Grands classiques

[Chronique] 1998 – Le Combat Continue – Ideal J

 

Le Combat Continue, classique du rap français, chef d’œuvre d’un art décrié. Difficile d’en parler vu le nombre d’auditeurs qui le connaissent par cœur et qui entretiennent avec cet album un lien d’affection presque déraisonnable. Impossible d’être exhaustif, de définir précisément ce qui fait cet album aussi du fait de sa richesse et de son aboutissement, qui maintient prisonnier l’auditeur de son univers sombre, où les caisses claires sont des cliquetis de chaînes et les cuivres autant de complaintes de détenus invisibles. La voix de Kery James résonne ainsi à la fois comme l’autorité locale et aussi la seule part d’humanité présente aux alentours. Au fil des pistes, le MC change et se transforme, parlant de lui et sa bande comme la pièce maitresse tout en ironisant sur son art, alors qu’il exprime des sentiments divers, voire contradictoires. On peut alors penser cet album en termes de distinctions et de paradoxes, mettant en lumière la richesse et la diversité des thèmes et de l’écriture.

Egotrip/introspection :

En naviguant entre les pistes de l’album, l’auditeur est constamment pris entre deux feux, dont l’un est un domaine à part entière du rap et l’autre une implication de la mise à distance, par l’écriture, d’une situation. L’egotrip, avec toute la mégalomanie qu’il met en scène, impose les personnalités des Mcs dans le paysage rapologique, autant dans le message que dans la pratique. Ideal J devient donc la pièce maîtresse (Le Combat Continue Part 2), ne serait-ce que parce qu’elle le déclare. Cette autorité qui retient presque en otage l’auditeur le pousse à acquiescer et accepter le statut de ceux qu’il écoute. De plus, Ideal J tient à s’imposer non seulement dans le rap mais aussi dans le show-business, débarquant en studio comme dans une rue piétonne un samedi après-midi, méprisant cet univers tout en essayant d’en prendre les rênes. En parallèle, Kery James nous décrit dans d’autres morceaux son processus de remise en question. Retraçant son parcours et exposant erreurs et errements, le mélancolique MC se fait méditatif. Sentant qu’il a failli dans ce qu’on attendait de lui (j’reste de ceux dont on dit qu’ils ont gâché leurs possibilités, Si Je Rappe Ici). Si la voix de l’Ideal rappe ici, c’est par nécessité, celle de reconnaître ses torts, aussi hardcore que cela puisse être.

Mélancolie/rage :

Ces deux sentiments sont omniprésents et ce, aussi bien dans les textes que les instrumentaux. Depuis l’amour nous a rayés (L’Amour) jusqu’à Les flics noirs ne sont que des traîtres et j’en bave de rage (Hardcore), les extrêmes se rejoignent toujours et vont jusqu’à se nourrir l’un l’autre (L’amour trop souvent flirte avec la haine , L’Amour), conduisant parfois jusqu’au nihilisme, même face aux représentants de la loi (Si ils savaient qu’ils perdraient beaucoup moins de temps en me suçant la bite, Pour une poignée de dollars). Ajoutant les méfaits de la drogue et de l’alcool au tableau (Un Nuage De Fumée), dont les effets peuvent aussi bien conduire à l’un comme à l’autre. L’apogée étant bien sûr Hardcore, aux accents journalistiques, qui nous décrit le monde à travers les pires faits divers et historiques, sur un ton des plus rageux. Rage de l’injustice, mélancolie de l’éternel oppressé, ne se sentant jamais à sa place : le monde d’enculés dans lequel nous sommes obligés d’évoluer. Message.

Tristesse/dignité :

L’histoire racontée en détails par les Juniors est triste. Entre la drogue, le racisme, la délinquance, la répression et la prison, l’horizon des jeunes des quartiers du 94 semble terne, pour ne pas dire carrément sombre. L’amour, pourtant recherché et désiré, fuit le poète maudit depuis le jour de [sa] naissance. J’ai Mal Au Cœur termine d’asseoir ce climat sombre, décrivant la vie des jeunes délinquants, qui ne sont plus que des objets du système qui trace nos vies, délimite nos limites. Malgré tout, les Mcs assument leurs actes et font preuve de dignité allant parfois jusqu’à la vanité. On passe ainsi de J’ai fait mes choix et aussi hardcore qu’ils soient sur Hardcore, au railleur espèce de connard, accuse le pouvoir sur Pour Une Poignée De Dollars. Cette dignité presque forcée veut en fait effacer la fatalité décrite pour chercher à se détacher des institutions qui de toute façon ont décidé de ne s’occuper d’eux seulement dans un contexte répressif.

Déterminisme/détermination :

En exposant son parcours, le groupe ne cherche pas la rédemption mais fait parfois preuve d’un fatalisme exagéré. Les règles ont été fixées, malheureusement restent fixes (L’Amour), constat de départ qui laisse peu de place à l’invention, l’improvisation, l’imagination. Puisque le monde n’est rempli que de tards-bâ comme ces profs qui avant d’avoir des preuves nous montraient du doigt (Pour Une Poignée De Dollars), alors ces jeunes n’ont eu d’autres choix que de se tourner vers la délinquance et la marginalité. Ils en viennent même à se justifier par le fait qu’ils ne sont qu’humains, avec tous les défauts que cela implique.

Ainsi Hardcore devient l’énumération des vices de l’homme, dont la plupart sont bien plus dérangeant et destructeurs que ceux de DJ Medhi et ses kickeurs. La comparaison va plus loin en rapprochant Kery James et Jacques Chirac, à l’époque président sur Pour Une Poignée De Dollars : me demander ce que je ferais pour une poignée de dollars, c’est demander à Chirac ce qu’il ferait pour conserver le pouvoir. En parallèle, les membres du Ideal se rebellent parfois contre le destin pour s’affirmer, pour eux-mêmes et pour les autres. Le rap apparaît d’ailleurs comme le seul acte de création, la seule porte de sortie de cet univers.

Tournant le dos à la misère pour rentrer dans le monde de la musique, ils veulent y régner en maîtres comme ils le faisaient pour la rue. A la différence que leur règne sur la rue était installé de fait, comme une couronne cloutée sur leurs têtes et dont ils ne pouvaient se débarrasser, alors que le monde du show-business doit être conquis. Ose, lève le glaive face à ces mecs qui pèsent […] Nous dans le showbizness, sachez que personne nous baise,  Show-business annonce clairement la couleur : le schéma que les anciens délinquants appliquaient à leur monde va être appliqué à celui du divertissement, les amenant à accomplir quelque chose qu’ils n’auraient jamais soupçonnés, devenir finalement des artistes plutôt que simplement des mecs riches.

Fond/forme – Conclusion :

Ce statut d’artistes, qui ne semble pourtant pas être le but recherché, est en fait tout à fait atteint sous l’angle de cette distinction. Formellement, on se trouve en permanence plongé dans cet univers musical à la fois riche, ambigu et cohérent, piégeant comme dit précédemment l’auditeur irrémédiablement en imposant un fil conducteur sombre et lancinant. DJ Medhi redouble ainsi d’efforts, épaulés par ses comparses beatmakers, pour imposer un style, une signature musicale, qui fait que l’on reconnaît instantanément une instru du Combat continue. Les textes aussi profitent de cette symbiose entre fond et forme et même si le style reste sobre, on sent que l’auteur peut rebondir à n’importe quel moment comme sur Blast Masta Killa : Sachez que la rime cé aurait pu ne jamais cesser et se permet néanmoins quelques fantaisies ([Hardcore] fut la Révolution française, un-sept-huit-neuf). Cette sobriété est bien évidemment mise au service du fond, en étant en perpétuelle symbiose avec lui. Elle laisse une grande impression de maîtrise et d’aboutissement qui reste ancré profondément, même après l’écoute. Qui, comme le combat, continue toujours depuis 1998.

Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à le partager avec les petites icônes ci-dessous, et à rejoindre la page facebook ou le compte twitter pour suivre les actualités que Le Rap en France vous propose.

À proposJibé

Amateur de snares qui claquent et de kicks qui portent, j'aime les freestyles à base de kalash et de double-time.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.