Souffler sur les braises recouvrant de vieux dossiers jetés dans les bas-fonds de l’Histoire. Briser les chaînons de l’oubli, libérer le souvenir par les mots. Un premier regard en arrière et le rap français, devenu adulte au tournant des années 90, entame sa première exploration d’un passé survolé à l’école en quelques coups de fouets, un aller simple vers l’Amérique ou les Antilles et une abolition en guise d’Happy-end : « Le tempo libère mon imagination et me rappelle que ma musique est né dans un champ de coton », conte Shurik’n dès 1991 sur Tam-Tam de l’Afrique, Assassin opère, un an plus tard, sa première offensive contre l’enseignement de l’Histoire à l’école (A qui l’Histoire?), tandis que les lascars du Ministère ÄMER commencent à afficher clairement la couleur noire sur leur carte d’identité musicale.
L’Histoire et l’héritage contemporain de l’esclavage et de la colonisation, beaucoup de rappeurs se sont tournés vers le thème après leurs aînés du début des années 90. En France, le tournant des années 2000 a été marqué par les débats et les querelles autour de la Loi Taubira reconnaissant l’esclavage comme un « crime contre l’humanité ». En 2005, la nécessité d’enseigner à l’école le « rôle positif » de la colonisation française pointe le bout de son nez dans les ritournelles politico-médiatiques. Alors forcément, en mauvais élève agité quand la discipline lui est imposée, le rap, lui aussi, ne pouvait s’empêcher de tenir sa langue, chargée de symboles effaçant le sourire lointain du « Y’a Bon » ! A leur manière, « descendants d’esclaves et de colonisés » prenaient l’Histoire par le cou, pour corner les pages qui avaient été écrites sans eux…
RACINES…
« Impossible d’échapper à ce plan, je sens mon corps transporté dans le ventre de l’oiseau blanc… »
Il est souvent admis que les images frappent plus que les mots ! En 1992, sur le titre Damnés, Passi évoque la figure de Kounta Kinté, héros et ancêtre de l’écrivain Alex Haley dans le livre Racines, passé définitivement à la postérité grâce à la série télévisée du même nom. Plus qu’une image, Kounta Kinté est aujourd’hui l’un des premiers symboles utilisés dans le rap français abordant la thématique de l’esclavage. On lâchera pas l’affaire de Pit Baccardi, Africain déterminé de A.D du groupe Sexion d’Assaut, Toby or not Toby de Tiers-Monde sont autant de titres dans lesquels le jeune guerrier mandingue, capturé un jour de 1767 en Gambie, pour être vendu comme esclave en Virginie, est évoqué pour symboliser les « racines » des MC’s français. Dans un autre registre, en 1997, IAM sortait un titre intitulé Tempérament Kunta Kinté, pour illustrer la mentalité rebelle et insoumise d’une partie de la jeunesse. Ce n’est pourtant qu’en 2008 qu’un titre complet lui sera consacré, à travers l’un des plus beaux story-telling écrit à ce jour dans le rap français. Enfant du destin – Kounta Kinté, le morceau de Médine, est une réussite à tout les égards ! S’inspirant fidèlement du livre de Haley, la huitième piste de l’album Arabian Panther parvient à mêler portait intime, mise en scène de la cruelle trajectoire imposée à des hommes devenus esclaves et peintures d’une société africaine souveraine avant le chaos.
Aujourd’hui encore, devant les statistiques évoquant 11 millions d’Africains déportés de l’autre côté de l’Atlantique, Kounta Kinté fait partie de ces images humaines personnifiant la lutte des esclaves pour leur liberté et qui permettent aujourd’hui aux « voix de la descendance » de s’exprimer concrètement sur leur Histoire. « Si t’es à la recherche du passé et de nos souffrances, regarde Racines », invite Mokobé sur son morceau Paroles de Soninké. Bien entendu, Kounta n’est pas resté longtemps seul dans ce voyage artistique sur les chemins de l’esclavage…
« C’est ma nature morte, mes douleurs fortes, qui de Guadeloupe à Gorée se glissent sous leurs portes… »
Les symboles permettent de mieux retenir les souvenirs. Et si le rap français est loin d’être une « Nation » unie, les références à Gorée sont de celles qui lient l’esprits des « descendants d’esclaves » vers un même lieu de mémoire historique. De La Rumeur (Le Cuir usé d’une valise, Nature morte…) à Booba (Maman dort, avec Mokobé), de Joe Lucazz (Désolé M’man) à Maitre Gim’s (La Main du roi), en passant par Disiz (Odyssée avec Okacha), les évocations sont nombreuses, les visages se taisent pour laisser parler l’Histoire « des rues encore traumatisées de Lomé jusqu’au port de Gorée », comme le rappe Ekoué. Gorée ? Où le point de départ de centaines de croisières négrières, le ventre remplies de « valises » volées à leur terre et vidées de leur liberté. Un symbole de la traite transatlantique qui chauffe encore à blanc les lyrics de plus d’un MC dans l’hexagone.
Un joli mouchoir en tissu contre un « nègre » en laisse et le tour était joué ! Direction les « champs de canne » pour la plupart, au cœur des îles antillaises dont l’Histoire allait s’imprégner pour l’éternité de sang africain. Là encore, l’addition salée des morts dans les plantations de sucre augmente symboliquement les raisons de la colère des « descendants d’esclaves », pimentant leur plume d’une verve insurrectionnelle plus digeste qu’un discours présidentiel français à Dakar. Casey, en première ligne, ne manque pas d’y faire référence sur des œuvres sombres comme Créature ratée ou Sac de sucre, ou encore dans son récit au carrefour de l’intime et de l’Histoire des Antilles, Chez Moi. « Sais-tu, qu’hommes enfants et femmes, labouraient les champs et puis coupaient la canne ? Sais-tu que tous étaient victimes, esclaves ou Neg marrons privés de liberté et vie intime ? ». « L’or blanc », comme tragique symbole de l’asservissement des Noirs par les marchands d’esclaves, même Nekfeu y va de son évocation dans le freestyle Un homme et un microphone n°2 : « La violence n’est qu’un hameçon, mais y a le passé qu’aucun n’assume, des hommes traités comme des canassons coupant des cannes à sucre ! ».
Un passé qui a du mal à passer ? La lecture de quelques articles du Code Noir finit d’entériner l’indigestion chez les artistes généalogiquement liés à ces esclaves déclarés « être meubles » (article 44 du Code Noir) ! Si dans le monde musulman de la même période, les esclaves sont de toutes les couleurs de peau, l’esclavage atlantique marque sa singularité en ne passant les fers qu’aux « mains noires ». Au fil du temps, les mots « nègre » et « esclave » deviennent synonyme, et le Code noir, rédigé par Colbert et promulgué par Louis XIV en 1685, apporte la légitimité juridique à ce statut. Statut que les porte-voix du rap se remémorent pour mettre en lumière une Histoire que la France a occulté pendant des décennies. Amer constat relayé par un panel de rappeurs – Booba, Stomy Bugsy, Lady Laistee ou encore Lino – sur le titre le Code Noir, réunis en 2011 à l’appel de Dieudonné, pour son projet de film du même nom. Un morceau sorti pour un film qui ne verra finalement pas le jour, laissant à Case départ la place de premier long métrage français traitant de la période esclavagiste française. Autant dire que le rap n’a pas attendu les « lumières » du 7ème Art pour s’approprier le thème ! La sortie du morceau également intitulé Code noir sur l’album Détournement de son de Fabe, en 1998, en est le parfait exemple : « Code noir, crime contre l’humanité ! Esclavage, crime contre l’humanité ! », trois ans avant la Loi Taubira, le rap s’affirme comme un art « haut-parleur » d’une Histoire de l’esclavage et de la colonisation, qu’historiens et spécialistes avaient étudié sans en acheminer la connaissance au grand public.
« Ils sont passés où les tirailleurs, nos aïeux ? Pour ça j’te tire la gueule, quand tu veux qu’on se tire ailleurs ! »
De là à conclure que la volonté première des rappeurs était de réaliser un pont vers la connaissance destiné au plus grand nombre, il n’y a que quelques pas qui ne seront pas franchis dans cet article. Cette musique n’est que la fille d’une époque où le passé garde un écho trop perceptible pour être ignoré. Et si le temps du Code Noir apparaît aujourd’hui comme le fruit pourri d’une période révolue, le temps d’un autre symbole, celui du tirailleur sénégalais, a ressurgit il n’y pas si longtemps dans la mémoire collective. Le « nègre » aux pieds libérés, devenu ce grand et souriant garçon finalement moins sauvage que les Allemands qu’il devait combattre, est une « icône » de plus que les MC’s ont intégré dans leur champ « lyrical » et mémoriel, à l’image d’Al Peco sur son morceau Hey Marianne, ou plus récemment Despo Rutti sur Lettre à France ou Nakk avec Astral. Produit de l’environnement, produit de l’Histoire déformée et parfois bannie car trop éloignée d’un universalisme occidental revendiqué comme modèle de société, le rap garde, au moins ce mérite de servir de moyen d’expression artistique pour des populations dénonçant une discrimination contemporaine, apparaissant comme le prolongement d’une Histoire dont elles gardent le « souvenir » sans l’avoir réellement vécu…