Grands classiques

[Chronique] 1998 – Où Je Vis – Shurik’N

Où je vis apparaît sans doute comme le point culminant de la domination phocéenne des années 2000 sur le paysage du rap français. Marseille et son flambeau IAM, en pleine effervescence, prenaient le temps de faire naître des vocations, entre l’enregistrement de Sad Hill ou de Chroniques de Mars, boostés par le retentissant l’Ecole du micro d’argent.  Parmi tous ces succès, c’est bien cet album qui permettra le mieux de découvrir la plume du ciseleur Shurik’N. Et encore aujourd’hui, il n’est pas aisé de citer un disque de rap rassemblant autant de maturité, de sérieux et de véracité. Car la force du MC est d’avoir su choisir des mots intemporels (et toujours d’actualité), et ce, peu importe les thèmes personnels ou sociétaux qu’il a pris le soin d’aborder.

La lucidité de Shurik’N sur son environnement est à applaudir. Loin des clichés misérabilistes dont on accuse souvent le rap, cet « observateur du quotidien » parvient, lui, à dresser un tableau sociologique d’une justesse sans doute inégalée. Provoquer le rire n’est pas le but recherché. Sur Demain C’est Loin (l’Ecole du micro d’argent) ou encore sur Si j’avais su (Sad Hill), il démontrait déjà son aisance à combiner rigueur et mélancolie du verbe. Par ailleurs, Shurik’N ne fait pas mystère de sa préférence pour les délires asiatiques plutôt que pharaoniques. Et sans toutefois en abuser, il distille quelques touches de son univers chargé d’une sauce samouraï brûlante, notamment sur le furieux titre phare du même nom. Outre son instru reconnaissable entre mille, l’un des points forts de ce morceau réside dans son thème, cette notion de famille et de clan à laquelle le rappeur semble très attaché (Samouraï, Mon Clan, Les Miens…) : Devant l’adversité les coudes se soudent (…) prêt à mourir comme un samouraï, scande-t-il.

Cette notion de clan, même en filigrane, transfigure l’ensemble de l’album. Elle est sans doute le fruit d’une inquiétude, face à l’incapacité des politiques à enrailler la montée de la violence comme celle du FN (Esprit Anesthésié) : Intolérance poussée à l’extrême, épaulée par la crème, fanatiques aveuglés par la voix arienne. Qu’à cela ne tienne, de l’autre côté on a la même mentalité, les infidèles sont condamnés. Ce rap, avec son frère Faf La Rage au refrain, est l’un des plus marquants de l’opus, encore une fois, tant pour son intemporalité que pour sa lucidité : gauche/droite, même combat pour la monnaie. Ceux qui chantaient on a gagné sont les mêmes qui sortent manifester. La révolution ne sera pas télévisée, on y passe des sitcoms de chez AB… esprit anesthésié.

La notion de famille, quant à elle, est abordée de manière plus franche au travers de textes comme Mémoire ou Lettre. Le premier aborde le passage de l’enfance à l’âge à adulte tandis que le second s’attarde sur la parentalité et sur la transmission. Plus précisément sur l’héritage que l’on souhaite laisser, en couchant quelques mots sur une lettre avant de disparaître. Pour ce texte, Shurik’N s’est sans doute inspiré du poème de Rudyard Kipling intitulé Tu seras un homme mon fils tant les échos sont nombreux. Car, comme le texte de Kipling, La Lettre de Shurik’N est une véritable leçon de vie. On choisit pas ses parents. T’es pas trop mal tombé. Pense à ceux qui vivent en foyer avant de grimacer devant ta purée.

L’égotrip est très discret tout au long de l’opus. Lorsqu’il surgit, accompagné d’une instru orientale, sur Oncle Shu, ce n’est pas de manière hautaine, nombriliste ou agressive. Les featurings eux, tous marseillais, ont su brillamment s’adapter aux productions toutes concoctées par leur ami Jo. Freeman, qui faisait alors encore partie de l’aventure, propose un très bon couplet sur Rêves de même qu’un renfort de poids sur le refrain de Sûr de rien. Sat de la Fonky Family fait exactement de même pour Mémoire, tandis que Sista Micky et 3ème Œil s’associent sur Y’a pas le choix pour porter l’une des dernières estocades. Mais, c’est à Akh, sur un grand Manifeste, qu’est laissé cet honneur.

Aussi pessimiste que réaliste, Où je vis est peut-être l’album de rap le mieux rédigé. Sa construction instrumentale est sobre, comme pour faire la part belle au flow lui-même sans fioritures de Shurik’N. Ce n’est pas du rap de rue, comme il en est question aujourd’hui. Pourtant, la vision du rappeur, sur cet univers qu’il surveille, est de loin la plus convaincante de toutes.

 

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