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[Dossier] The Wire, le rap français sous écoute

Considérée par les critiques comme la plus grande série du 21ème siècle, The Wire (Sur écoute dans sa version française) entretient des liens étroits avec le rap français. À l’aube des séries Netflix sous influence Narcos, affublées d’un vocabulaire latino et grossier de rappeurs en chemises hawaïennes, quels rapports entretiennent les rappeurs français avec le show HBO ? « It’s all in the game » :

The Wire 2

La série créée par David Simon, ancien journaliste du Baltimore Sun, narre durant cinq saisons, entre 2002 et 2008, le quotidien de la ville de Baltimore, connue pour son fort taux de criminalité. Dans cette ville du nord-est des États-Unis régie par le trafic de drogue, les gouttes se transforment en balles. The Wire a impacté ses téléspectateurs par son réalisme presque documentaire mais aussi par une très forte empathie envers ses personnages, qu’ils soient dealers, flics, enfants, mères de familles, repentis ou marginaux.
Par la très forte présence d’acteurs afro-américains (une première à ce niveau dans l’histoire de la télévision américaine), elle écarte tout manichéisme habituel et la parole est donnée à une communauté qui n’a pas l’habitude d’être aussi bien représentée. Via un récit choral, qui démultiplie les points de vue, les lieux, les destins individuels et collectifs, The Wire va aussi permettre une respiration des références audiovisuelles aux gangsters dans le rap français. Omar Little, Stringer Bell ou encore Avon Barksdale vont trouver une place dans l’imaginaire collectif comme ont pu le faire Benny Blanco ou Tony Montana.


OG et les cafards

Au sein de West Baltimore, le paysage local n’est guère reluisant : une ville austère où se succèdent des logements en désuétude teintés de briques rouges, un canapé orange délabré posé au milieu de pavillons et des pilules bleues et rouges à même le sol. Entre ces tours, se jouent un jeu et une mécanique bien huilée, des guetteurs aux guettés, des soldats aux crackheads, des descentes de flics aux planques de came, tous participent à cette jungle urbaine.
Ce contrôle du terrain et l’élargissement de son territoire est concrétisé par un nom : Barksdale, Avon, de son prénom. Le n°1 de l’organisation incarne l’Original Gangster, usant d’un langage guerrier, emmenant ses soldats n’importe où avec lui pour récupérer chaque corner qu’il peut et assimilant le business à des valeurs familiales :

« Cloué à la street comme Avon Barksdale » (4keus Gang)

« J’aime trop la famille, je vais finir comme Avon Barksdale à Baltimore » (Falcko)

Avon est l’un des personnages des plus bruts de The Wire et ses citations dans le rap français ne font qu’accentuer cette caractéristique : un trafiquant de drogue qui ne travaille qu’avec des hommes de son entourage et qui est prêt à en découdre à chaque occasion, quitte à prendre des risques inconsidérés.
S’il vit pour cela, son bras droit, Stringer Bell (interprété par Idris Elba) sort de cette typologie de gangsters, revêtant le costard cravate plutôt que le glock. D’un caractère plus cartésien, il sera à l’origine de la Co-Op, la coopérative de dealers en collaboration étroite avec Prop Joe, la figure de proue de l’Est de Baltimore. Personnage bien plus complexe qu’Avon, il force le respect de l’inspecteur McNulty lorsque celui-ci découvre à sa mort La richesse des nations d’Adam Smith dans l’appartement du défunt, une lecture qui tranche avec l’image codifiée des trafiquants de drogue :

« J’vise le ciel, les échantillons, l’ambition d’Stringer Bell » (Alkpote)

« Quand mes kho se font juger, j’suis au fond d’la salle comme Stringer Bell » (TLZ Clan)

« J’ai changé ma vie d’dealer en celle d’un entrepreneur
Espérons qu’ça finisse pas comme Stringer Bell dans The Wire » (Jeune LC)

La force de la série est aussi de ne pas camper ses spectateurs dans un confort normatif, avec d’un côté son héros individuel et de l’autre les bad guys. Chaque saison voit se succéder différents personnages qui se croisent, s’entremêlent dans différentes localités de la ville. Du commissariat à la table d’écoute, des corners Lanvale et Barclay au palais de justice, des docks aux bars, en passant par les bureaux de campagne électorale et une rédaction d’un journal, c’est toute une cartographie géographique et humaine qui est mise en place.
Et le contrôle du terrain ne déroge pas à la règle puisque le trône est au fur et à mesure des saisons délégué à un nouveau venu, arrogant, taiseux et aux antipodes du Avon surexpressif : Marlo Stanfield. Celui-ci, enclin à la clandestinité, à l’invisibilité (même des cadavres), dégage surtout une intériorité froide et des paroles glaçantes qui rappellent étrangement un autre détenteur du trône :

«  J’suis Marlo Stanfield, ta mère la hyène, t’es McNulty » (Booba)

Étant aussi intraitable dans le game qu’avec ses ennemis, arrive même un moment où Marlo n’arrive littéralement plus à écouler son argent et demande de l’aide à Prop Joe afin de blanchir son pécule… « Ma question préférée, qu’est-ce que je vais faire de tout cette oseille ? ».
Cependant, une autre figure importante de la série, crée une rupture encore plus forte avec l’archétype du gangster, celui d’Omar Little, tout droit sorti d’un western de Sergio Leone. Manteau long, balafre plus que mémorable sur le visage, fusil à pompe, il ne fait pas bon de l’entendre siffloter son air de Morricone… Le bandit social est tout à la fois un Robin des bois qu’un cowboy queer, ce qui a eu le don de laisser perplexe nombre de rappeurs qui présentent une homophobie assez palpable dans leurs titres. Pour ne rien arranger, Omar est la balance par exemple, « snitch » soit l’insulte suprême dans le langage de la rue :

« Comme dans The Wire, j’suis un genre d’Omar hétérosexuel » (Lino)

« Dans mes trois barres, je marche seul comme Omar dans The Wire » (Jok’air)

« J’suis pas un vendu, jamais je joue le rôle à Omar » (Freeze Corleone)

Déchiffrer

Le fil qui relie toutes les saisons de la série reste le trafic de drogue et notamment un pan important du processus de résolution des enquêtes de police : la mise sur écoute. Cependant, la mission n’est pas rendue aisée par les patrons de West et Est Baltimore, redoublant de vigilance et échangeant en messages codés avec leurs sbires…

Ce qui ne facilite pas la tâche de Lester Freamon et Roland Pryzbylewski, tous les deux chargés d’intercepter et de décoder les transmissions des clans Barskdale ou Stanfield.
Ces messages codés, à coup de bipers, téléphones et photos nécessitent le même travail de recherche et de compréhension que certains auditeurs néophytes face à des univers obscurs. Notamment d’un habitué des références à The Wire, Freeze Corleone, dont le rap chiffré, occulte, provoque des troubles d’incompréhension chez les novices…

THE WIRE
L’équipe de surveillance tentant de décoder le couplet de Freeze Corleone sur le titre Lester…

De plus, ces deux-là partagent la même volonté de s’occuper des politiciens corrompus et véreux, que ce soit Clay Davis ou Jack Lang
Et l’on sent bien que la mise sur écoute est un engrenage infernal pour ces policiers, qui ne jurent que par elle, alors que celle-ci n’est censée être utilisée qu’en dernier recours. Tout comme la propension du membre du 667 à naviguer dans des références toujours plus ambiguës et cryptiques dont seuls les initiés pourront profiter. Lester et fans du 667, même combat :

« J’suis comme Lester dans le labo » (Freeze Corleone)

« J’connais Stringer Bell, donc je parle en code au phone-tel » (Driver)

La dictature du chiffre

Une des marottes de la série et de David Simon, est de confronter les volontés individuelles à la bureaucratie, qui aurait pour effet de freiner et d’annuler toutes velléités de changement et d’amélioration de la vie quotidienne. D’ailleurs, des scènes brèves, sèches, silencieuses, réduites à un regard, un geste, une démarche, disent souvent l’essentiel.

Lorsque McNulty regarde une photographie de l’une des victimes, un plan suffit pour montrer à la fois le besoin d’une quête et la conscience de son inutilité. Quand Nick Sobotka marche seul dans la rue gelée, la concision du plan prend valeur d’emblème : l’abandon de la communauté ouvrière.
Mais dans le cas précis du fonctionnement des différentes instances de police, tout n’est que calculs politiques, afin de garder son poste ou de répondre à des attentes abstraites de ses supérieurs. Les logiques capitalistiques se sont infiltrées dans toutes les couches de la société et, avec elles, la dictature du chiffre.
Il n’est plus question de résoudre des enquêtes de manière déontologique et professionnelle mais de passer sous le seuil des 50% de taux d’élucidation. Il s’agit alors d’innombrables pressions répétées au sein de toute la hiérarchie, du maire au conseiller de cabinet, du chef de la police d’état au commandant de district, jusqu’au chef de brigade et ses lieutenants et inspecteurs…

Burell et Rawls 4Rawls et Burrel, parfaits représentants de l’immobilisme bureaucratique

Cette vision bureaucratique de la police touche aussi ce qu’elle combat puisque les dealers sont eux aussi confrontés à la concurrence et doivent savoir à quel prix acheter leur came et comment la couper pour rentabiliser leur achat… Ce n’est pas un hasard si Stringer Bell prend des cours d’économie à l’université, ceci dans un but d’efficience et de profitabilité.
D’ailleurs au cours de la saison 2, celui-ci consulte son professeur d’économie pour savoir quelles sont les options disponibles lorsque « vous avez un produit de qualité inférieure sur un marché agressif ». Il n’en existe que trois : racheter la concurrence, baisser les prix, changer le nom du produit. Stringer avait choisi cette dernière tactique, sachant que la mesure ne pouvait être que provisoire mais ceci évoque forcément le cas d’Ateyaba, anciennement Joke qui a profité de son changement de blase pour se donner du temps, à la quête d’une nouvelle identité.

« C’est comme le changement de couleur sur les capsules d’héroïne, pour mieux tromper les boloss, comme l’a fait Stringer Bell, mais au fond la dope reste de la merde » (Despo Rutti)

Sans surprise, cette obsession du chiffre s’est propagée dans le rap français, encore plus à l’heure du streaming. Si les piques entre Rohff et Gims au sujet des ventes en première semaine ne datent pas d’aujourd’hui, le nombre de ventes est rentré dans les mœurs chez certains suiveurs comme un facteur de réussite d’un projet. Pire, on annonce dès les « mid-week », le succès ou non d’un album.
La course aux singles d’or et autres certifications sur les plateformes de streaming a même poussé les acteurs du marché à faire mouvoir l’album, pourtant installé depuis des lustres et qui est toujours le meilleur moyen de jauger un artiste. Titres supprimés, ajoutés, modifiés, des albums qui ressemblent plus à des longues playlists qu’à des projets réfléchis, les cinq dernières années ont vu se multiplier des projets sans saveur, uniquement à la recherche du chiffre.

« The king stays the king »

Dans une célèbre scène de la saison 1 au milieu des pavillons, deux jeunes dealers (Bodie et Wallace) jouent aux dames sur un plateau d’échecs. D’Angelo, leur « supérieur » hiérarchique en profite pour leur expliquer les règles du jeu mais aussi, en usant de métaphores, expliquer le fonctionnement du trafic de drogues au téléspectateur. On passe en un instant, du « jeu » d’échecs, au « game ».

Du reste, c’est par les mots suivants que Omar conclut la première saison, donnant à voir les jeux de pouvoirs et terrains de jeu : « It’s all in the game ». Cette formule, répétée à déraison au cours de la série, tient à la préposition « in ». Ce qui compte c’est d’y être, un « je » dans le « jeu ». Une concomitance avec le rap français, qui évoque souvent ce vocabulaire : le rap jeu, les rois et reines qui occupent le trône, les fous qui s’en servent d’exutoire, les tours dans lesquelles ils ont grandi…

Et pour réussir, il faut se compromettre, que l’on soit gangster ou flic. Au cours de la dernière saison, McNulty est dans un tel état d’irritation quant aux obstacles qui se dressent devant lui dans le but de poursuivre son enquête sur Marlo qu’il invente un tueur en série et en détourne ses moyens pour le fruit de sa propre enquête.
Cette ambition d’ascension sociale est illustrée par l’utopie de la Co-Op, quiconque monte assez haut dans la hiérarchie du gang, finira par pouvoir s’extraire du double rapport qui structure le marché noir. Pour Stringer, l’alliance scellée par la coopérative de dealers est inséparable de son fantasme de transformer le « jeu » en un parfait équivalent du marché légal. Son rêve d’investisseur est l’espérance d’un double blanchiment : recycler l’argent sale dans l’économie légale mais aussi prendre le train de l’ascension sociale et sortir du ghetto.
Stavo, membre du groupe 13 Block (« S.E Wire, mon pote… ») avait lancé au cours d’une interview une boutade comme quoi, « on est là pour blanchir », volonté qui n’apparaît pas forcément comme une blague au vu de l’historique du groupe et rejoint bien cette ambition sociale… Seulement, les membres du groupe de Sevran restent plus terre-à-terre que Stringer Bell et se rapprochent davantage d’un Avon Barksdale. Au contraire, Avon ne désire pas l’ascension sociale, il ne croit pas à l’assimilation et reste un véritable OG, « just a gangsta, i suppose ».

Le monde des gangsters est un monde de codes, les corners ont certes une fonction marchande, ce sont des lieux de vente, mais cette fonction n’est pas encore complètement abstraite. Des données qualitatives limitent encore la capitalisation du territoire : les corners de Barskdale et ceux de Stanfiel ne peuvent coexister. Ces limitations qualitatives tiennent à des liens territoriaux fondés sur le prestige et la réputation, qui résistent à la pure abstraction quantitative de la forme argent.
Si actuellement dans le rap français, Nekfeu est le plus gros vendeur de l’année, il n’est pas pour autant considéré comme le n°1 du genre puisque des caractéristiques subjectives rentrent en compte. Les rappeurs et OG de The Wire semblent donc partager cette importance pour le territoire et la réputation, notions qui dépassent les seuls facteurs mercantiles. À l’instar de Marlo dont le comportement est mutique à souhait et qui ne sort de ses gonds qu’une seule fois au cours de la série, lorsqu’on écorche son nom, « My name is my name ! » :

«  Grâce à mon Dieu, ils ont pas cassé ma première tour… »

Saison 3, scène d’ouverture. Cela commence par une explosion. Le détonateur retentit et fait sauter les vieilles tours de la cité Franklin. Les anciens projects vont laisser place à une vaste opération immobilière. Alors que les officiels et le maire prononcent de grands discours réformateurs, politiques, d’urbanistes, Bodie, Poot et les autres se souviennent de ce qu’ils y ont vécu, « C’est là où j’ai baisé pour la 1ère fois ». Ainsi, deux perspectives se croisent sur un même objet : d’un côté l’espace abstrait de l’urbanisme, de l’autre le territoire vécu, l’espace concret des habitants, espace des sujets et non des calculs, espace de représentation qui a une origine : l’enfance avec ses acquisitions et ses manques.

3ème morceau de l’album Deux Frères de PNL, N.O.S se remémore dans Chang sa vie d’avant, son enfance et les souvenirs avant qu’ils ne disparaissent :

« Sur cette chaise, dans ce hall, j’me sens si bien, ça me rappelle quand j’avais des rêves en chien
J’aime trop mon zoo, tu comprends pas, pas l’même amour, grâce à mon Dieu ils ont pas cassé ma première tour
Le paillasson a pris quinze ans comme moi poto, sauf que moi, j’vais partir, lui, il restera dans le ghetto
Peur de changer de vie, peur de désillusion, j’aimerais revenir dans le passé toquer à la maison
Ouvre-moi la porte que j’prenne Tarik dans les bras petit, que j’lui chuchote : Ton frère sera toujours là, petit »

Ce n’est pas un hasard si cet extrait d’un couplet de N.O.S, célèbre par sa capacité à illustrer la mélancolie des halls et de la misère semble si concomitant avec celui de The Wire. Si la série possède une dimension politique, ce n’est pas seulement parce qu’elle traite de thèmes d’ordinaire exclus des séries télévisées, ni parce qu’elle opère des redécoupages du monde social (notamment la ligne de partage entre la police et le crime organisé), mais parce qu’elle humanise des personnages à priori peu sympathiques.
Lors du dernier épisode de la série, McNulty va rejoindre sa petite amie et ses enfants, « let’s go home » dira-t-il avant de disparaître. Home, à comprendre comme la jouissance d’un bonheur privé pour échapper à la douleur du monde. Dans Autre monde, N.O.S abondera dans ce sens : « J’ai envie de rentrer à la maison »…

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Quentin Riou

À proposQuentin Riou

Cherche de la poésie dans les choses de mauvais goût sous autotune.

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