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[Dossier] « L’Histoire nous raconte des histoires », la colonisation belge au Congo vue par Isha

Comme l’ont montré plusieurs chercheuses et chercheurs en sciences sociales, le rap français s’est, depuis le tout début des années 90 et la structuration du genre, régulièrement confronté à la question de la colonisation en fournissant un discours mémoriel critique vis-à-vis de la place donnée à cette période dans un « récit national » allant parfois jusqu’à mettre en avant un « rôle positif de la France dans les colonies ». Dans le paysage rap francophone, l’évocation du joug colonial et de ses répercussions dans les sociétés occidentales actuelles est longtemps restée l’apanage de la scène hexagonale. Né à Bruxelles en 1986, de parents d’origine congolaise, Isha (dont on vous a déjà parlé à plusieurs reprises dans nos colonnes) a sorti début février l’EP La vie augmente vol.3, opus dans lequel il dévoile un récit de la colonisation belge au Congo (actuelle République Démocratique du Congo) mêlant remarquablement faits historiques et travail de mémoire.

LVA vol.3 n’est bien entendu pas le premier projet de rap belge à aborder la colonisation du Congo, débutée à la fin du XIXe siècle à l’initiative du roi Léopold II. Le rappeur et chanteur belge Baloji, qui a connu un certain succès à la fin des années 2000 avec son album Hotel Impala, évoque ainsi le poids de cette domination passée et les difficultés chroniques rencontrées par la RDC face aux schémas néocoloniaux dans le morceau Tout ceci ne vous rendra pas le Congo. Plus près de nous, le titre de Roméo Elvis Belgique Afrique, présent sur son album Chocolat, a eu un certain écho au moment de la sortie de l’opus, d’une part car le rappeur s’y attaque aux manifestations xénophobes du nationalisme belge, mais également car il donne à entendre le point de vue d’un descendant de colon, démarche assez inédite dont le bien-fondé peut être sujet à discussion. Damso, enfin, parle dans plusieurs de ses projets des drames ayant touché son pays d’origine, liés directement ou indirectement à l’impérialisme belge des XIXe et XXe siècles.

Quant à Isha, l’écoute des trois volumes de La vie augmente montre que, même si le dernier volet contient un discours plus dense et structuré sur la colonisation belge au Congo et la charge mémorielle en découlant (avec notamment le morceau Les Magiciens sur lequel on va naturellement s’attarder), le rappeur de BX y faisait déjà référence dans les opus précédents, surtout dans LVA vol.2, sorti début 2018. Outre le titre 243 Mafia (ft. Makala), qui rend hommage à la communauté formée par les descendants de migrants congolais mais n’aborde pas explicitement la colonisation, le second couplet de Justifié évoque directement la violence coloniale (« faudra leur rendre des comptes »), l’indépendance (« Indépendance Cha Cha, tout l’été », allusion à la chanson de Joseph Kabasele enregistrée en 1960) et les conflits qui ont ensanglantés la RDC depuis le milieu du XXe siècle (« Au pays les morts s’entassent », « Sur l’échiquier on laisse les fous régner »).

Sur La vie augmente vol.3, Isha mobilise son sens de la formule pour dépeindre l’histoire de la colonisation et de ses prolongements d’une manière qui rappelle à certains égards des textes de Casey, Lino ou Youssoupha s’emparant de la question, notamment lorsqu’il lie le passé colonial de la Belgique à des problématiques sociales et mémorielles actuelles. Dans le même temps, le rappeur bruxellois occupe une position spécifique vis-à-vis des questions relatives à la colonisation du Congo, dans la mesure où il est, comme il l’a expliqué dans différentes interviews, le fils d’un historien spécialiste du Congo belge. Isha rendant dans plusieurs de ses textes hommage à son père (décédé en 2005), sa narration de l’histoire coloniale résulte d’un double travail de mémoire, ce qui singularise son traitement de la période.

Une partie du discours d’Isha sur la colonisation du Congo participe ainsi à la production d’une mémoire collective, qui intègre des considérations sur la violence coloniale, mais également sur les conditions d’existence et les traits socio-culturels partagés par les personnes d’origine congolaise ayant migré en Europe. Cette conception collective de l’ « héritage colonial » se lit notamment à travers l’utilisation fréquente du « nous » (« nos pères », « nos daronnes », « nos meufs »), usage qui renvoie, lorsqu’il est question de la colonisation, à une communauté plus large que la famille ou la bande.

RDC, nous nos pères ont été élevés par des prêtres, on nous frappe si on chante mal le Ave Maria, Durag

Dans ses textes, le MC bruxellois fait à plusieurs reprises le lien entre l’héritage colonial et certains aspects de la vie des migrants ou descendants de migrants congolais installés en Europe, et plus particulièrement en Belgique. Il lie ainsi l’éducation « à la dure » reçue par les membres de sa génération à celle administrée à leurs pères « par des prêtres » symbolisant la colonisation religieuse menée par les européens. Sur le morceau Chaud Devant, Isha pointe également l’assignation de métiers précaires à des personnes, dans ce cas précis des femmes, issues de l’immigration congolaise : « Elles construisent des baraques toi tu crois qu’elle est conne, tu la voyais nettoyer les chiottes ». Le rappeur évoque ici, en filigrane, les difficultés économiques des pays anciennement colonisés (« Elles sont venues d’Afrique c’est pour ramener des sommes »), résultant pour bonne part de l’exploitation coloniale et néocoloniale. Dans Décorer les murs, superbe morceau clôturant l’EP, il est aussi fait allusion aux biais et aux manques caractérisant la façon dont est enseignée et vulgarisée l’histoire de la période coloniale, critique qui traverse la plupart des couplets de rap traitant du sujet.

L’Histoire nous raconte des histoires, Décorer les murs

Dans La vie augmente vol.3, Isha rajoute, avec le titre Les Magiciens, une dimension factuelle, historique, au récit mémoriel. L’enjeu premier du morceau semble être en effet de parler de séquences historiques par ailleurs documentées, que le rappeur a sans doute bien en tête du fait de son environnement familial et qu’il souhaite imprimer dans l’esprit des auditeurs, opération menée à bien grâce à l’écriture particulièrement imagée qui est une des forces du bruxellois. Sur ce son, Isha prend une position de « narrateur allégorique », pour reprendre une expression utilisée (ici) par Karim Hammou à propos du morceau Mille et une vies de Lino, dans le sens où il adopte le point de vue d’un congolais faisant face, aux siècles passés, à l’arrivée et à la violence des colons, à la fois témoin et protagoniste de scènes de répression et de résistance.

Le MC évoque ainsi différents aspects de l’impérialisme européen et de la brutalité qui caractérise particulièrement l’administration de l’État Indépendant du Congo, entité coloniale placée sous la domination personnelle du roi Léopold II, et qui devient le Congo belge en 1908. Entre 1885 et cette date, le colonialisme belge sur ce territoire va se manifester sous une forme extrêmement violente, violence à laquelle Isha fait référence dans le morceau quand il rappe « Pourquoi ce vieil homme crie ? On lui a coupé la main maintenant il pleure pour qu’elle repousse ». Cette phrase renvoie à une pratique particulièrement barbare développée par les colons belges, qui consistait à couper la main droite des indigènes tués lors des levées des quotas de caoutchouc dans les villages (la main devait servir à prouver que l’officier subalterne, souvent d’origine congolaise, ne s’était pas servi de la balle pour un autre usage que la répression de la population). Le texte d’Isha laissant penser que les individus étaient amputés vivants, et non pas morts comme le décrivent plusieurs autres récits de « l’affaire des mains coupées », il faut préciser qu’il existe des débats historiographiques sur cette question.

D’autres modalités de l’assujettissement sont évoquées par le rappeur, notamment l’asservissement des corps des femmes congolaises (« Pourquoi nos mères accouchent d’enfants qui n’ont pas la même couleur que nous ? »), l’emprise culturelle sur les plus jeunes (« J’ai appris leur langue, plein d’mots que j’essayais de retenir ») ou le pillage des ressources du sol (« Ils ont pris l’or et les diamants »). Le processus historique le plus visé dans le morceau, mais également dans d’autres titres d’Isha, est la diffusion du christianisme dans les territoires colonisés, débutée dès le XVIe siècle par des missionnaires portugais, relancée dans l’État Indépendant du Congo à la fin du XIXe et accélérée à partir de la reprise en main de la colonie par l’État belge en 1908, par le biais de missions catholiques œuvrant sous couvert d’éthique et d’humanisme (voir ici pour un récit plus détaillé). De par cette insistance sur le motif de la colonisation religieuse, Isha pointe l’ « homme mort attaché à une croix de fer » et le « Livre magique » comme des ingrédients essentiels de cette « magie », qui a su faire admettre à de larges pans des populations colonisées et colonisatrices l’existence de « bienfaits » masquant l’atrocité de la domination occidentale.

L’histoire elle est douloureuse, l’héritage il est colonial, Décorer les murs

Si Isha raconte l’histoire de la brutalité coloniale, il rappe également la mémoire des luttes et des peines, comme le rappelle la fin du morceau Les Magiciens (« Même si leurs balles transpercent mon cœur, je vais mourir avec mon javelot » ) mais aussi lorsqu’il évoque l’histoire « douloureuse » sur Décorer les murs. Pour résumer, la démarche d’Isha mêle évocation des effets de l’impérialisme sur le temps long (ce qu’on peut rapprocher du positionnement de Casey quand elle déclare, sur le morceau Dans nos histoires : « aucune différence dans cette douce France, entre mon passé, mon présent et ma souffrance ») et allusions plus ou moins détaillées à différentes pratiques et brutalités coloniales (démarche rappelant ici davantage celle d’IAM dans Tam-Tam de l’Afrique). Ce mélange donne au traitement de la question une grande force narrative, qui contribue à faire de La vie augmente vol.3, excellent opus de rap, une œuvre d’engagement précieuse et singulière.

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