’Intro de son premier album, Rémy dresse le portrait de bâtiments dans lesquels « c’est sévère, y a la pauvreté qui sévit » rappelant ainsi que la paupérisation de certaines banlieues se manifeste à l’intérieur des immeubles, où les situations précaires sont difficilement dissimulables (ce qui peut être à l’origine d’un profond malaise, mais aussi d’un esprit revanchard : « Rappelle-toi, c’est moi, la famille pauvre du bâtiment 4 » Hornet la Frappe, Avec des si). Le morceau qui décrit cet univers et le progressif ressentiment qui l’accompagne avec le plus de justesse est sans doute La cage d’Hugo TSR. On y retrouve en effet bien des éléments descriptifs négatifs (vétusté, « guerres » qui y naissent, sentiment d’enfermement) employés par d’autres artistes pour dépeindre leur vécu dans une partie commune matérialisant parfois le bâtiment dans son ensemble.
Le MC du 18 dévoile en fin de titre l’ambivalence du rapport entretenu avec la « cage d’escal’ », entre amour et détestation (même si dans ce cas précis la seconde émotion semble prendre le dessus), ce qui doit nous pousser à également examiner les marques d’attachement formulées par les rappeurs français envers le « bât » les abritant ou les ayant vu grandir.
Fierté, identité, sociabilité
Beaucoup de rappeurs, qui peuvent par ailleurs adopter dans d’autres morceaux un discours critique vis-à-vis du « bât » et de l’univers qui lui est associé, donnent à voir dans leurs textes ou leurs clips un sentiment de fierté vis-à-vis de leur bâtiment. Cette fierté trouve à s’exprimer dans un double mouvement. Certains artistes renversent ainsi le stigmate en décrivant leur immeuble et ses résidents comme un espace riche en relations humaines et en potentiel, ensemble dont ils s’érigent en représentants (c’est notamment ce que font les rappeurs du Bât 7 à Évry, mettant en avant leur tour comme un vivier de talents devenu pôle incontournable dans le rap français : « Le septième bâtiment gagnant pas K.O. », Bolemvn, Carrément Gang). Dans l’autre sens, certains rappeurs expliquent dans leurs sons être devenus, grâce à la musique, la fierté de leur immeuble (on pense notamment à Zed, rappant sur Amis d’avant « j’suis la fierté de tout mon bâtiment »), ce qui met en évidence l’importance prise par cet ancrage local précis dans la construction de la carrière et de l’image de nombreux artistes rap.
Les couplets évoquant le porche, le hall, le sous-sol ou le toit des immeubles des banlieues populaires sont révélateurs de pratiques qui sont celles de la jeunesse de ces quartiers, dont la socialisation (et donc l’identité) passe par la fréquentation et l’appropriation de ces différents lieux. « Être dans le bât », expression omniprésente dans le rap français de ces dernières années, correspond à une réalité sociale (occupation des parties communes du bâtiment), et son emploi contribue à rattacher le rappeur à l’identité banlieusarde. Derrière les allusions de certains artistes se cachent des éléments concrets, observables dans différents quartiers. Il peut s’agir de l’appropriation du hall par les tags ou le simple fait de s’y retrouver, de celle du porche par l’installation de la « chaise pliante » à laquelle Hatik a donné ses lettres de noblesse, de celle de la cave par sa fréquentation en hiver ou comme logement de substitution en cas de galères ou de conflits familiaux (Thomas Sauvadet a présenté et analysé cet ensemble de pratiques dans cet article de 2004).
La fierté exprimée par certains rappeurs vis-à-vis de leur « bât » ou de celui de leur jeunesse, et l’identité forgée par l’appropriation de cet espace singulier, découlent pour bonnes part d’une sociabilité spécifique à ce type de lieux et qui trouve un écho dans plusieurs morceaux. Dans les différents albums de PNL, Ademo et NOS rendent par exemple hommage aux fonds de halls abritant des réunions tardives en petit comité ou aux toits parfois aménagés pour accueillir des moments festifs. D’autres rappeurs ont aussi évoqué (avec une connotation positive plus ou moins explicite) le multiculturalisme régnant dans les barres et les tours. On peut penser à la phrase de Sinik citée plus haut, ou au constat d’Hugo TSR dans La Cage (« T’y entends du chinois, du breton, du tchétchène »).
La relation liant les rappeurs français et leur bâtiment ressemble finalement à beaucoup d’égards à celle qui les lie à des territoires de plus grande échelle (quartier ou ville). Si la référence au « bât » n’est pas nouvelle dans le rap francophone, force est de constater que les artistes l’utilisent de plus en plus, ce qui révèle une mutation dans l’imagerie déployée par ces derniers, mais peut-être aussi dans leur identité en tant que membres, pour certains d’entre eux, de la jeunesse des quartiers populaires. Pour prolonger la réflexion, on conseillera le documentaire Le bâtiment 7, réalisé par StreetPress et mis en ligne début avril, qui constitue un excellent complément aux analyses développées ici.