Le Rap en France vous propose un très long entretien avec un homme qui a traversé le rap français en long et en large. Le colosse Driver est rempli d’anecdotes et de bon sens. Il nous raconte ce qui a constitué son parcours, de ses débuts à aujourd’hui. Entretien :
Tu es né en 1976 à Sarcelles. Tu peux nous raconter un peu le déroulement de ton enfance ? Pour moi, j’ai vécu une enfance normale. Jusqu’à ce que j’ai la chance de voyager, de sortir de ma ville et de voir qu’il n’y avait rien de normal. Je me suis rendu compte qu’il y avait des gens qui vivaient mieux que nous. Mais je ne me suis jamais plaint de ma jeunesse, je me suis bien amusé. Je faisais beaucoup de sport et quand je sortais de chez moi, c’était pour aller à l’école ou jouer au football. J’ai pris beaucoup de plaisir, on s’amusait avec rien. Grâce à la musique, je rencontre des gens de milieux plus aisés. Quand on échange sur nos enfances, il arrive que je raconte une anecdote et les gens me disent : « mais vous étiez dingues ! »
Je dis souvent aux gens que la meilleure chose qui puisse arriver à un gamin, c’est de grandir dans une cité. C’est ça. Si tu réussis à t’en sortir là-dedans, tu peux le faire n’importe où. Je vais beaucoup aux USA et là-bas c’est très ghettoïsé entre communautés. Nous, on a la chance de vivre avec tout le monde. Sarcelles, c’est une ville où il y a beaucoup de noirs. Dans le quartier de mon enfance, il y avait beaucoup de juifs et de turcs. Et fût une époque où je parlais quasiment turc couramment. Je connaissais les coutumes des juifs sur le bout des doigts. C’est une richesse incroyable.
Cette notion de ville cosmopolite, c’est ce que raconte Doc Gynéco sur le titre Dans Ma Rue. C’est exactement ça. C’est une richesse. Puis même dans l’humour, la vie en cité est tellement drôle parfois. On le voit d’ailleurs avec tous les humoristes dits urbains aujourd’hui.
Tu es adolescent quand tu découvres le rap français ? J’ai exactement onze ans et c’est grâce à une émission de radio.
C’est Deenastyle ? Voilà, sur Radio Nova. Avec Dee Nasty et Lionel D. qui improvisait. Il recevait plein de rappeurs de la région parisienne et c’est mon frère qui l’avait enregistré, ça passait le dimanche soir. Il zappait sur les radios et il tombe là-dessus, il décide d’enregistrer sans savoir ce que c’est. On devait se coucher, on avait école le lendemain. On réécoute le lundi et on a une révélation tous les deux. Sur cette cassette, c’était le 501 Posse. Le groupe de MC Solaar. On devient des assidus de cette émission et un soir, c’étaient des mecs de Sarcelles, le Amer Posse.
Le futur Ministère Amer. Voilà et là j’entends des mecs de ma ville à la radio. Mais normalement la radio c’est Johnny Hallyday et Michel Sardou. Et là ce sont des mecs que je vois en bas de chez moi tous les jours !
Ça fait sauter une barrière mentale ? Tout à fait, je me suis dit que si eux y arrivent c’était possible pour moi aussi.
Et puisque tu parlais de Solaar qui t’a mis ta première claque, tu l’as rencontré ? Oui, on a fait beaucoup de choses ensembles. Solaar, je l’ai rencontré en 1991 environ.
Avant son succès donc. Pour resituer un peu le contexte, les NTM sont en train d’émerger. Il y a beaucoup de reportages sur la banlieue à l’époque, la crise des banlieues commence à se voir et NTM est le groupe parfait pour les médias à cette époque-là. Ils les mettent en avant, on les voit un peu partout et ils signent chez Sony. Eux sont de Saint-Denis qui est toute proche de Sarcelles. Le maire de Saint-Denis décide d’investir dans le rap pour canaliser un peu les jeunes.
Ils ouvrent une MJC ? Effectivement et surtout, l’université Paris VIII de Saint-Denis s’est ouverte au rap. A l’époque, Georges Lapassade y était prof de sociologie et il s’intéressait beaucoup au mouvement hip-hop. Au sein même de la fac, il a organisé des concerts. Et c’est là que j’ai rencontré Solaar. Je le regardais en me disant Wahou. Deux ou trois ans plus tard, il cartonne avec Bouge de Là et on se perd un peu de vue à cette période. On s’est retrouvés beaucoup plus tard quand je signe chez Polydor puisqu’il y était aussi. C’est lui qui m’a fait monter pour la seule et unique fois sur la scène du Zénith, il m’avait invité sur un de ses concerts.
On va revenir à tes débuts. Tu fais l’émission d’Alibi Montana sur Beur FM, comment tu te sens après ? Est-ce que tu as l’impression d’avoir mis un pied dedans ? En fait tout s’enchaîne. Comme mon frère avait découvert Deenastyle en zappant, je tente le coup aussi. C’était un mercredi après-midi et je tombe sur cette émission qui avait le même principe que celle de Radio Nova, un mec qui improvise et des rappeurs qui sont là.
Avec la participation des auditeurs par téléphone. Ouais, moi j’ai un vulgaire texte. J’appelle et je le rappe au téléphone. Ils aiment bien mais c’était pourri ce que j’avais écrit. L’émission passait toutes les deux semaines. Pendant quinze jours, je travaille mon texte jusqu’aux dédicaces. Ils entendent le truc et ils me disent de venir direct.
Tu crées un groupe pour l’occasion même ? Dans l’urgence, j’arrive à recruter cinq mecs. On va à la radio, on ne se connaît pas du tout en vrai. Il y en a un avec qui je joue au foot et je ne connais pas les autres. C’est totalement fou, on se découvre à la radio. L’émission se passe très bien et il y a ce Georges Lapassade qui nous dit que c’est super ce qu’on a fait et qui nous invite à participer à un concert à Paris VIII. Il nous annonce le plateau et la majorité des artistes qui passaient étaient des artistes que j’écoutais. C’était des références pour moi, j’étais comme un fou.
Tu es encore en contact avec Georges Lapassade ? J’ai bien peur qu’il ne soit plus de ce monde (ndlr : il est effectivement décédé le mercredi 30 Juillet 2008.), il était déjà très vieux à l’époque. C’est quelqu’un qui a fait beaucoup pour moi sans qu’on se connaisse vraiment. Il aimait notre musique. Il devait avoir soixante ans à l’époque, il dansait comme un fou. D’ailleurs, quelqu’un m’a contacté récemment en me disant qu’il a des vidéos de cette époque-là ! Je crois que je vais les détruire.
Vidéo : Georges Lapassade et le rap.
Souvenez-vous en 1992 : Georges Lapassade et le… par telessonne
D’ailleurs, tu as vu le teaser de Kery James où on le voit rapper tout petit ? Oui oui, je l’ai vu. Je le voyais dans ces années-là, il kickait déjà ! C’était une coqueluche, on disait « je vais vous ramener un petit, il va tous vous tuer ». Une vraie mascotte.
On arrive en 1994. Tu fais ta première apparition sur cd. Sur vinyle plutôt. C’était la compilation de Moda et Dan intitulée Ça se passe comme ça et j’avais fait le morceau Roule avec Driver.
Audio : Roule Avec Driver
Avec le recul, tu en penses quoi de ce morceau ? Je ne l’aime plus. En vérité, je ne l’ai jamais aimé à 100%. Disons que je l’aimais à 90%. Je me disais toujours que j’aurais pu mieux faire, que c’était pour un vinyle quand même ! Mas bon, les gens ont apprécié et 90% ce n’est pas si mal en fait. J’aurais du mal à l’écouter aujourd’hui.
Tu as suivi une progression linéaire. Tu commences seul, tu passes en radio, tu poses sur une compilation, tu fais des featurings puis seulement après tu sors un album. Est-ce que tu ne trouves pas dommage que ça ne se fasse plus ? J’ai souvent ces discussions avec des jeunes. Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas prêts à sortir des albums. Ce n’est pas qu’ils ne rappent pas bien mais faire un album, c’est autre chose. Il y a plein de projets à faire avant. Le meilleur exemple, c’est Snoop Dogg. La première fois qu’on l’entend, c’est aux côtés de Dr Dre. Il arrive à créer une envie, une attente. Avant que son premier album sorte, c’est déjà une star. On a envie de lui. Aujourd’hui, on ne sait plus créer la demande et le problème est là. Si un mec rappe bien, il va vouloir sortir un album. Mais qui t’a dit qu’on voulait ton album ? Tu dois travailler avant.
Toi à tes débuts, tu trainais pas mal chez Ticaret, le magasin hip-hop tenu par Moda et Dan. Tu peux nous décrire un peu l’ambiance ? Ticaret, c’était la maison du rap. C’est le premier magasin qui a vendu des habits hip-hop, tu voulais un truc de New-York c’était là-bas que ça se passait. Ensuite, ils ont commencés à vendre des disques. Ça a ramené encore plus de monde. Le studio de Mona et Dan était sous le magasin, ça veut dire que si tu es un client tu peux voir passer ton rappeur préféré. A cette époque, ils avaient pour ambition de faire une grosse compilation avec les meilleurs rappeurs parisiens.
C’était le but de ma question, tu y as rencontré toute la grosse scène parisienne. Voilà. Dessus il y avait Lunatic, Kery, les Sages Po’, Rohff et même Double Pact qui venait de Suisse. Tout le monde passait là-bas. Même Joey Starr, je l’y ai croisé. Tout le monde échangeait.
Est-ce que tu avais l’impression qu’il y avait un sentiment d’unité ? Je ne sais pas si c’est de l’unité. A l’époque c’était rare un rappeur, ce n’est pas comme aujourd’hui. Maintenant si tu secoues un bâtiment, il y en a vingt qui tombent. Du coup, quand on se rencontrait on partageait beaucoup et ça se terminait souvent en morceau. La première fois que je croise Rohff, ça se termine en freestyle. Kery était là aussi, il travaillait en stage à Ticaret, on met un vinyle de Craig Mack et hop freestyle.Aujourd’hui, ce n’est plus ça. J’animais une émission sur Goom Radio et j’invitais des rappeurs en interview, on leur demandait de faire un freestyle, ils ne voulaient pas rapper.
Comment tu l’expliques ? Ils aiment trop parler ! A l’époque, quand on passait sur l’émission de Mark, Bombattak, on répondait aux questions vite fait parce que tout ce qu’on voulait c’était rapper ! Ça s’est inversé. Les gens aiment bien raconter leur vie maintenant.
C’est à la période de Ticaret que tu fais le morceau avec East, Lunatic, Zoxea et Dany Dan. Tu peux nous raconter le contexte ? C’était complètement fou ça ! Je rencontre Dany Dan au magasin, on s’entend bien et on fait un morceau avec Moda. Le son est mortel. On échange nos coordonnées et Dany me recontacte en me disant qu’il aime beaucoup ce que je fais et qu’il veut me donner un coup de main. Il ne voulait pas me produire ou gagner de l’argent sur moi ! Il voulait juste m’aider, c’est fou !
Ça nous amène donc à la mixtape spéciale Lunatic de Cut Killer. Il faut savoir qu’à l’époque, si tu étais sur cette mixtape c’était incroyable. Il me dit qu’il veut me mettre dessus. Bien sûr que j’y vais ! A l’époque, je suis plus excité par le fait d’être sur le projet de Cut Killer que de partager la mixtape de Lunatic. Je suis heureux, j’aiguise mes seize et j’y vais. On faisait tous entre 1,90 et 2 mètres et on se retrouve dans une toute petite chambre avec le plafond très bas. Mais on s’en foutait, on rappait et on était heureux. Et pour revenir à l’une de tes questions précédentes, à ce moment-là je me sens devenir quelqu’un. Donc beaucoup plus après la cassette de Cut Killer que mon premier son sur vinyle.
Audio : Freestyle – Lunatic, East, Driver, Danny Dan & Zoxea
Ce n’est pas tellement une question de contenant mais de contenu. Voilà et aussi de la portée que ça va avoir. On savait tous comment Cut Killer fracassait tout à l’époque. Je savais qu’il y aurait des répercussions. Et il y en a eu.
De quel ordre ? Des propositions de concerts, d’autres featurings. Et moi-même quand je voulais inviter quelqu’un, j’étais Driver de la mixtape de Cut Killer.
Peu de temps après, tu signes chez Polygram. Je signe en édition à la fin 1997.
C’est toi qui fais la démarche ou quelqu’un vient te chercher ? Alors, comment ça s’est passé ? C’est Desh, le producteur de Sniper, qui est juste DJ à l’époque qui signe le premier en édition chez eux en tant que compositeur. Il fait écouter les artistes avec lesquels il travaille et Polygram me découvre ainsi. Ils me contactent donc et me signent peu de temps après. Un an plus tard, je signe en production.
Il n’y a pas d’appréhension au moment d’entrer dans une maison de disques ? Non, je suis heureux. A l’époque, c’est la normalité. C’est pour moi l’occasion de toucher plus de monde avec ma musique.
Et ce premier album, tu le prépares comment ? C’est l’album de ma vie, j’ai une tonne de morceaux ! En maquette, il est déjà complètement prêt. Il n’y avait qu’à choisir les morceaux, les travailler et aller les enregistrer en studio. Je suis heureux, je sors à peine du lycée ! Je viens de rater mon bac de quatre points, je me dis que je le repasserais en candidat libre l’année d’après. Mais j’ai le choix : le bac ou l’album ? C’était vite vu ! On me donne un gros chèque, je suis le plus heureux des hommes. Tout va bien, la vie est belle.
Tu n’as pas eu un peu peur de perdre les pédales ? Non parce que tout ce que je fais c’est acheter des CDs. Ce n’est pas ça le plus cher. Si j’avais voulu des grosses voitures ou des bijoux, ouais. Mais je ne me ruine même pas.
Les quelques semaines avant la sortie de l’album, tu appréhendes ? Oui, clairement je ne suis pas bien. Quand je signe chez Polydor, on me propose un plan. Les Boyz II Men ont un gros hit aux Etats-Unis qui s’appelle Can’t Let Her Go et qui passe un peu en France. Pour qu’il passe plus, la maison de disque veut faire un mix avec un français dessus et ils pensent à moi. Je dis oui direct ! En plus, c’était Puff Daddy à la production. Un gros morceau. J’enregistre et le morceau commence à tourner partout : Skyrock, NRJ, Fun Radio. On ne connait pas encore vraiment ma gueule mais ma voix est à la radio.
Tu commences à poser ton empreinte. On peut dire ça. Derrière, il y a une compilation qui doit sortir qui s’appelle 24 carats commandée par Skyrock qui veut se mettre un peu au R’n’B français. Ils demandent cet album à Polydor en disant « faites-le, on le jouera ». Mais comme je suis Driver l’artiste maison, ils me proposent de poser dessus. Je les préviens direct que je ne vais pas chanter, ils me disent que ce n’est pas grave. Je n’ai qu’à prendre une chanteuse pour le refrain et poser mes couplets. Ce son s’appelle Pardonne-moi, ce sera le plus gros succès de ma carrière. Skyrock reçoit la compilation et ils refusent tous les morceaux de R’n’B en disant qu’ils ne veulent jouer que mon morceau.
Audio : Pardonne-moi
Comment réagit la maison de disques ? Ils leur disent que c’est un morceau de rap et qu’ils vont avoir du mal à vendre la compilation. Skyrock dit « je m’en fous, je veux jouer ce morceau ». Polydor ne chipote pas puisque je suis un artiste maison donc priorité sur Driver. Le morceau tourne en rotation maximum, il passe même sur RMC, RTL et France Inter. Je me retrouve à faire une grosse promotion.
Ça avance la sortie de l’album ? Exactement, il devait sortir bien plus tard. Là, on me dit qu’il faut absolument que je sois là à la rentrée. En Juin, je suis vraiment en rotation maximale sur les ondes. Ce morceau est dans les cinq plus joués toutes musiques confondues. On me demande d’être prêt pour la rentrée avec un nouveau single. Pas de souci, j’ai les morceaux.
Je sens arriver l’embûche. En Août, on envoie l’album fini chez Skyrock. Et là-bas, il y a un mec qui est très proche de Laurent Bouneau et qui fait tout pour qu’il n’aime pas. Je l’ai surnommé le coke sniffeur. C’est quelqu’un avec qui j’avais eu un différend avant tout ça. Donc si tu veux, au mois de Juin je suis un héros. En Juillet, j’enregistre l’album et ils veulent passer au studio tellement ils adorent. Fin août, à la réception de l’album je suis un pestiféré. Ils ne veulent plus rentrer aucun morceau et l’album sort le 15 septembre. On est fin août et je ne vais pas passer sur la radio rap. La maison de disques est en panique. : on sort Aie aie aie. On arrive à le faire passer sur NRJ et sur Fun Radio mais au bout d’un moment, ils se disent que c’est bizarre. Je suis un rappeur et je ne passe pas sur la radio rap… Ils sortent le morceau des rotations.
Mais tu as une petite réputation, l’album se vend quand même ? Heureusement que j’ai capitalisé sur Pardonne-moi et sur le son avec les Boyz II Men. Des gens vont acheter l’album spontanément, j’arrive à faire quelques ventes. Il y a un clip qui passe à la télé aussi, ça me ramène du public. Mais je suis conscient que c’est éphémère tant que je n’ai pas de radio avec moi. Donc quand l’album sort, je suis au courant de tout ça et je ne saute pas au plafond. Ça aurait dû être une grande fête, un grand moment mais ils me l’ont gâché.
Ça démontre finalement le monopole qu’a Skyrock sur le rap français. Exactement. Il y a une radio rap et quand tu es en major si la radio rap ne veut pas te jouer, les problèmes commencent. Il y a bien sur des exceptions. Mais en général, c’est compliqué.
Et avec le recul, tu penses quoi de cet album ? Je l’aime beaucoup. Mais ce qui est fou c’est que j’ai fait un deuxième album qui est sorti quatre ans plus tard et je l’ai toujours trouvé meilleur. Mais les gens m’ont fait savoir qu’ils préféraient le premier. Ça me surprenait au début mais on me reparle toujours du Grand Schelem. C’est peut-être l’influence de la promotion pour le premier. Personnellement je trouve que le second était meilleur.
Sur ton premier album, tu as Julia Chanel et Sophie Favier. Tu n’as pas eu peur qu’elles aient des aprioris négatifs sur les rappeurs ? Si, clairement. Mais je savais que ces préjugés, c’est quoi ? La violence, les femmes, la vulgarité. Mais moi, je savais quel genre de rap je faisais. Donc si à un moment elles n’étaient pas d’accord, j’avais juste à leur faire écouter. C’est ce qui s’est produit avec Sophie Favier. Au départ, elle ne veut pas. On insiste, elle finit par venir. Je fais un peu de cinéma, elle écoute. Au final, elle l’a fait et j’étais heureux.
D’ailleurs, est ce qu’avoir Sophie Favier t’a ouvert des portes ? Bien sûr. Je me suis retrouvé à faire de la promotion chez Laurent Ruquier. A la base, il n’aime pas le rap mais ce qui l’a convaincu d’écouter l’album, c’est la pochette où je suis en golfeur et la présence de Sophie Favier. Il m’invite dans son émission. Je dois y jouer deux morceaux à moi et reprendre un morceau de quelqu’un d’autre. J’ai chanté David et Jonathan Est-ce que tu viens pour les vacances ? Le public était mort de rire. Deux jours après l’émission, Ruquier appelle ma maison de disques et dit qu’il me veut comme chroniqueur dans son équipe. J’ai dit banco. Ça n’a pas duré très longtemps parce qu’il a changé de radio mais c’était une bonne expérience. Une fois, on reçoit Cheb Mami et il vient avec Kamel d’Alliance Ethnik que je connaissais. Il hallucine de me voir là. C’était marrant, personne dans le rap n’était au courant.
Audio : Interlude avec Sophie Favier
Pour clore les questions sur ton premier opus, tu as les chiffres de vente ? Ouais. J’ai vendu 40.000 albums. Aujourd’hui, tu fais ce chiffre c’est super. Mais à l’époque, c’était une grosse déception. Je m’en suis bien sorti parce que j’avais vendu beaucoup de singles et que j’avais fait beaucoup de rotations radio avec Pardonne-moi.
Donc en 1998, tu as 22 ans et tu vis du rap. Complètement. Entre les rotations, les ventes et les concerts… Il faut préciser quelque chose, c’est qu’à l’époque il y avait deux réseaux pour les concerts. Tu rappais parfois dans des salles de concert où tu touchais vraiment le minimum syndical. Et à côté de ça, tu avais les boîtes de nuit. On gagnait dix fois plus en boîte de nuit pour dix fois moins de temps. J’ai gagné énormément d’argent là-dessus. Mais à cette époque, c’était plutôt mal vu.
Ensuite, il y a un creux de quatre ans avant ton second album. Que fais-tu ? Polygram devient Universal. On est en 2000, mon album est prêt. Toute la maison de disques est en restructuration et les équipes changent, on me dit d’attendre. C’était le bordel, tout change. C’est une grosse période de flou.
Tu perds de la visibilité, le public t’oublie un peu. C’est un grand regret pour moi. On n’était pas encore dans l’ère d’internet, on ne faisait pas de mixtape qu’on partageait gratuitement pour tenir le buzz. A cette époque, t’étais à la radio tant mieux. Tu n’y étais pas, t’es mort ! Je n’ai rien sorti en quatre ans, j’ai juste enregistré des morceaux. Je sais d’avance que Skyrock ne jouera pas Swing Popotin et je sais en le faisant qu’il ne marchera pas. Donc je ne le fais pas dans une optique de business mais uniquement pour me faire plaisir.
Tu sais que tu vas à l’échec mais ta maison de disques aussi ? Non, ils espèrent ! Moi, je ne dis rien sinon ça ne sert à rien de le sortir. Je fais mon boulot sérieusement et s’il marche, ce sera une bonne surprise.
Tu te fais plaisir totalement sur l’album, on retrouve des noms connus. C’est clair ! Je me suis super bien amusé sur ça et ça aurait même dû aller plus loin au niveau des featurings. Je devais avoir Left Eye de TLC qui est morte quelques temps après. Il devait y avoir Lil’ Kim, son manager est devenu complètement fou. Il faut savoir que son manager était Puff Daddy, il est venu avec des chiffres incroyables donc ça ne s’est pas fait. Mais j’étais dans l’optique : quitte à ne pas gagner d’argent, amusons-nous.
Et tu as un chiffre de vente pour celui-ci ? Je crois qu’on était à 20.000 au final. On est déjà à la moitié du premier. C’est carrément une autre époque parce qu’avec ce résultat, ils me rendent mon contrat.
Pourtant l’album est bon. Est-ce que tu vois ça comme une injustice ? J’étais déjà au-dessus de ça. Je savais que la vie n’était pas toujours juste. En plus, je m’y attendais. C’est ce qui arrive quand il n’y a pas de radio. Pour l’anecdote, les radios fonctionnent avec des systèmes de test. Elles font écouter des morceaux à un panel de gens qui expriment un avis positif ou négatif. A ce moment-là, Eminem sort son troisième album. Notre maison de disque envoie J’suis Jaloux en même temps que le premier single Without Me en test. Les auditeurs de Skyrock donnent une meilleure note à mon morceau. Chez Universal, ils étaient sûrs que le morceau rentrerait en rotation. Mais je savais que ça ne rentrerait pas. Et ça n’est pas rentré.
Je vais réitérer ma réflexion mais c’est vraiment dur pour un rappeur d’être viable financièrement sans Skyrock. C’est possible, suivant la musique que tu fais. Mon style musical de l’époque avait besoin d’une grosse radio. Après, tu as du rap de terrain. Avec cette expression, je pense à des gens comme La Rumeur, Casey etc. qui arrivent à être bookés dans des salles de concert et à les remplir. Sans passer à la radio.
Sur ton second album, tu as un featuring avec Manu Dibango. Est-ce que des gens ont cru que tu avais samplé Michael Jackson ? On ne me l’a jamais dit. Mais s’il est sur mon album, c’était vraiment pour me faire plaisir. Il est camerounais, je suis camerounais et je voulais faire un morceau qui plaise à mes parents. Mon père était tellement fier que je fasse un morceau avec lui.
Audio : Les Lions Indomptables feat. Manu Dibango
Suite à l’échec de l’album, on te rend ton contrat. Tu te retrouves sans rien, comment tu te sens à ce moment ? J’avais signé pour trois albums. Il faut savoir que quand on te rend ton contrat avant le terme, on te compense financièrement. Je pars donc avec de l’argent, je ne suis pas triste. Je pars en voyage !
Tu n’as pas peur des lendemains qui pourraient ne pas chanter ? Non, je suis un bosseur. Ça impressionnait ma première directrice artistique qui me demandait comment je tenais à toujours faire de nouveaux morceaux. A cet instant, je me dis juste que j’ai de l’argent, je vais en profiter et dès que je rentre, je me remets au travail. Et c’est ce qui arrive. Je reviens et je signe chez EMI, c’est fou ! Peu de gens le savent parce que je n’ai pas sorti d’album mais j’ai signé chez eux. Cependant on ne s’entend pas sur la direction artistique alors ça s’arrête vite.
Ce sera ta dernière expérience en maison de disques. Maintenant que tu as rejoint l’indépendance, est-ce que tu préfères ton statut actuel ? Pour un artiste qui sort de maison de disques, il y a un moment de flottement. Il ne sait plus quoi faire. Quand t’es en major, tu es chouchouté. Pour ma part, c’était l’époque des fax et le dimanche soir, je recevais un fax avec mon planning de la semaine. C’était mon quotidien.
Le changement est brutal. Je me retrouve à devoir tout faire moi-même. Je n’étais pas super prêt en fait. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Jean-Pierre Seck. Il avait déjà fait tout ça avec 45 Scientificet il m’a beaucoup appris.
Puis au-delà de connaître l’indépendance, il connaît le succès dans l’indépendance. Ah oui, lui c’est de la folie. Lunatic, Booba etc. Donc il sait très bien comment ça marche. Mais pour revenir à ta question, j’aime les deux. Ce serait facile pour moi de dire que c’est mieux d’être indépendant mais il faut beaucoup se battre. C’est plus de boulot. Mais j’ai adoré être en major.
Ça contraste un peu avec l’avis qu’ont plein de rappeurs sur les majors. Chacun a son vécu, chacun a son histoire. Je ne cracherai jamais dans cette soupe-là, j’ai eu des gens honnêtes face à moi tout le temps.
On ne t’a jamais fait sentir en major que ta musique était moins bien que celle d’un autre artiste ? J’ai eu la chance d’avoir deux patrons qui m’aimaient beaucoup. J’étais au même stade que tout le monde. Pour l’anecdote, il devait y avoir une compilation chez Polydor pour célébrer Eddy Mitchell. D’autres chanteurs venaient reprendre ses plus grandes chansons. Il y avait plein de chanteurs de variété et le patron a dit il faut que Driver soit dessus. Je voulais reprendre La Dernière Séance mais le texte ne collait pas au rap. J’ai réécrit un texte en gardant son refrain. On me fait comprendre que ça ne se fait pas de toucher à un texte d’Eddy Mitchell mais je ne peux faire que comme ça. J’enregistre et on me dit qu’on verra bien.
Et le verdict ? La compilation est enregistrée, la maison de disques l’envoie à Eddy Mitchell. Il dit qu’il déteste tout sauf le morceau de rap. Ils sont tous choqués et ils lui demandent « mais ça ne te dérange pas qu’il ait touché ton texte ? » et il répond : « Mais il est super son texte. » Du coup, la compilation ne sort pas. Le mois suivant, il y a un reportage à son sujet sur M6 et il inclue mon morceau dans le reportage. J’étais flatté. Tout ça pour dire que j’ai toujours été bien traité et que les années de majors ont été très belles pour moi.
Et si on te propose demain d’y retourner ? Ça a bien changé maintenant ! Il faudrait qu’on soit à la fin des années ’90, sans internet et les téléchargements illégaux. En vérité, si t’y vas aujourd’hui, t’es sûr que ça se passe mal.
Je change complètement de sujet. J’ai vu qu’en 2007, tu avais fait un featuring avec Mister You. C’est une histoire complètement dingue ça ! C’est un grand de mon quartier qui m’appelle et qui me parle d’un petit nommé Younes qui voudrait faire un morceau avec moi. J’y vais pour mon pote, on enregistre le morceau. Je rentre chez moi et j’oublie complètement ce son. Les années passent et des petits de Sarcelles viennent me voir et me disent : « Wahou, tu connais Mister You toi. » J’étais incapable de me souvenir de qui c’était. Un des petits m’envoie le morceau par mail et j’ai tilté à ce moment. C’était resté Younes pour moi.
Audio : Tuez-les feat. Driver
Il était en cavale déjà ? Non, il faisait sa peine à ce moment. Mais je vois l’ampleur que ses vidéos ont prises et je me rends compte que c’est une sorte de star sur le net. Je croise un de ses amis un jour. Il me dit que Younes a beaucoup de respect pour moi parce que j’avais été l’un des seuls à venir rapper avec lui quand il était inconnu.
Tu l’as revu depuis ? Pas plus tard que la semaine dernière ! A un concert à Château-Thierry, je ne l’avais pas revu depuis ce morceau. En tout cas, je suis content de ce qui lui arrive. Je me dis qu’il a fait son chemin.
Tout ceci nous amène à ton troisième album L’Architecte. Pourquoi avoir choisi ce nom ? Est-ce qu’il y a une symbolique entre le statut indépendant et l’architecture ? Non, c’est vraiment égocentrique. Tout est parti d’un morceau sur le premier album de The Diplomats, We Built This City. Quand je discutais avec des gens et qu’on me disait que j’avais raison, je répondais « bien sûr que j’ai raison, j’ai construit cette ville.» Et c’est resté alors on a décliné le concept avec la pochette qui représente le plan d’une ville.
Encore une fois, avec le recul qu’en penses-tu ? Je ne me savais pas capable de faire ça en si peu de temps. Il faut savoir que j’allais arrêter à ce moment, j’en avais marre. Je ne voulais plus faire d’albums, l’industrie m’avait soulé. Je ne voyais plus d’issue. Je voulais garder juste la casquette de producteur. C’est un ami à moi, Aelpéacha, qui m’a convaincu. Il m’a dit qu’il ferait tous les beats et que j’avais un public west-coast et que je ne leur avais jamais vraiment donné un album west-coast. Il m’envoie un mail avec une liste de thèmes et trois beats. Ça m’a motivé un peu. Je suis allé chez lui le lundi, on a fait trois morceaux. Le vendredi, on avait fini l’album.
Tu retrouves quelque part la spontanéité des débuts. C’est ça, totalement ça. Cet album, je ne voulais le vendre que via un site internet. Je le fais écouter à Jean-Paul Seck qui me persuade de le sortir en physique comme un vrai album. Et quand j’y repense, à la base de tout ça, je voulais arrêter.
Et tu en as vendu combien ? La première question serait plutôt « j’en ai pressé combien ? » On a pressé 3000 et on a vendu un peu plus de 2000.
Puisqu’on parle de chiffres, est-ce que le passage en indé n’a pas été compliqué financièrement pour toi qui a connu « l’opulence » ? Il y a eu des moments difficiles comme pour tout le monde. Mais j’ai commencé à travailler à la radio, au cinéma. Il y a eu l’épisode Black Kent qu’on a revendu à Warner.
Donc tu as toujours vécu du rap ? Voilà, je n’ai jamais travaillé ! Je suis rentré après le lycée dans la musique et je n’en suis jamais sorti.
Est-ce que tes proches n’ont pas eu peur que tu aies le syndrome du nouveau riche qui perd un peu la notion de réalité ? Non, il n’y a pas eu besoin. D’une part, j’étais très lucide et d’autre part je suis loin d’être le rappeur qui a touché le plus d’argent. Je vivais bien, je ne vais pas mentir mais je n’étais pas millionnaire. Et je pense que ce n’est pas l’argent qui fait péter les plombs mais plutôt le regard des gens quand tu rentres dans le show-business. Ce qui m’a sauvé, c’est de ne pas avoir le permis de conduire et d’habiter toujours à Sarcelles. Je prends toujours le RER. Quand j’allais à des soirées mondaines, le lendemain j’étais assis avec mes potes à leur raconter mes histoires. Et s’il y a un mec qui voulait me dire d’aller me faire enculer parce qu’on s’était toujours parlé comme ça, je ne prenais pas la mouche parce que je passais à la télé.
D’accord et sur un registre plus global, toi qui l’a traversé quasiment depuis le début, comment tu expliques la réputation du rap français dans l’opinion publique ?
Il a toujours eu mauvaise réputation. Quand on fait l’autocritique, ce qui revient souvent c’est cet argument : quand les rappeurs vont à la télé, ils ne savent pas parler. Mais il y a eu des gens qui savaient très bien parler ! Et même comme ça, ils n’aimaient pas. Ça ne changera pas. Je pense qu’il faut arrêter de tout faire pour qu’on nous aime, on ne nous aimera jamais. Il faut qu’on se suffise à nous-mêmes : le public et les artistes.
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Ça ne répond pas vraiment à la question du pourquoi, as-tu un début d’explication ? J’ai bien un avis mais après ce sont des grands débats, de grandes polémiques. Pour moi, tout ça c’est du racisme. Ni plus ni moins. Ils n’aiment pas la provenance de cette musique. D’ailleurs en dehors du milieu du rap, quand on me demande ce que je fais, je réponds : rien. Parce que sinon on va me regarder avec des gros yeux et me voir comme un pestiféré.
Toi qui va beaucoup aux Etats-Unis, tu dois voir la différence ?4 C’est incroyable ! J’arrive à l’aéroport, à la douane. On me demande ce que je fais dans la vie et je réponds rappeur. A New-York, le douanier me chante DMX. A Los Angeles, une mexicaine qui me demande : 2pac ou Biggie ? Tu vois ce que je veux dire ? J’avais envie de pleurer.
C’est triste. En France, il y a plein de courants musicaux qui sont ostracisés par les médias : le jazz, le métal etc. Tout ce qui sort de la variété ou de la pop/rock finalement et ça nuit à la diversité. Mais ils ne vendent pas autant que le rap français. C’est ça ! Tout à l’heure, j’ai dit que c’était une question de racisme. Je ne dis pas que l’Amérique n’est pas raciste. Mais ils ont fait un calcul simple : vous vendez des disques, on vous donne de l’exposition. Les gens vous veulent, on y va.
La France est très conservatrice, c’est certain. Même dans le milieu du rap, tu as dû subir des réflexions de gens qui te disaient que le rap doit être forcément vecteur d’un message. Ça arrive souvent. Mais les gens ne me le disent plus, ils voient que j’assume. Mais cette histoire de message est totalement fausse. Si on remonte dans le temps, il y a le morceau de Grandmaster Flash nommé The Message et en parallèle, il y a The Sugarhill Gang avec Raper’s Delight. Ça sort en même temps et personne n’a jamais dit que l’un était du rap et l’autre pas. Pour moi, le rap c’est la liberté. Tu parles de ce que tu veux. J’ai fait des concerts où je passais après des rappeurs hardcores et le public ne partait pas, bien au contraire. Parce que je l’assume ! Je suis quand même un mec qui a Sophie Favier sur son album et personne n’est venu me casser les couilles avec ça.
Bonne interview.
Mais le jazz ostracisé en France? La revue Jazz Hot n’est pas né en France par hasard. D’ailleurs les critiques ont tendance à ignorer les jazz men qui ne sont pas produits à Paris, tellement c’est un lieu incontournable.
Pour moi, le rap c’est la liberté. Tu parles de ce que tu veux.
=> Bien dit !
Pour le reste, c’est bizarre de repenser avec le recul à des albums du passé, aux stratégies commerciales, à la réaction des radios. tu vois, tu comprends les choses différemment : pourquoi un album vend, pourquoi un titre passe en radio et pas un autre…
Merci mec, on continue !
Super interview! Continuez comme ca