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Fuzati, Orelsan: un combat fratricide ?

« Je ne suis pas Orelsan, donc je suis le vrai Fuzati ».

Inimitié tenace que voue le MC versaillais à son homologue caennais, désaveu qui prend racine dans la confrontation entre deux rappeurs dont on pourrait presque établir le lien de parenté : Orelsan, fils illégitime de Fuzati ? Fuzati accuse en effet Orelsan d’avoir surfé sur la vague du loser apathique qu’il inaugure en 2004 avec Vive la vie, tout en lui donnant un aspect sympathique, somme toute démagogique, suppurant de complaisance.

Pourtant, si leur musique respective laisse entrevoir une proximité entre les deux artistes, il n’en est de fait rien : leurs influences, leurs thèmes ainsi que leur conception du rap diffèrent.  Osons un brin de sociologie : si la musique d’Orelsan laisse transparaitre la thématique du mal du mâle blanc de la classe moyenne (crise de l’identité masculine, perpétuelle immaturité, malaise de la génération Y), celle de Fuzati laisse entrevoir un mal-être bien plus proche du spleen baudelairien et de la douloureuse complainte d’un Verlaine que d’une satire sur l’époque et son absence de sens pour les 18-25 ans (Différent, Changement, No-life chez Orelsan) . Le thème de l’ennui, du temps qui s’évertue à passer sont ainsi prégnants chez Fuzati (J’aimerais embaucher un vigile pour attraper toutes les secondes qui filent / Quand ma montre s’arrêtera je n’y remettrai pas de pile, Destin d’hymen). C’est pourquoi La fin de l’espèce fait partie de ces rares albums qui possèdent une identité propre, une véritable idiosyncrasie sonore, et qui dégagent une atmosphère envoutante, charmeuse et persistante.

L’album s’écoute comme se lit un intriguant et inquiétant conte noir (hein, vous avez dit Buzzati ?), évoque bien plus l’ambition d’un Bukowski («mettre sa peau sur la table») que l’odyssée désenchantée d’un loser, contée par Orelsan sur les 14 tracks de Perdu d’avance. Noirceur et désarroi pour le versaillais, rire sardonique et cynisme pour le second (Nan,j’suis pas ton rappeur charismatique, j’ai du mal à gérer ma vie, j’te parle même pas de ma vie d’artiste, Sous influence) , plus prompt à susciter la sympathie que les obsessions morbides du premier.

La fin de l’espèce et Le chant des sirènes sont tous deux traversés par le motif récurrent du loser adolescent devenu adulte : amer chez Fuzati ; inconscient et détaché chez Orelsan, de sorte que la noirceur de Fuzati (Puisse le cancer les avoir tôt pour m’éviter la prison », La fin de l’espèce) se confronte à l’ironie plus guillerette d’Orelsan (La petite marchande de porte-clefs, Si seul). Fuzati exploite toutes les thématiques houellebecquiennes (misère affective et sexuelle, violence de la société libérale, spleen moderne) exposées dans Extension du domaine de la lutte (Fuzati confesse adorer Présence humaine). Nausée, dégout et amertume ont façonné l’univers de Fuzati, mêlés à une atmosphère jazzy nébuleuse qui crée une véritable présence humaine.

Divergence sur le fond qui peut également être étudiée sous le prisme du thème de la paternité. En effet, si l’enjeu de la paternité est récurrent chez les 2 MC, le nom même de l’album de Fuzati évoque bien plus le refus biologique de procréer (Mon fils reste dans le néant je t’évite un aller-retour –  Non-père; C’est décidé ma descendance ne connaitra que le plastique -- Jeu de massacre) là où il n’est pour Orelsan que l’occasion d’évoquer ses relations tumultueuses avec le sexe opposé (50 %).

Fuzati et Orelsan revendiquent de même des influences radicalement différentes. Orelsan revendique son attachement à la culture hip-hop française des années 1990, d’où le son 1990 plein de guests prestigieux (Oxmo Puccino1995 etc.) et à la prod’ retro fleurant bon la nostalgie. Attachement à  la culture hip-hop beaucoup moins prégnant (d’autant plus que Fuzati a produit les très éclectiques Spring tales et Last days) dans l’œuvre du Fuz’. Déjà dans Dead hip-hop, il fustige la bêtise des MC’s s’acharnant à prouver qu’ils sont « street credible » (Dans le hip-hop une règle est de ne pas dire du mal des prostituées / On ne se moque pas du travail des mamans des MC’s français). Ainsi Fuzati, l’inverse polaire d’Orelsan, n’est pas tant un rappeur (par ailleurs le débat sur son absence supposée de flow fait rage depuis plus de 10 ans) qu’un écrivain (terme auquel il substitue celui de « writer »,  moins pompeux), mais un véritable noircisseur génial de papier. Le rap reste à ses yeux une culture noire américaine, que nos artistes locaux ne savent que singer.

Toutefois, Fuzati montre de vraies aptitudes au kick sur L’Hymne et dans son feat avec Gerard BasteQuand je serai grand. Il serait donc malvenu de laisser à Orelsan le monopole de la technique et du flow. D’autant plus que la voix erratique et nasillarde du versaillais est en adéquation parfaite avec ses thèmes, et le fait qu’elle se fait plus distincte sur La fin de l’espèce n’est pas dûe au hasard : Fuzati a muri, sa technique s’est affutée, ses placements sont plus sûrs, il n’est plus cet ovni du rap français mais bien un MC sûr de sa force, d’où le ton résolument plus égo-trip de son  dernier projet en date Grand siècle, où, plein de morgue et d’assurance, il se dresse en fossoyeur du rap français (Toute référence à M. Elie Yaffa est fortuite et indépendante de ma volonté). À l’inverse, Le chant des sirènes, à l’exception notable de Raelsan, laisse entrevoir un MC qui se méfie des honneurs et des distinctions (thème du track Le chant des sirènes), préférant le détachement à la course à la gloriole.

Notons de même la différence de traitement médiatique des deux artistes : la verve de Fuzati restant, jusqu’à l’exception notable d’une invitation TV, superbement ignorée, alors que Le chant des sirènes a fait plébiscite parmi la presse grand public et spécialisée (Oliver Cachin allant même jusqu’à le placer en bonus de son top 10 des plus grands albums de rap français). Vient alors la tentation de ranger Suicide social parmi la subversion subventionnée très en vogue en ce siècle tandis que le malaise que crée L’indien, L’animal ou les premières rimes de Vieille branche restent média-incompatible.

Quand je rappe je dis un peu près tout ce qui me passe par la tête
Mes dernières rimes parleront surement d’une toute petite balle de plomb
(Pas stable, Vive la vie)

À proposLeo Chaix

Grand brun ténébreux et musclé fan de Monkey D. Luffy, Kenneth Graham et Lana Del Rey, je laisse errer mon âme esseulée entre les flammes du Mordor et les tavernes de Folegandros. J'aurai voulu avoir une petite soeur, aimer le parmesan, et écrire le couplet de Flynt dans "Vieux avant l'âge". Au lieu de ça, je rédige des conneries pour un site de rap. Monde de merde.

7 commentaires

  1. Un article de qualité. Cependant au regard de 2020, il me semble que ces deux artistes sont aujourd’hui encore plus différents. Orelsan n’est définitivement plus ce jeune adulte looser, mais plutôt un homme mur qui semble enfin avoir trouvé l’amour. Fuzati, lui porte toujours un regard très noir sur le monde mais il me semble s’en détacher de plus en plus, comme si il se dressait en observateur de l’humanité.
    Pourtant, même si cela aurait été très très très improbable, un feat Orelsan-Fuzati en 2015, ça aurait pu donné un texte exceptionnel aussi beau que noir.

  2. Il apprend à rapper quand sinon fuzati ? l’impro c’est bien mais ma mère peut en faire aussi si elle ne sait pas rapper

  3. Yo Léo, merci et bravo. D’aussi loin qu’je me souvienne j’ai rarement autant attendu un article, fier que ce soit Lerapenfrance qui s’en soit chargé !
    Keep on the good work ; one luv.

    PS : J’ai vu Fuzati en concert y a quelques mois après la sortie de son dernier album, c’est d’la frappe faut pas hésiter.

  4. Hasard total, il est en préparation depuis un petit mois au moins. On n’était pas au concert de Fuzati et je n’en avais même pas entendu parler pour être honnête.

  5. Cet article arrive alors que Fuzati vient de faire (me semble-t-il) un concert à la Gaïté lyrique, c’est un hasard ? D’ailleurs,quelqu’un est allé à ce concert ? Ca valait le coup ?

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