Articles à thèmes Dossiers

[Dossier] « Fais-moi écouter ta musique ! » : quels rappeurs écoute un collège à Aubervilliers ?

À l’issue de deux semaines d’immersion dans un collège d’Aubervilliers, Carmen Perianes, professeure en collège et étudiante en anthropologie de la musique, a pu mener une étude auprès de 200 de ses collégiens et collégiennes pour savoir ce qu’ils écoutaient. Les résultats qui émergent sont sans appel : le rap français domine. Mais au-delà de ça, que nous permet d’apprendre cette étude ? Récit.

C’est la fin du mois d’octobre et le professeur d’enseignement musical d’un collège à Aubervilliers (93) est encore en arrêt maladie pour un accident de travail. Je vois ma chance : postuler en tant que remplaçante et intégrer dans l’institution sous forme de Madame X – à vraie dire une complète outsider. Effectivement, je n’ai aucune expérience dans l’éducation nationale ni dans la pédagogie de masses – juste celle de l’avoir reçu dans mon adolescence au sud de l’Espagne. Oui, j’ai un accent et « ça, les élèves remarquent vite », me prévenait la chargée de recrutement en qualifiant mon accent (d’origine) de fragilité sur laquelle je devais travailler en amont. Néanmoins, je réussis à obtenir mon poste. Jusqu’ici tout va bien.

Dès le premier jour, je fais ce que les autres professeurs m’ont fortement déconseillé : aller dans le sens des étudiants. Ayant juste 10h de cours par semaine, mais pas moins de 200 élèves de la 6ème à la 3ème, je leur explique au début du cours qu’on ne se verra que pendant la période de remplacement de Monsieur X et – j’ajoute en jouant la prof cool, classique maladresse de la débutante – que ce serait dommage de ne pas arriver à bien s’entendre.

Pour la suite, le sujet du cours était simple: 1) distinguer la musique savante et la musique traditionnelle, 2) différencier quelques styles musicaux par leurs caractéristiques rythmiques et 3) partager ses goûts musicaux individuels – au-delà de nos téléphones portables – en prenant le poste de DJ – professeur via youtube branché à l’équipement hi-fi de la salle de cours. Évidemment, c’est la dernière partie du cours qui les a excités le plus.

Pour moi, elle avait une réelle utilité pédagogique. Une pratique d’écoute musicale a le potentiel social de générer une discussion (c’est une activité collective) mais a également le potentiel individuel d’accéder à une intériorité, et favorise ainsi les explorations sur l’émotion, les créations sur les collectifs réels ou imaginaires, la production d’un self reconnaissable, juste pour nommer quelques unes de ses possibles configurations. Sans vouloir essentialiser l’écoute active comme un requis de tous les sujets et intériorités – d’ailleurs, 14 élèves sur les 200 ont répondu n’aimer « personne » dans leurs préférences musicales – mon idée était donc de montrer la valeur d’une écoute individuelle élargie à toute la classe.

« Est-ce qu’on peut aussi écouter de la musique violente, madame ? » Pour préparer leurs interventions, c’est à dire, leur passage à l’ordinateur pour faire leur choix, ils cherchaient à savoir si les chansons normalement exclues de certains espaces seraient aussi refusées en cours. Pour les motiver d’avance et faire régner un peu de silence, je leur demande de remplir une fiche dont les questions étaient les suivantes: Quels sont les chanteurs, groupes ou styles de musique qui te plaisent? Quelles radios écoutes-tu? Y a-t-il un instrument de musique à la maison ? As-tu assisté à des concerts l’année dernière? Parles-tu une autre langue en dehors du français à la maison? Quelles activités fais-tu en dehors du collège ?

Les résultats parlent d’eux-mêmes. Le rap français – avec des touches d’afrotrap – en tête du podium : médaille d’or pour Koba la D, d’argent pour 4Keus et de bronze pour MHD, suivi par Vegedream et Ninho. Une mention spéciale à Dadju pour plaire à tout auditeur sans distinction de genre – ça parle aussi bien aux étudiants qu’aux étudiantes. Après le rap français, la K-POP serait le deuxième style le plus écouté, suivi du rap américain avec Cardi B et Drake et du RnB d’Aya Nakamura. Yes, we like it like that: made in France.

Par rapport aux émissions FM, les adolescents préfèrent Skyrock dans toutes ses orthographies possibles (Skairok, Skayrok, Sckyrock) suivi de Générations et de NRJ. Il y avait une association entre le fait d’avoir un instrument de musique à la maison et celui d’avoir assisté à des concerts l’année dernière (MHD et Naza les plus populaires, entre autres). Donc, on pourrait déduire que l’inversion économique en musique serait majeure chez ceux qui considèrent déjà la possibilité de jouer un instrument – et qui ont les moyens pour le faire. La guitare dépasse la flûte contrairement à ce que l’on attend en cours de musique.

L’arabe, sans spécifier le dialecte, était la langue principale à la maison. L’activité par excellence était le sport, le plus pratiqué étant  le foot, mais aussi la boxe, les MMA, le karaté et le taekwondo. D’autres réponses étaient plus précises et malheureusement elles échappent aux statistiques. Du bien informé « j’aime les musiques urbaines afro-descendantes » et du moins bien « la musique de l’école sert à rien » ou « t’as cru que j’écoute la radio ».

À l’heure de créer une playlist emblématique de la classe, il y avait qu’une consigne: toujours essayer de ne pas reproduire deux fois de suite un même style sur ce que l’on écoutait. On a réussi à identifier d’autres styles comme de la pop, du raï, du zouk, de la reggada. Et voici les coups de cœur de la classe:

 

Au final, ce que l’on peut tirer de cette étude, c’est que dans le rap français, ceux qui tirent leur épingle du jeu auprès des collégiens, ce sont les plus jeunes rappeurs. Nos Booba, Sofiane, ou Damso, que l’on désignerait comme nos têtes d’affiche, font du rap pour les vieux vingtenaires dans notre genre, et la jeune génération à Aubervilliers est davantage attirée non pas par les plus gros vendeurs de ces dernières années (Niska, Bigflo et Oli, Marwa Loud ou Jul) mais par des rappeurs très jeunes à la fois par leur âge (ce qui pourrait expliquer une forme d’identification), mais aussi (et surtout) par la durée de leur carrière dans le rap.

Koba la D, comme 4Keus, QE Favelas ou CG6 ont réellement explosé dans le rap seulement cette année (et pour certains l’ont même commencé cette année), et l’on peut parier que la popularité de MHD ou Ninho est liée également à leur activité musicale récente (les nombreux tubes de Ninho dont Air Max, et l’album de MHD). Encore plus marquant : les deux artistes les plus populaires (Koba la D et 4Keus) ont publié leur premier album il y a moins de un mois.

De même, des figures de la pop urbaine (ce genre hybride, flou et indéfinissable qui semble cartonner auprès des collégiens) comme Aya Nakamura, Dadju, ou Vegedream ont véritablement cartonné seulement cette année ou en fin d’année dernière. À l’heure où les sorties raps se multiplient, et où le public semble sans cesse en besoin de nouveauté, ce sont finalement les rappeurs qui ont émergé en derniers que les plus jeunes retiennent. Et l’on peut parier que si je faisais la même étude dans deux ans, il n’y aurait pratiquement aucun rappeur en commun. D’ailleurs, il aurait été intéressant de pousser cette étude plus loin, et de poser une diversité de questions sur leurs goûts en rap  (rappeurs préférés de tous les temps, albums préférés,…), pour voir émerger d’autres noms que les groupes ou les rappeurs du moment… Cette étude reste une ébauche, et doit être prise telle quelle.

L’alarme a déjà sonné et on n’est pas arrivés à l’entendre. Le message à la fin du cours est claire : il n’y a pas que ça, mais on aime le rap français.

 

Un article écrit par Carmen Perianes

Contact : carmenperianes@gmail.com

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.