9 mars 1991. Le festival Banlieues Bleues, organisé à Saint-Denis et accueillant entre autres KRS One, Shinehead, NTM et IAM, est perturbé par le déclenchement de plusieurs bagarres à l’intérieur et hors de la salle, si bien que la soirée ne va pas à son terme. Cet épisode étant relativement peu documenté (voir cet article de Pauline Clech, p. 8), il est aujourd’hui très hasardeux d’attribuer à la rivalité naissante entre IAM et NTM la responsabilité des violences. C’est pourtant ce que se sont employés à faire, sur le long terme, bon nombre de médias toujours prêts à dégainer la plume « quand le rap dérape ». Des années 90 à aujourd’hui, les différends entre Akhenaton et Shurik’N d’un côté, JoeyStarr et Kool Shen de l’autre, ont été quasi-unanimement présentés comme une opposition Nord / Sud, un antagonisme Paris / Marseille qui serait (en forçant un peu le trait) l’équivalent français de la rivalité Côte Ouest / Côte Est qui a agité le rap US dans la seconde moitié des Nineties.
Très vite les choses dérapent, la rivalité musicale devient verbale, puis frontale sur fond de football, « Quand le rap dérape : histoires de rivalités légendaires », CNews
Si les accrochages entre IAM et NTM ont été rares et cantonnés aux années 90, le mythe d’une rivalité fondatrice dans le rap français entre la capitale et la cité phocéenne est quant à lui bien tenace. Début septembre 2018, après s’être délecté tout le mois d’août de la bagarre entre Booba et Kaaris, la chaîne CNews publie sur son site une tentative poussive de travail journalistique au titre très original : « Quand le rap dérape : histoires de rivalités légendaires ». Dans ce papier, le « clash » IAM / NTM est présenté comme une opposition entre Paris et Marseille, prolongeant de manière naturelle la rivalité footballistique entre les deux villes. Quelques années en arrière, l’INA nous offrait un exemple édifiant de cette entreprise au long cours visant à monter en épingle l’antagonisme entre les pionniers du rap francophone. L’organisme public met en ligne une séquence télévisée de 2003 durant laquelle Thierry Ardisson pousse frénétiquement JoeyStarr au « clash » avec IAM, séquence diffusée sur Youtube par l’organisme public avec le titre « JoeyStarr : « je n’aime pas la démagogie de IAM sur le cannabis » », phrase qui n’est à aucun moment prononcée par le membre de NTM.
Autre aspect censé renforcer l’idée selon laquelle la discorde IAM / NTM refléterait une opposition entre deux villes et deux scènes rap naissantes : la différence en terme de style musical et de contexte de création artistique. En 1995, Les Inrockuptibles publient un entretien relativement apaisé des deux groupes (« IAM et NTM – dialogue Nord-Sud »), dans lequel l’hebdomadaire oppose néanmoins « NTM, Saint-Denis, l’urgence absolue (…) » à « IAM, Marseille, l’assurance tranquille, (…), le recul de la province ». L’opposition entre un rap germant sur les difficultés chroniques de la banlieue parisienne et une musique « adoucie » par le climat méditerranéen est un brin caricaturale, surtout quand on a en tête la situation sociale et économique de Marseille dans les années 90 (50 000 emplois en moins entre 1975 et 1999 et plus de 30 000 logements vétustes, voir cet article de Simon Ronai, p. 2)
On s’est attardés sur la rivalité IAM / NTM pour mettre en évidence le fait qu’un tel conflit de personnes n’était nullement symptomatique d’une opposition structurelle entre les deux grandes scènes rap françaises. De la même manière, le clash entre Sheryo et Ekoué d’une part et Akhenaton d’autre part, qui agite le rap français au début des années 2000, demeure une embrouille entre MCs partageant des visions très différentes de l’industrie musicale, et n’est en aucun cas la perpétuation d’une hypothétique confrontation Nord/Sud. Autre exemple beaucoup plus récent, les violences commises par des supporters du PSG lors du concert de JUL à Bercy le 14 novembre, qui ne peuvent pas non plus être considérées comme révélatrices d’un quelconque conflit entre le rappeur marseillais et tout ou partie de la scène parisienne, de très nombreux rappeurs issus de cette dernière ayant par ailleurs déjà collaboré avec lui. Précisément, l’historique extrêmement riche de ces collaborations parisiano-marseillaises permet de conforter l’idée de non-rivalité qu’on a développé jusqu’ici. Plutôt que de poursuivre l’analyse sur un mode purement théorique, on a choisi ici de dresser une petite sélection de collaborations phares entre MCs de Mars’ et de Paname, avec une chronologie qui souligne bien l’intensité constante de ces liens musicaux.
Années 90
Dès les balbutiements du rap français, des liens se sont tissés entre protagonistes marseillais et parisiens. Ainsi, c’est par l’intermédiaire de JoeyStarr et Solo (membre d’Assassin) que la cassette Concept de IAM est diffusée en région parisienne en 1990 (on trouvera ici un bon résumé de la découverte par JoeyStarr, Rockin’Squatt et Vincent Cassel du projet en question). Les membres de NTM sont impressionnés par la maîtrise des Phocéens, et les contacts entre les deux groupes se multiplient les mois suivants, avant que des divergences stratégiques, transformées par le tapage médiatique en conflits violents, n’éloignent l’un de l’autre ces collectifs pionniers. Quoiqu’il en soit, ces contacts entre Paris et Marseille dans la première moitié des Nineties demeurent relativement informels et n’accouchent pas de morceaux marquants (on n’en a du moins pas trouvé la trace). Les choses évoluent au milieu de la décennie avec l’arrivée dans le paysage rap de Time Bomb, dont les membres sont influencés par la première génération du rap français dans son ensemble, et qui n’hésiteront pas à croiser le micro avec IAM puis avec les MCs de la Fonky Family, fers de lance d’une nouvelle scène marseillaise. La fin des Nineties est non seulement canoniquement reconnue comme un « âge d’or » du genre, mais aussi le point d’orgue des collaborations entre rappeurs de Paris et de Marseille, parmi lesquelles on a sélectionné 5 titres qui sont autant de parfaites illustrations de l’émulation entre les deux scènes que des classiques intemporels du rap français.
IAM, Fabe et East – L’enfer, sur l’album de IAM L’école du micro d’argent (mars 1997)
Khéops et Stomy Bugsy – Le play-boy de Sarcelles, sur l’album de Khéops (IAM) Sad Hill (novembre 1997)
Fonky Family et X-MEN – Maintenant ou jamais, sur l’album de la Fonky Family Si Dieu veut (janvier 1998)
Oxmo Puccino, Akhenaton, Le Rat Luciano, Freeman et Pit Baccardi – 24 heures à vivre, sur l’album d’Oxmo Puccino Opéra Puccino (avril 1998)
Freeman, Pit Baccardi et Oxmo Puccino – Le passé reste, sur l’album de Freeman L’Palais de justice (1999)
Années 2000
Âge obscur du rap français ou période de continuité et de démocratisation à redécouvrir, les années 2000 font débat quant à la vitalité du rap hexagonal. En ce qui concerne les collaborations Paris/Marseille, si elles sont sans doute moins marquantes que celles de la décennie passée, elles sont en revanche plus nombreuses et sortent progressivement du seul réseau IAM – Time Bomb – Fonky Family. Au vu de l’augmentation du nombre d’albums et de l’apparition exponentielle de nouveaux artistes, la sélection de titres phares a été plus ardue que pour les Nineties (malgré un creux au milieu de la décennie, dû en bonne partie à la léthargie de la scène marseillaise). On a donc choisi de mêler ici grosses collab’ commerciales (typiquement, le Soprano / Sefyu / La Fouine) et sorties plus confidentielles (Les Zakariens / Le Rat Luciano / Kalash L’Afro) pour rendre compte au mieux de la coopération musicale entre Phocéens et Franciliens à l’aube du siècle.
Le Rat Luciano, Sat L’artificier et Rohff – Nous contre eux, sur l’album du Rat Luciano Mode de vie… Béton style (2000)
Salif et Akhenaton – On veut tout, sur l’album IV My People Zone (2002)
Akhenaton, Oxmo Puccino, Sako et Veust Lyricist – L’encre de nos plumes, sur la mixtape d’Akhenaton Double Chill Burger (2005)
Les Zakariens, Le Rat Luciano et Kalash L’Afro – Porteurs de flambeaux, sur l’album des Zakariens Avenir en suspens (2007)
La Fouine, Sefyu et Soprano – ça fait mal (Remix) sur l’album de La Fouine Mes repères (2009)
Années 2010
Alors qu’elle est sur le point de s’achever, la présente décennie peut d’ores et déjà être présentée comme ayant été traversée par des tendances diverses, entre retours aux sources et mutation musicale profonde sous influence trap. Les albums rap et leur promotion ont été, surtout ces dernières années, marqués par le poids croissant des featurings, dont le nombre et le prestige se sont peu à peu érigés en garanties commerciales. Il n’est donc pas étonnant que les années 2010 regorgent de collaborations entre Parisiens et Marseillais, même si la période se caractérise aussi par l’explosion des scènes rap dans les autres métropoles françaises. Plus encore que durant les années 2000, les échanges entre rappeurs des deux villes touchent tous les segments du rap, de l’underground aux têtes d’affiche, en passant par les tenants d’un rap engagé et politisé. Si on a retenu, pour 2019, le morceau de Koba et 100Blaze, il est clair que l’année a été particulièrement riche en collaborations parisiano-phocéennes, avec les feats de JUL et Vald, Ninho et Alonzo, SCH et Gims, Kery James et Soprano, et beaucoup d’autres titres à la visibilité moindre mais tout aussi constitutifs d’un partenariat musical inscrit dans l’ADN du rap français.
Youssoupha, REDK, Lino et Shurik’n – Poids plume (Remix), sur l’album de Youssoupha Noir Désir (2012)
JUL et Mister You – Paris / Marseille, sur l’album de JUL Je trouve pas le sommeil (2014)
Hermano Salvatore, Aki La Machine et Mesa – Pour les bonnes raisons, sur l’album de DJ Blaiz Appelle-moi MC vol. 2 (2015)
Keny Arkana, Médine et Lino – Couleur Molotov, sur l’album L’Esquisse 3 de Keny Arkana (2017)
Koba La D et 100Blaze – Binks (2019)