Jean-Michel Basquiat est l’un des artistes les plus chers au monde, c’est aussi l’un des premiers peintres noirs à être exposé dans les musées. De par son œuvre, comme par sa vie, Basquiat est une source d’inspiration pour les artistes du monde entier. Les liens entre Basquiat et la rap US ont déjà été évoqués à maintes et maintes reprises, mais peu ont évoqué la source d’inspiration qu’il est pour le rap français…
Né d’un père haïtien et d’une mère portoricaine en 1960 à New York, Jean-Michel Basquiat est aujourd’hui légendaire, une icône de la pop culture que beaucoup ne connaissent pas vraiment. Passé de graffeur vaguement SDF à super star de l’art contemporain américain en quelques années, le personnage fascine encore. Mais c’est par son art qu’il est le plus fulgurant. Se retrouver devant une œuvre de Basquiat, c’est ressentir la fureur bouillonnante d’un artiste torturé et en colère, habité par une urgence créative qui détonne pour l’époque. Son style brut, mordant et explosif, associé à son amour des mots, des rimes, de la musique, et ses références culturelles ne laissent personne indifférent. Figure de l’underground new yorkais, il rejetait avec force ce monde blanc et bien-pensant de la société américaine de l’époque, affirmant sa négritude et en cherchant à constamment mettre en valeur la « culture noire ». Son œuvre est remplie de références aux cultures africaines, aux héros afro-américains, à la spiritualité et aux revendications politiques des peuples noirs partout dans le monde. Mais d’un même coté, il était désespérément à la recherche d’une légitimité qu’on lui refusait, et qu’il finira par trouver dans son amitié avec Andy Warhol, ou avec sa participation à la Document 7.
Aujourd’hui, les noirs américains reconnaissent en Jean-Michel Basquiat un modèle, une inspiration, par sa réussite d’homme noir sans diplômes, dans un milieu fermé, aseptisé et monochrome (blanc) de l’Art. Forcément, il est donc célébré dans le monde de la musique. Véritable source d’inspiration pour certains, il est cité tellement de fois dans le Hip-Hop qu’il est maintenant impossible de compter. Jay-Z dépense des millions de dollars pour acquérir ses toiles. Swizz Beatz et Rick Ross se sont fait tatouer son visage sur le corps, Kanye s’inspire de son travail dans son processus créatif, et on ne parlera même pas de la coupe de The Weeknd. Bref, le rap américain l’adore. Mais les créations de Basquiat ne parlent pas seulement aux américains et il touche avec justesse à des problèmes que partagent bon nombre de populations… L’art nous permet de nous exprimer quand les mots ne suffisent pas. C’est vrai pour la musique comme pour les arts graphiques. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de rappeurs français aient été touchés par les créations d’un génie torturé, imparfait, chaotique et en colère, mais brillant, hors-norme et explosif.
Curieux et polyvalent, l’enfant de Brooklyn est intéressé par tout ce qu’il peut découvrir. Sa soif d’imaginaires est sans fin et résulte en une œuvre variée, aux couches superposées et messages cachés. Picasso, Warhol, la Bible, le jazz/bebop, le punk, le hip hop, la new wave, Charlie Parker et Cassius Clay, les masques africains, le vaudou, la santeria, les collages. Et aussi des mots, des rimes, réutilisés comme de vieux objets dans une brocante. Des mots raturés, bâillonnés. Basquiat est dans le sampling visuel, comme le Hip Hop l’est (ou l’était ?) avec la musique. Le conservateur Franklin Sirmans déclare d’ailleurs : « Basquiat a réalisé une synthèse entre la performance, la musique et l’art d’une façon qui n’avait pas de précédent à l’époque et qui actuellement reste indépassée ».
Bref, pour les rappeurs français, des autodidactes majoritairement sans diplômes (on fait une grosse généralité), passionnés de musique et de mots, la figure de Basquiat est évidemment inspirante. Mais sa légende est utilisée de différentes manières dans le rap français selon les artistes et leurs visions. Et si, à notre connaissance, aucun rappeur français n’a dépensé des milles et des cent pour ses tableaux, beaucoup ont exprimé leur admiration.
Artiste noir, habité, enragé contre le système, dominé par les blancs et rendant hommage aux cultures noires, Basquiat parle forcément aux rappeurs dits « conscients ».
S’il n’est pas forcément directement cité, on peut retrouver la présence de Basquiat dans l’univers de Kery James et Youssoupha. Quand Kery James fait un hommage à une légende sur Mouhammad Alix, il peint le portrait d’un de ses héros, comme le faisait Basquiat avec (encore à cette époque) Cassius Clay. Encore vivant, il aurait peut-être pu réaliser la cover du titre Musique Nègre, tant le texte fait écho à la démarche du peintre.
Quand Kery James rappe « Les grosses lèvres les plus célèbres / Je me sens beau, noir, je m’élève jusqu’au high level », on pense à Basquiat et son travail sur l’identité noire dans un monde blanc.
Quand les rappeurs déclarent leur fierté de faire de la « musique nègre » sur ce titre, que Youssoupha rappe en haïtien, parle de Toussaint Louverture ou Rosa Parks et qu’ils font référence à la richesse de leur culture, on ne peut, ne pas faire le lien avec Basquiat.
Il est facile de faire un parallèle avec l’artiste qui ne cessait de mettre en valeur les personnages importants de la communauté afro-américaine de son époque (comme Sugar Ray Robinson, Malcolm X ou Cassius Clay), qui compare l’histoire des communautés noires aux Etats-Unis avec la grandeur de l’Egypte ancienne dans son tableau El Gran Espectaculo (The History of Black People) ou même sa mise en valeur de son héritage haïtien et africain dans son évocation du vaudou ou des griots.
Et c’est la colère également qui lie certains rappeurs à l’œuvre de Basquiat. Cette colère contre le système, contre les injustices, contre le racisme, contre le système colonialiste, qui habite à la fois le peintre et beaucoup de rappeurs francophones. Jean-Michel Basquiat déclarait en 1983 que son œuvre était composée de « 80% de colère ». Et qui ne ressent pas la souffrance de Dosseh, la colère de Youssoupha, quand il rappe « J’en veux aux Blancs, cyniques et condescendants / Qui pensent que le monde ne se voit qu’à travers les yeux de l’Occident / Je préfère répéter que je suis noir, comme ça y’a pas de risque / Qu’ils disent un jour que j’étais blanc comme ils l’ont dit du Christ » (L’enfer c’est les autres) ? Celle de Damso dans la fameuse séquence du clip de Rêves Bizarres ?
Ou même celle de Kery James dans tout le titre Lettre à la République ? Quand il dit « À tous ces racistes à la tolérance hypocrite / Qui ont bâti leur nation sur le sang / Maintenant s’érigent en donneurs de leçons. / Pilleurs de richesses, tueurs d’africains / Colonisateurs, tortionnaires d’algériens / Ce passé colonial c’est le vôtre / Maintenant vous devez assumer/ », la force de la punchline est aussi fulgurante que Slave Auction, 1982.
On parle d’un artiste des années 80 qui versait des gouttes d’eau dans chaque salle du MoMA lorsqu’il le visitait : parce qu’il fallait arroser ce qui n’est, qu’une autre plantation de l’homme blanc… (ça vaut la dernière réplique de Killmonger dans Black Panther en terme de punchlines)
Basquiat luttait contre toutes les formes d’oppression raciste. Durant l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, on pouvait admirer le tableau Irony of a Negro Policeman (1981), qui fait écho au travail de Franz Fanon dans Peau Noire, Masque Blanc (coucou S.Pri Noir) sur l’intériorisation du racisme dans la psychologie des dominés.
Mais comme dirait Youssoupha « Noir est le code, certaines luttes nous terrassent / La négritude, c’est une histoire de culture, pas une question de race. »
D’ailleurs, les cultures noires sont énormément présentes dans les œuvres de Basquiat. Il était beaucoup attaché aux pratiques culturelles et spirituelles Africaines et Haïtiennes, il incorporait donc des références plus ou moins compréhensibles dans son œuvre. Le meilleur exemple est peut-être Grillo (1984), une œuvre monumentale constituée de quatre panneaux de bois hérissé de clous, recouvert de dessins et de couleurs, ainsi que deux très grandes figures humaines. Les traits des visages rappellent les masques africains que l’on peut trouver dans les musées et le traitement des panneaux de bois, peints et cloués, pourrait être mis en parallèle avec les statues votives et les « fétiches » typiques des traditions africaines et caribéennes. Sans parler du titre, qui fait directement référence aux puissants griots africains, qui nous permet donc d’identifier les deux figures.
Même Booba lui rend hommage à sa façon, s’inscrivant dans la même démarque que Basquiat dans sa valorisation de ses racines africaines. On pense directement à la chanson DKR par exemple, mais les connaisseurs de l’univers du DUC penseront peut-être au titre Validée, dont la version originale Ignanafi Debena a été crée par Sidiki Diabaté, héritier d’une longue famille de griots maliens. Certains se souviendront peut être de ce même Sidiki Diabaté sur la scène de Bercy avec Booba en décembre 2015, où accompagné d’une kora (instrument musical traditionnel) il accompagne le rappeur dans une version acoustique de Validée, devant 170 000 spectateurs.
Ceux qui n’aiment pas Booba ont peut-être pensé, eux, à Oxmo Puccino, qui fait régulièrement référence à ses origines. On peut citer le titre Sortilèges dans lequel cet hommage à la culture malienne est le plus frappant : « J’suis né en Afrique, noir, Malien, je suis Bambara / J’ai le grigri, j’ai de l’écho / Je gèle la lave, ma magie lave mon âme / Les marionnettes vaudous / Bounty disent à tout va qu’ils sont pas comme nous / M’affichent devant les babtous ». On relève ici également les références au vaudou, qui fait également partie de l’œuvre de Basquiat.
On retrouve régulièrement dans ses tableaux des « loas », esprits vaudous très importants qui servent d’intermédiaire entre le Créateur et les hommes. Si Booba y fait référence dans le clip de Salside où l’on peut retrouver le loas de la mort, on parlera aussi du rappeur L.O.A.S, dont le nom est plus que parlant.
Jean-Michel Basquiat a retapissé les murs blancs et froids des galeries d’arts, fait rentrer la rue au musée et permet enfin aux noirs et aux opprimés (les pauvres, les banlieusards, etc.) de s’intéresser à la peinture. Décriant le racisme et le colonialisme, il critique également le consumérisme et le capitalisme. Son travail transpire encore la fièvre rageuse et contestataire du peintre à ses débuts, tout comme le rap. Le conservateur et historien de l’art Fabrice Hergott dit d’ailleurs : « Son oeuvre garde une très grande authenticité parce qu’elle est motivée et traversée par un sentiment de révolte contre un confort à l’américaine qui lui semblait faux » (exposition du MOAM de Paris en 2010).
Cette démarche résonne avec les textes de certains rappeurs français. C’est le cas récemment de Luidji ou même de Lucio Bukowski. Le plus bel exemple de cette indignation contre les injustices de la société de consommation se trouve dans son titre Rien de nouveau : « Des espaces verts dans les poumons / Et du goudron que nous goûtons /Aposthasie de moutons, néo-nazis et vieux croûtons / Les bobos aiment Proudhon comme le sébum de leurs boutons / Quel meilleur vomitif que l’Ave Maria ? / Gentil prolétariat, presse-hydraulique et paria / Décor éclaté et collage de Basquiat / Boucherie pour athées, burritos et post-modernité, … »
Mais Basquiat fascine au-delà de sa lutte contre le racisme et le néo-colonialisme, de sa mise en lumière des cultures « noires » ou de sa critique du consumérisme.
Beaucoup rapprochent le processus de Basquiat au sampling, technique fondamentale dans le hip-hop qui consiste à « réutiliser un extrait sonore existant pour fabriquer un nouvel ensemble ». The Radiant Child (l’un de ses surnoms) réutilise des figures visuelles historiques, des symboles, des phrases et aphorismes de son cru pour en faire des œuvres hybrides et complexes. Il découpe, colle, décolle, recolle, cloue, déchire, agrafe, du papier, des journaux, du bois, du verre, de la corde, des déchets. Bref, il mélange et associe des traditions différentes pour faire du neuf : street-art et les grands maîtres de l’histoire de l’art (son tableau Mona Lisa, 1983), peinture et écriture, christianisme et vaudou, … Il s’est créé son propre univers esthétique, novateur et métissé.
C’est un peu une pratique qu’on assimilerait maintenant à la « culture internet » et son application visuelle avec l’esthétique copy-paste, les memes, etc… C’est un peu ce que dit Veerus dans Premier pas : « Pas de strass, maquillage / J’envoie des flashs d’images sur la toile #Basquiat / Préserve l’ordre amiral / Des proses admirables ». Outre l’influence de Basquiat dans l’écriture des rappeurs, on retrouve aussi sa présence dans la partie visuelle du rap français : clips et covers. Ainsi, Booba et Pedro Winter posent à la façon de Basquiat et Warhol pour la cover du remix de Marche ou Crève (ICI).
On peut également voir du Basquiat dans les clips de certains rappeurs, même si ce n’est pas forcément une influence qu’ils avaient en tête. On pense à certains clips du duo Adrien Lagier et Ousman Ly, certains clips de la SuperWak Clique ou même l’extraordinaire clip de Veerus pour Palpatine. Les images et références médicales dans ce dernier auraient sans doute fait plaisir à Jean-Michel Basquiat, très influencé depuis son enfance par le traité d’anatomie d’Henry Gray.
Si l’œuvre de Jean-Michel Basquiat est revendicatrice, elle est aussi la représentation d’une urgence créatrice d’un génie torturé. Et c’est ce qui touche également de nombreux rappeurs, qui font référence à sa carrière en étoile filante, son besoin vital se créer ou son mal-être évident. Bref, à l’évidence, il est devenu l’incarnation du mot « cool » et qu’il est une figure omniprésente de la « culture street », il est bien plus que ça pour de nombreux artistes.
Pour Lino, probablement un des meilleurs lyricistes de sa génération, rapper c’est plus que de la musique, c’est une nécessité, une manière de s’exprimer. Tout comme Basquiat avec la peinture, il rappe alors : « Avant qu’on me retire la vie / j’écris à l’encre de mes artères ». Le rappeur du 95 explique d’ailleurs dans différentes interviews qu’il trouve son inspiration dans la tristesse et les parties sombres de la vie : « Je ne vois pas pourquoi on serait optimiste dans ce monde de merde. Je ne suis pas spécialement quelqu’un de très sombre dans la vie de tous les jours mais j’aime bien la musique qui a des choses à dire. Ce qui marque, c’est la détresse de l’artiste. En peinture pareil. Quand tu vois les tableaux de Basquiat, tu observes un mec totalement torturé et c’est d’une richesse incroyable. »
Basquiat, artiste qui ne trouvait pas sa place, habité par sa nécessité de créer, drogué, malheureux dans son succès appartient bien à la catégorie des artistes maudits qui fascinent tant. Figure légendaire disparu à 27 ans, il a sa place au mythique Club des 27, à coté de Amy Winehouse, Jimi Hendrix ou Kurt Cobain. Bref, Jean-Michel Basquiat est une figure admirée, pas seulement pour son œuvre, mais également pour sa vie de bohème (pour être soft).
C’est un esprit torturé, mal dans son époque, qui à l’instar de Kurt Cobain par exemple, parle aux artistes en général. Ainsi, Lucio Bukowski rappe très pertinemment « La vie, c’est pas des thèmes / C’est penser en éclats / Moins Jean-Paul Sartre que Basquiat, vitre brisée / À laisser en l’état » dans Oderunt Poetas (du latin « poètes qui ont la haine »). Ce génie maudit qui a brisé les codes est devenu une icone pour beaucoup d’artistes. C’est ce que dit Lpee dans le titre One Piece du crew LTF : « Brisons les chaînes, les règles et les codes façon Basquiat (Basquiat) ». Sa souffrance enfouie dans les drogues est également une source de fascination pour beaucoup de rappeurs : tout comme eux, son art sent le soufre. Tourmenté, dévoré par un monde capitaliste et injuste, perdu entre l’enfant en colère et l’artiste à succès, il peignait en musique, défoncé à la cocaïne ou au speedball (un mélange héroïne cocaïne). L’une de nos références préférées à la toxicomanie du peintre est la phase « S/o l’huile, J’suis dans la peinture comme Basquiat » de Freeze Corleone, qui fait ici un parallèle entre l’huile de shit et la peinture à huile. Basquiat est d’ailleurs très présent dans la musique du 667, et la nouvelle toute récente que le peintre utilisait de la peinture UV invisible dans ses œuvres plaira sûrement à Freeze Corleone, amateur de références cachées et de théories mystérieuses.
Vous l’avez donc compris, le peintre de Brooklyn a inspiré et continue d’influencer de nombreux rappeurs francophones, plus ou moins jeunes. On retrouve des références un peu partout, de Lord Esperanza (Et alors) à Dinos (Sophistiqué) ou Alpha Wann, en passant par Gizo Evoracci (voir la cover de son album Drug Designer, lui qui rappe « Héroïne car Paris est rempli de Basquiat »). Entre name-drop, référence élogieuse ou comparaison flatteuse, le nom l’artiste est bien présent dans la bouche des rappeurs francophones.
Devenu une icône post-mortem, on se dit parfois que Basquiat aurait peut-être préféré ne pas être un modèle culturel d’aujourd’hui, quand on voit ce que certains font de son héritage. On reste surpris de voir l’artiste représenté comme un symbole extérieur de richesse, comme une commodité mercantile à posséder, comme quand Sam’s dit « Je pourrais péter la couronne en ronflant / sur moi, des Reebok Basquiat en montant » (Barillet), ou Eden Dillinger rappe « Comme un joeur de baseball / Il m’faut une toile Basquiat, une autre paire de Huarache noire » (Rookie).
Finalement, on se dit que vu notre époque, vu notre actualité (on a même pas besoin de préciser quoi, tant tout est désespérant), on se dit que Jean-Michel Basquiat est peut-être mieux mort aujourd’hui. Peut-être aurait-il été heureux d’être reconnu par ses pairs comme un artiste incomparable, d’être rentré dans tous les musées et d’être anobli comme l’incarnation du cool urbain, mais le climat politique mondial et la récupération commerciale sans vergogne dont il fait l’objet l’auraient surement achevé. Au moins, il ne sera jamais témoin de son détournement chez Reebook, Kenzo, New Era, Uniqlo, Urban Decay, …