Des plaies ouvertes que le temps n’a pas refermé. un art véhiculé comme une expérience intime. En 2010, Casey explore à la première personne, le quotidien des travailleurs dans les champs de canne de la Martinique, à travers un morceau au titre évocateur : Sac de sucre. En toile de fond de cette pièce phare de l’album Libérez la bête : les traces de quatre siècles d’esclavage et de répression coloniale laissées par les générations précédentes, ces « nègres» devenus des marchandises sous cadenas, puis acteurs d’une libération finalement arrachée ! Un récit intime fusionnant les époques, la douleur et la colère, jeté dans le monde vaste du rap français, où l’Histoire des ancêtres est une ruine régulièrement visitée. Bien au delà du devoir de mémoire, dont les relais parfois excessifs sont aussi délétères qu’un discours de campagne politique, le rap relate passé esclavagiste et colonialisme parce qu’il se place sur le même itinéraire historique, rapportant avec lui les souvenirs, les drames et les combats qui vont avec. Retour en arrière…
TRAUMATISMES…
« Sais-tu que notre folklore ne parle que de cris, de douleurs, de chaînes et de zombies… ? »
C’est au XVIème siècle que Madinina « l’île aux fleurs », est devenue l’une des « îles du sucre » de l’archipel des Antilles, vers laquelle des milliers d’esclaves seront acheminés pour cultiver cet « or blanc » introduit par d’autres « blancs ». Cinq siècles d’Histoire séparent aujourd’hui le premier pied enchaîné foulant le sol de la Martinique et le récit de Casey prenant pour point de départ les sévices endurées par les esclaves dans les « Sugar islands ». De cette Histoire, la rappeuse du Blanc-Mesnil n’a rien « oublié ». A l’instar de Sac de sucre, nombre de ses œuvres remémorent la douleur de ses ancêtres pour mettre en lumière sa propre trajectoire : « Aucune différence dans cette douce France, entre mon passé, mon présent et ma souffrance… mes cicatrices sont pleines de stress, pleines de rengaines racistes qui m’oppressent, de bleus, de kystes et de chaînes épaisses, pour les indigènes à l’origines de leur richesse ! ».« noire, née en France et maintenu en position de faiblesse » ! Ni politique, ni complainte pour attendrir les coeurs ! Sur des titres comme Dans nos histoires, Tragédie d’une trajectoire, Chez Moi, Sac de sucre, Purger ma peine avec Zone libre, le souvenir est symbolique, le traumatisme présent, marqueur d’une identité dévoilée dans toutes sa brutalité par l’artiste affirmant ses liens indéfectibles avec la culture antillaise. De là, partent les racines, intimes avec une page de l’Histoire reliant Madinina, cette « toute petite partie du globe », avec le continent africain et les ports esclavagistes de la côtes atlantique française. Des liens tissés brièvement dans la conscience collective des écoliers de l’hexagone, que le rap allait renouer avec vigueur, à l’heure où la France dormait encore dans un trou de mémoire…
« Un trou dans mon Histoire, un flou dans ma mémoire, et dans les bouquins toujours les mêmes couverts de gloire… »
Le souvenir du passé permet d’exister entièrement au présent ! Alors pour exister pleinement, le rap parle de l’esclavage et de l’occupation coloniale comme s’il caressait une plaie encore à vif ! « Sur quoi on se fonde, sur des trésors, sur des tombes pillés », évoque Le Bavar. Les écrits restent, des rimes clandestines retournent alors vers l’Afrique, vers les Antilles, pour cracher leur feu au milieu des fantômes. Dans le texte, La Rumeur mène la cadence et entrechoque les trajectoires avec des titres comme Le poumon des peuples, 365 cicatrices, Le cuir usé d’une valise ou en revisitant Aimé Césaire et son Discours sur le colonialisme, sur Ecoute le sang parler. Une trace de l’Histoire « marquée au fer », donnant aux voix du rap une raison d’exister et à leurs auditeurs une pléthore de titres pour garder en mémoire « un crime générateur de milliers d’autres crimes de générations en génération, qui ont pour nom humiliation, déportation, exécution sommaire, génocide, vole et viol », comme le conte Disiz sur N’Jillou.
La situation se complique ! Le rap se souvient et joue son rôle d’agitateur de mémoires sur le sol français, rappelant rapts et déportations depuis Gorée, évoquant Sétif et les massacres coloniaux en terres africaines ou antillaises. Agitation que Rocé met en image sur son morceau Problèmes de mémoire : « Les humains sont comme des arbres, ils ont des racines aux semelles, pour certains elles sont lointaines et ceux-là ils en ont marre, que de leur lointaine histoire plusieurs versions se démêlent, pour atteindre les deux bouts, ils font tout seul leur grand écart ». L’assimilation s’éloigne à mesure que le « rap de fils d’immigrés » prend définitivement racine en terre française. « En attendant je rêve, là dessus je paie pas d’impôts, grand-père m’envoie mon île en photo pendant que maman regarde RFO. J’ai le vague à l’âme, paroles de descendants de coupeurs de canne, à qui t’as violer les femmes et pillé les âmes ! » : dans une esquisse symbolique imaginée par Le Bavar, des champs de canne à Paname ont éclos en plein coeur de la capitale. La voix des ancêtres baissant la tête résonnent pour créer la mélodie, les mots s’y couchent dessus comme une herbe embrasée. Le rap français fait son entrée dans le XXIème avec des bagages mémoriels qui ont pris encore du poids depuis les années 1990. Sur une place qui a fait silence durant des années, ce trublion « made in France » est venu installé ses créations, esclave devenu libre, colonisé devenu indépendant, imposant son phrasé nouveau dans un champs réservé pendant des décennies aux académiciens et aux porteurs de « bonne parole ». Retour en avant…
« Des champs de coton aux entrailles des usines, on m’a jamais respecté pourtant moi j’ai combattu, libéré la France sans pouvoir défiler sur les Champs-Elysées… »
Dans la voix des MCs français, à l’instar de Alpha 5.20 sur Les larmes du Soleil, « esclave » et « colonisé » sont souvent placés au sein d’un même moule mémoriel. Leurs descendants fusionnent sentiments personnels et Histoire globale, portant les cicatrices d’une lignée de peuples réduits au silence. Hamé et Apkass entonnent La victoire des vaincus, la fibre des ancêtres est touchée : « Siècles fermés sur des escales forgées, siècles pillés pour des entrailles vrillées, siècles volés, nos visages effacés, ces siècles à réécrire bien avant d’en guérir ! ». Le fil se déroule jusqu’au présent : esclavage, colonisation, immigration africaine, enfants de la République… La fracture est constatée, des historiens émérites se mettent à la qualifier de « coloniale » au tournant des années 2000. Le rap, lui, s’emploie à la dessiner : « Rien ne se perd, tout se transforme, le fouet est devenu taser accolé à un uniforme », entame AL sur Pas né innocent, avant de poursuivre le travail de destruction des non-dits : « On rabâche et les Noirs ne semblent pas faire tâche, uniquement dans les spots de prévention contre le VIH ! Ce que j’ai à dire ne sera pas une partie de plaisir, qui nie le néo-colonialisme plaisante, toutes les villes esclavagistes étaient trait-d’union vers les colonies, mon extrait d’acte de naissance vient toujours de Nantes ». Les plaies ouvertes sont toujours là… vives et visibles, tâchant le sol pour donner les tons de la révolte.
De la violence ? Inévitable, même si celle-ci reste confinée entre les murs d’un studio d’enregistrement et les contours d’un micro ! Les croisières sont arrêtées, la ville coloniale s’est endormie. Le temps des souvenirs demeure tout en laissant le champ libre à un autre sur la mesure : celui des reconquêtes…