Particulièrement bon niveau rap, particulièrement gênant du point de vue de l’esthétique, le dernier EP de Furax Barbarossa pose beaucoup de questions. On a donc choisi d’analyser ce projet en deux temps. Cette première partie consiste en une chronique « classique » de l’EP Cha-O-Ha. La deuxième partie, à retrouver ICI, prend la forme d’un entretien avec Quentin Condo, rappeur et militant mi’kmaq (peuple autochtone d’Amérique du Nord), qu’on a notamment interrogé sur le texte et le clip du morceau Crazy Horse.
Parmi les rappeurs étiquetés « underground » de la décennie passée, Furax Barbarossa fait assurément partie de ceux qui, aujourd’hui, tirent leur épingle du jeu de la meilleure manière. Relativement actif ces deux-trois dernières années, sa productivité a franchi un cap ces derniers mois, avec la sortie de l’album A l’isolement (produit court mais jouissif de quelques semaines d’écriture confinée) et celle, le 16 octobre, de l’EP Cha-O-Ha. Concis dans la durée (14 minutes en cumulant l’intro et les quatre titres), dense dans le propos, cet EP, dédale de rimes complexes, dessine sans prendre de gants une vaste fresque où se croisent faibles et forts, morts et vivants, héros et anonymes.
Pour la production de l’opus, Furax s’est entouré de valeurs sûres du boom-bap français : le montpelliérain Tha Manz (sur Long fleuve tranquille), le stéphanois Shao Lin (sur Flat line) et son compagnon de route Toxine sur Crazy Horse, épaulé par Guilty, qu’on sait proche de Furax depuis plusieurs années. La prod de Marionnettiste, qui entraîne le toulousain sur des sonorités plus actuelles, est estampillée Katrina Squad, et on ne peut qu’espérer que cette collaboration, déjà fructueuse par le passé, continuera d’accoucher de morceaux aussi imparables.
Dans Cha-O-Ha, Furax démontre qu’il est l’un des MCs francophones les plus performants s’agissant d’associer la forme et le fond : aligner des assonances d’une dizaine de syllabes tout en dépeignant les ravages du dollar ou les portraits de corps sociaux nuisibles relève de la prouesse. Le rappeur de Toulouse déroule sur les quatre titres les procédés qui ont fait de sa plume l’une des plus enthousiasmantes dans le paysage rap actuel. L’usage des figures de style est bien dosé, les noms propres convoqués suscitent des multisyllabiques inspirées, la répétition des rimes internes avive l’attention de l’auditeur.
je leur fais prendre les paris, la mettre aux pauvres / je leur fais parler de barils et métropoles / je leur fait parler de tarifs, s’emparer de gars riches / leur fait préparer la crari et la nécropole, Marionnettiste
Capable de se fendre de couplets égotrip ou d’introspections particulièrement belles, Furax a laissé ces modèles (un peu) plus légers au vestiaire pour dessiner, sur cet EP, une cinglante fresque sociale, et pour se glisser dans les traits sombres de personnages fictifs, exercice auquel il s’était déjà prêté sur des projets précédents. Néanmoins, le propos autobiographique n’est pas complètement absent, Furax référant sur Flat line à des thèmes souvent abordés dans sa discographie : sa vision de la musique, le poids des blessures passées, la vie et son terme inéluctable.
Peut-être est-ce dû au format de l’opus, toujours est-il que la dénonciation tient dans Cha-O-Ha une place importante, notamment avec les morceaux Long fleuve tranquille et Marionnettiste. Dans le premier, Furax décrit plusieurs pans de la société (police, justice, politique…), chacun passé au crible en quatre mesures, qui sont autant d’embûches susceptibles d’entraver l’existence. Le second, qui ressort assez nettement comme le meilleur titre de l’EP, consiste en une personnification du Dollar, menée à la première personne et égrenant les multiples formes de violences motivées par l’appât du gain. Même si la narration diffère, les deux sons (qui respectivement ouvre et clôture le projet), se répondent sur bien des points.
La justice a son prix, d’où le mandat d’dépôt ; Ce n’est qu’un test, la son-pri, pour le mental des pauvres, Long fleuve tranquille
En quelques phrases amères, Furax dézingue l’appareil répressif dans son ensemble, de la patrouille de baqueux « fauchant des corps » jusqu’au calvaire du mitard. La dénonciation est percutante car particulièrement crue ; ce qui est donné à voir, c’est la violence extrême des institutions policière, judiciaire, carcérale : les flics enfoncent les matraques « jusqu’à la prostate », la justice fait raquer les pauvres et/ou les envoie en prison se faire « trouer le buffet ».
Peut-être Furax Barbarossa ne se définirait-il pas lui-même comme un rappeur « anticapitaliste », mais il n’est pas étonnant que sa musique rencontre un certain succès auprès des mouvements communistes ou anar. Dans Cha-O-Ha, il pointe pêle-mêle le lien entre argent et racisme (« pour un prêt repasse si t’as la peau mate », Long fleuve tranquille), l’aliénation par le travail moderne (« j’les fais s’lever tôt, j’les fais aller au lit tard », Marionnettiste), les conséquences de la course à l’enrichissement (« c’est bien ma faute si la feuille manque à l’arbre ; ma faute l’Amazonie, le feu, le mafieux en Calabre », Marionnettiste).
Seulement voilà, au milieu de cette démonstration de maîtrise technique et d’engagement qui sonne juste, il y a le morceau Crazy Horse et son clip. Le contenu du morceau, et surtout l’esthétique de la vidéo qui l’accompagne, grimant Furax en natif américain exotisé et ultraviolent, nous ont gêné, et nous n’avons pas été les seuls à l’être. Dans l’entretien de la Partie 2, à retrouver ICI, Quentin Condo, rappeur sous le nom de Q-052 et militant autochtone au Canada, nous explique en quoi la démarche de Furax est offensante pour les membres des Premières Nations, encore aujourd’hui opprimés par de nombreux gouvernements en Amérique.