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Il était une fois le rap…

Si l’univers musical français était un film de Disney, le rap tiendrait probablement le rôle du grand méchant loup. Enclin aux vices, inspirant la terreur au spectateur, méconnu et caricatural. Mais peu importe, le rap n’est pas un prince charmant venu embrasser la princesse Bon Public, il ne respire pas la pureté et l’innocence, et c’est tant mieux. Il est intéressant de voir comment certains artistes se sont appropriés cette culture populaire des enfants pour parler de leur réalité, loin de la candeur des gamins.

« En manque d’amour, je suis le recours de ces gosses en chagrin
Laisse pas traîner ton fils, sinon, il deviendra le mien. » Keny Arkana

Dans le morceau La mère des enfants perdus,  Keny Arkana utilise l’imaginaire de Peter Pan pour personnifier la rue. Les enfants perdus sont, dans le célèbre conte, les enfants tombés de leurs berceaux, c’est-à-dire abandonnés par leurs parents. Là où le conte offre à ces destins brisés une existence merveilleuse au pays imaginaire (merveilleuse dans le sens de surnaturelle, car dans la version originale non édulcorée par Disney et les autres, Peter tue les enfants lorsqu’ils grandissent), la rappeuse met en avant la rue comme mère de substitution. La rue comme un monde tout aussi singulier que le pays imaginaire, avec sa propre école du vice, des codes, un monde où la loi du talion est constitution. La « contestataire qui fait du rap » emprunte donc l’imaginaire enfantin pour témoigner d’une réalité. Elle passe de la fiction au concret, à l’inverse de nos dessins animés préférés qui débutent dans le réel pour ensuite s’épanouir dans le fantastique ou le merveilleux.

Peter Pan est un trésor de métaphores pour les gratteurs à micro, les belges de La Smala le prouvent avec le morceau Les enfants perdus : flûte de pan, pirates, Lily la tigresse, fée Clochette, extrait du film Hook ou la revanche du capitaine crochet… Seulement, ils utilisent autrement la même référence  que la marseillaise: Seyté et ses compères s’identifient aux enfants perdus car ils refusent de grandir. Ils sont nostalgiques d’un temps révolu et se raccrochent à leur monde enfantin pour supporter le temps qui griffe leurs visages et les contraint à la maturité « On s’est endurci sans raccourci, adolescents des plaines / C’est la folie qui nous poursuit, agrandissant nos cernes / On s’est tous mis à part, en s’emmêlant à des chaînes / A regarder nos vies comme un immense échec ». La même référence est ainsi tantôt bousculée et rhabillée par Keny, tantôt soulignée et glorifiée par La Smala.

Les artistes mettent aussi en avant ce monde joyeux pour le prendre à contre-pied. Les Disney sont des films très fédérateurs dans le sens où ils sont extrêmement policés, possèdent une forte aura dans le monde et disposent de moyens colossaux en terme de publicité. C’est en jouant sur cette image naïve et populaire que des groupes comme PNL surprennent leurs auditeurs en habillant un discours brut et acide avec une référence plus sucrée. Ce packaging efficace donne des morceaux comme Simba ou Mowgli. Hors de la dictature Disney, ça marche aussi avec les jeux d’enfants, on sourit lorsqu’un rappeur convoque l’innocence du jeu de cour de récré, comme Lucio Bukowski « Ma plume vise le haut elle n’est qu’un jeu de marelle », et on applaudit  de manière sadique quand un autre l’actualise dans un monde adulte ultra-violent, comme le clip La Marelle, de Lomepal. 

Peter-Pan-graffitiIl en va de même pour les comptines, qui appartenant au patrimoine oral et s’étant diffusées ainsi depuis des siècles, contiennent des procédés mélodiques certains. Cette mélodie est un oasis de pureté que le rap peut emprunter, ou salir, pour notre plus grand plaisir. Le grand Doc Gyneco, langue de velours pour les intimes, utilisait déjà la ritournelle 1,2,3 nous irons au bois dans un morceau sur le suicide, Nirvana, « 1,2,3 tu m’emmènes avec toi, 4,5,6 cueillir du vice, 7,8,9 dans ton cabriolet neuf ». Cette opposition entre contenu violent et forme ingénue, douce et chantante est un cocktail parfait pour le cynisme. Fuzati, dans La fin de l’espèce, laisse une instru piano apaisante s’écouler sous des pleurs de nouveaux-nés avant de déclamer le magnifique « J’enfonce mes doigts dans l’origine du monde, lui fait lécher, la regarde puis recommence malgré son air dégoûté », dans la même veine, on peut citer le dernier couplet de 50% d’Orelsan. La culture enfantine est autant un réservoir de souvenirs tendres qu’un ingrédient certain pour l’humour noir.

La comptine, c’est par ce biais que Swift Guad entame le morceau AmStramGram, théâtre d’une fiction où les personnages de notre enfance sont déplacés dans notre société, dépourvus de magie et confrontés à une réalité sans pitié. Les princesses deviennent des adolescentes capricieuses « Fini les souliers crottés Cendrillon veut des Louboutin », les personnages bravant les lois naturelles sont rattrapés par le poids de la différence ou les normes sociales « Kirikou fait moins le vaillant devant le décalage culturel (…) Trois brigands en vérité ici sont des sales bras cassés / Refroidis par la police car la vie c’est comme chat-glacé ». Dans la même veine, l’excellent morceau de Lino, Jardin d’enfant, le refrain démontre cette fois l’immersion d’une violence dans ce jardin innocent: « On a déposé une bombe dans mon jardin d’enfant, J’me suis réveillé un matin avec la mémoire en sang ».

Comment évoquer le rap et le monde des enfants sans parler du projet d’Oxmo et Ibrahim Maalouf ? L’album concept Au pays d’Alice est le premier du genre pour un rappeur, l’histoire d’Alice est réécrite par la plume de l’enfant seul et mise en musique par le trompettiste, chef d’orchestre pour l’occasion. Les deux acolytes revisitent le classique de Lewis Carroll d’une superbe façon : Oxmo rend le monde d’Alice encore plus trouble et déconnecté de tout esprit logique par un déluge de jeux de mots et de métaphores ayant pour effet de multiplier les grilles de lectures et perturber les sens. Ce retour à l’enfance est pour le coup ni une mélancolie ni un travestissement, mais une réelle valeur ajoutée. En fait, si le rap français était un personnage de Disney, il serait stéréotypé pour inspirer l’effroi et la violence, comme l’ogre Shrek ou Bête, et comme ces deux derniers, il suffirait d’apprendre à le connaître pour abattre les clichés et découvrir un être attachant bourré d’humanité.

Etienne Kheops

À proposEtienne Kheops

"Je n'ai qu'une plume bon marché pour planter les cieux"

3 commentaires

  1. Oui tu as raison et en plus cet album de Odezenne commence à se faire vieux ! En tout cas merci pour ton retour et au plaisir de te lire dans un nouvel article.

  2. Bast, complètement d’accord avec toi, en fait j’avais énormément de références et il a fallu faire des choix, pour pas noyer le lecteur déjà et pour pas perdre le sujet aussi qui était le système de référence à l’enfance. Mais c’est vrai que cet album avait sa place ici, mais il aurai fallu presque tout l’article pour en parler correctement car à cela se seraient joint la manière de conter les histoires, et donc tout le processus d’écriture du groupe. Peut etre sur un prochain article, merci à toi en tout cas !

  3. Bon article mais comment ne pas parler d’odezenne et de leur album OVNI quand on parle de rap et de Disney alors que tout le l’album est fabriqué à partir de sample de ces dessins animés.

    Sinon Big up continuez comme ça, ça fait plaisir de vous lire.

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