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[Interview] DJ Djel : « Le rap c’est pas communautaire »

Notre rencontre avec Dj Djel se fait au lendemain de la fête de la musique, dans un bar place Notre Dame du Mont, à Marseille bien évidemment. L’ancien Dj de la FF est accompagné de son pote MC K-méléon, membre de La Méthode mais aussi animateur de leurs soirées Block Party, dont l’épisode de la veille a su secouer les foules dans la rue voisine. Lendemain de soirée idéal pour faire un petit voyage dans le temps, depuis la naissance du mouvement rap à Marseille en passant par les prouesses de la Fonky, jusqu’à aujourd’hui.

LREF: Tu fais partie des artistes qui ont assisté et participé à l’explosion du rap français dans les années 90. Est-ce que tu pourrais nous raconter comment tout a commencé pour toi.
Djel:
Comme tous les mecs de mon âge, j’ai découvert le Smurf en 84 avec Sidney sur TF1. On découvre les premières formes de rap avec des groupes comme Sugar Hill Gang, UTFO, Ultramagnetic MC’s, Grandmaster Flash
Enfin officiellement c’est du Funk. Même si ça commençait à avoir des sonorités rap, quand tu regardes les pochettes, les mecs c’est les Village People. Puis on arrive vers la fin des années 80 où je découvre Run DMC. Et un jour un pote de Belsunce me dit : « Viens avec moi, mon frère il traîne avec des mecs au Vieux Port, ils font du rap etc.. » Donc je descend et je vois des mecs habillés super chelou, avec des gabardines en cuir, avec des cols en fourrures et des moustaches. Ils écoutaient une musique qu’on connaissait pas. Et en fait c’était IAM. A l’époque j’avais 14 ans. Et j’ai commencé à traîner dans cet environnement.

À l’époque le mouvement était vraiment sur une autre base. C’est-à-dire qu’on faisait des tags dans la rue, on dansait, on rappait si on voulait, c’était vraiment complet. Moi j’ai commencé en étant danseur, je m’arrêtais jamais, dès que je voyais d’autres danseurs je les clashais, je dansais, je dansais tout le temps… Et je tagguais un peu. A l’époque y avait des articles sur le Provençal qui disaient « Y’a des bandes de jeunes délinquants au Vieux Port qui traînent » et tout, en fait c’était nous mais on faisait rien, juste on dansait et on écoutait de la musique. On découvrait petit à petit ce que c’est le hip-hop, parce qu’à l’époque on avait pas internet, pas de cassettes vidéos etc. Le truc arrivait par une radio qui s’appelle Radio Sprint animée par Khéops, une autre animée par Dj Rebel, ou sinon par les mecs du Vieux Port, qui eux savaient un peu ce qui se passait à New York, ou encore grâce aux potes qui faisaient des allers-retours à Paris. C’est comme ça qu’on avait les news tu vois : les pas de danses arrivent comme ça, les fringues, les slangs, tout arrive comme ça. Et en 92-93 je commence à traîner ici dans ce quartier (Ndlr : la Plaine), et je rencontre un pote qui a une paire de Mk2 qui traîne chez lui. Et sa paire de Mk2 y a dégun qui la touche. Et c’est sur ça que je vais commencer à apprendre. Je regardais, je touchais un peu pendant que les autres fumaient des spliffs. Dans cet appartement y avait des mecs qui venaient de Toulouse, de Paris, dont par exemple un taggueur qui s’appelle Soone et qui créera la marque Bullrot. Et parmi ces mecs il y a Pone et Don Choa. Pone et moi on accroche direct.

LREF: Et c’est à partir de là que tu t’es réellement investi dans la musique ?
Djel: Un peu après. Au début avec Pone on faisait que des tags. Moi j’étais bidon, mais je tagguais tout et n’importe quoi. On a cartouché le quartier en fait. J’étais plus un voyou qu’autre chose. Et de temps en temps j’allais louer des platines pour le weekend avec un Dj qui s’appelle Kebdani et on faisait des soirées. On montait tout le matos à pied, on y passait la nuit pour gagner 30 francs chacun. Et le dimanche avant de les rendre on se mettait dans une cave et on enregistrait une mixtape. De son côté, Pone a appris à se servir d’un sampleur à Toulouse et ça le botte grave. Il achète un W-30, moi je cambriole une radio pour chopper une Mk2, du coup j’ai un peu de matos, et là on a envie de monter un groupe. J’avais repéré Sat qui rappait un peu partout dans la ville, je le trouvais fort, donc je le présente à Pone qui lui-même me présente un peu mieux Choa. Puis on va aller voir un groupe qui s’appelle Black & White Zulus, qui font beaucoup parler d’eux et qui ne sont autre que Menzo et Le Rat, qui entre autres étaient au collège avec moi. On fait quelques sons ensemble, mais on a même pas de quoi enregistrer. En 94 on a l’opportunité de faire la première partie de Sens Unik. Il faut qu’on trouve un nom de groupe, on part sur la Fonky Family.

LREF: Et vous commencez à faire parler de vous.
Djel:
Les gens aimaient bien parce que c’était pas des rap énervés, ou très concept comme il y avait eu avec IAM etc. On parlait vraiment de la street, et de la vie des jeunes comme nous tout simplement. Donc on parlait des meufs qu’on voulait chopper, du shit qu’on arrivait pas à avoir, des soirées déconne. On fait 2-3 concerts, on gagne un peu de francs et avec ça on va acheter un multipiste pour enregistrer des morceaux. Et un jour Chill (Akhenaton), qui revient de sa tournée Ombre est Lumière, vient nous voir en Live à Marseille. Ça lui plaît et il nous propose de faire un titre sur son album solo (Bad Boys de Marseille) qui sera au final le titre phare de l’album. Un peu plus tard, IAM nous proposent de signer un album avec leur label (Côté Obscur). Devant l’opportunité on a dit oui direct. Mais on demande à signer cet album en co-prod avec une maison de disque parisienne, Small Records, afin d’avoir une exposition plus nationale. On estime la sortie de Si Dieu Veut à 30 000 exemplaires. Au final ça explose, on finit disque d’or dans l’année et on entame les tournées.

Au milieu de tout ça on participe à des mixtape sur Paris comme Opération Coup de Poing, puis Nique la musique de France, qui reprend notre slogan. On devient les premiers Marseillais à être phares sur une scène parisienne. Et ça c’était un truc de fou. Sur Paris on se connecte avec des potes. Nos potes c’est Lunatic, X-Men, Less du Neuf, Oxmo, Pit tout ça. Donc on va faire beaucoup de scène à Paris.

Et puis avec le temps il va y avoir les envies de sortir des projets solo. Notamment il y a un mec qui sort du lot et qui influence la moitié de la France voir la France entière c’est Le Rat Luciano. Donc on va vouloir faire son album solo. Il ne veut pas le faire, mais il va le faire.

LREF: Le Rat ne voulait pas faire d’album solo ?
Djel: Nan , il voulait pas. Le Rat il mettait tout dans la Fonky. Au final l’album va sortir, il a un succès d’estime mais il ne marche pas. Et pourtant un an après on sort 
Art de Rue et là ça pète vraiment. C’est ce que les gens attendaient. Puis on repart pour une tournée avec d’autres moyens, l’aventure continue.

LREF: Si tu dois choisir un morceau de la FF, ce serait lequel ?
Djel:
Je vais hésiter entre Cherche pas à comprendre et Dans les yeux. Peut-être le deuxième. C’est celui qui résume le mieux le groupe, la façon de penser, la mienne. On a essayé de voir plus dans les yeux de nos frères que dans les yeux du rap quand on a fait de la musique. C’était le rap pour les gens, pas le rap pour le rap et son milieu. J’espère que ça, ça restera.

LREF: Il y a une compilation dont je souhaitais que tu me parles, parce qu’elle rassemble un gratin hallucinant de classiques, c’est Collectif Rap 2 – De Paris à Marseille en collaboration avec Dj Abdel.
Djel:
Oui, c’est vrai que c’est une superbe mixtape, j’en garde un très bon souvenir. En fait avec Abdel on a reçu un appel des maisons de disques qui nous ont dit « On veut que vous fassiez une compilation de rap français, on va vous donner un listing et vous ferez selon ce listing là ». On leur a dit non, soit on fait avec notre vision à nous de la chose, soit on la fait pas, sinon on va pas se retrouver artistiquement dans le truc. On a pu faire ce qu’on voulait et on s’est éclaté.

LREF: Tu as également monté un label qui s’appelle Don’t Sleep.
Djel:
Ouais. J’ai monté un collectif avec Dj Soon et Dj Rebel, au final je resterais avec Soon. Le collectif et le label vont durer 10 ans. Entre temps il y a évidemment Art de Rue qui est sorti, les tournées, les compilations et moi j’avais Don’t Sleep au milieu. Mais ça n’a amené que de la force en plus. Les rappeurs de la Fonky se lançaient en solo, et moi pendant ce temps je faisais des mixtapes et je produisais des groupes. J’ai notamment produit un groupe d’Aix-en-Provence qui s’appelle 100% Casa (Ndlr : pour ceux qui ne connaissent pas, le morceau La Nuit en featuring avec Le Rat Luciano est à écouter absolument). C’était cool, j’étais content d’avoir produit des trucs dans le coin.

LREF: Pone a dit dans une interview avec l’Abcdr qu’il avait enregistré énormément de titres avec Le Rat à l’époque où tu étais en coloc avec lui et Don Choa, tu peux nous en dire plus sur cette complicité ?
Djel:
Cette colocation c’était la maison du peuple. Le Rat il était tout le temps là. Il arrivait parfois à 3h, 4h du matin. Effectivement il passait son temps avec Pone à enregistrer. Pour rentrer dans la chambre à Pone y avait un vieux rideau en guise de porte. Des fois t’ouvrais le rideau et tu voyais Pone qui dormait avec Le Rat, ils avaient travaillé toute la nuit. Des fois t’ouvrais le rideau ils étaient encore en train de travailler depuis la veille. Ils ne se sont plus décollé, c’était des forcenés. Il y a un morceau qui s’appelait « Check le Rat dans l’axe », Le Rat l’a enregistré allongé sur le lit. Ça enregistrait des sons n’importe comment, dès qu’y avait une idée et une boucle. Luciano c’est tout un personnage, on l’a connu il trafiquait des vélos et des cyclos, il était dans son monde à lui, c’est vraiment un mec à part.

LREF: Donc il y a plein de sons du Rat Luciano qui traînent sur ton ordi ou celui de Pone et qu’on n’aura jamais la chance d’écouter ?
Djel: C’est ça. J’ai du mal à sortir des trucs qui ne sont pas à moi tout simplement. Même si c’est partiellement à nous parce qu’on est un groupe, ça reste au Rat.

LREF: En tant qu’ancien : est-ce que tu trouves que le rap c’était mieux avant ?
Djel: Non c’est pas vrai, c’était pas mieux avant. On aura toujours le sentiment que c’était mieux avant mais c’est simplement par nostalgie. ça nous rappelle des périodes de notre vie, des musiques, des moments qui nous ont marqués. En 95 j’avais déjà le sentiment que le rap c’était mieux avant parce que j’avais mes souvenirs du rap des années 80. Le rap c’est bien tout le temps. Après tu grandis, tu passes les époques et tu en regrettes certaines, comme un mec qui a connu Elvis. Moi je suis super nostalgique de l’époque des premiers pas, des premières danses. Je venais là, il avait des gothiques, il avait des punk, des rockeurs, des rastas, des rappeurs et ça parlait, ça se mélangeait. C’est vrai qu’il y a eu une période où le rap est devenu très gangster, mes c… et tu ne voyais plus cet échange. Le rap était devenu très communautaire, et le rap c’est pas communautaire. Tu peux être une caille, pas une caille, de n’importe quel quartier, d’une religion ou d’une autre, tu fais du rap parce que tu aimes le rap. Mais les mecs qui étaient là juste pour montrer qu’il étaient fous devant une caméra et faire les vénères, à partir du moment où ils ont compris que l’auto-prod ils savaient pas gérer, ils sont repartis faire leur bizz et ils ont laissé les artistes de leur quartier faire des vrais trucs. Aujourd’hui on retrouve cet échange grâce aux Open Mics, aux scènes tremplin, avec des nouvelles têtes qui sont là juste pour le kiff, le partage, comme les Sales Gosses, KSR, ou les Tous Salopards.

LREF: Qu’est-ce que tu penses de l’utilisation du vocodeur qui est souvent décrié et pourtant de plus en plus utilisé ?
Djel:
Ça n’est vraiment pas ma vision du rap français. Pour ça j’ai un nouveau mot ça s’appelle le Raïp. C’est à dire que les mecs ils ne peuvent pas rapper sans vocodeur. À un moment donné, rapper c’est rapper, chanter c’est chanter, faire du Raï c’est faire du Raï. C’est pas méchant, c’est mec qui a grandi en écoutant Cheb Khaled qui te dit ça. Mais je préfère écouter du vrai Raï. Je ne suis pas contre faire évoluer la musique, mais là c’est juste une recette commerciale et il y en a qui ne font que ça. Tu vois par exemple le Saïan Supa Crew, ils ont fait Angela dans un style un peu Zouk, ils l’ont super bien fait, ça a super bien marché, ils n’ont pas fais 50 morceaux comme ça. Ou par exemple Kanye West, sur un album il a défoncé le vocodeur, et l’album d’après y en a presque plus, il en a pas fait son sac à dos. Les mecs comme ça c’est d’abord des créateurs, ils amènent un truc, ils recyclent pas pour surfer sur la vague. Et donc ils marqueront les esprits. Un mec comme Booba, je pense que dans son prochain album il y aura quasiment plus de vocodeur. Il a été un des premiers à en faire et maintenant que tout le monde en fait ce sera un des premiers à arrêter.

LREF: Aujourd’hui, tu ne vis que de la musique ?
Djel:
Je vis essentiellement de la musique. Des soirées que j’organise dans des bars de Marseille, des Block Party avec K-méléon, des cours de mix que je donne, l’album qui arrive… C’est ça qui me nourrit aujourd’hui. Après c’est un style de vie que j’ai choisi.

LREF: Tu as également été parrain du Buzz Booster pour l’édition 2015, qui est le premier dispositif national de détection et de diffusion des musiques Hip Hop*. En quoi ça consistait d’être parrain ?
Djel:
Je participais à la sélection des groupes avec le jury. C’était une très bonne expérience. J’aime pouvoir rencontrer des groupes, discuter, leur dire ce que je pense de leur travail. Et soutenir les petits groupes qui le méritent. En revanche, lors des événements je ne votais pas.

* Parmi les gagnants des précédentes éditions du Buzz Booster, on compte Nemir, Kenyon, Gaiden & Yoshi, Feini-X-Crew et Ksir Makoza. C’est le groupe Poussière Urbaine qui a remporté l’édition 2015.

LREF: Si tu avais pu, tu aurais voté pour qui ?
Djel:
Tous Salopards. Pas parce qu’ils sont Marseillais hein, vraiment parce que pour moi ils le méritaient. Mais ce que j’aime bien c’est qu’ils ont pas mal vécu leur échec en finale, ils savent que ça a aidé leur promotion. Ils ont une bonne mentalité, c’est des bons personnages, ils ont vraiment le folklore bien de chez nous.

LREF: Quels sont tes projets récents, en cours et à venir ?
Djel:
Récemment j’ai fait un titre avec La Méthode et une Américaine, Reverie. Le clip est dispo sur Youtube, le morceau s’appelle The Same Thing. Il y a K-méléon avec qui je bosse beaucoup et qui prépare un projet solo. Je prépare également un album qui va sortir en 2016, dont j’ai sorti le premier titre Ma City. C’est un album de Dj, donc c’est moi qui fais les instrus, les scratch, les cuts etc. Il y aura du rap et de l’électro. J’ai invité des rappeurs, des Dj, des musiciens, des beat-boxeurs… J’ai même rappé sur l’album histoire de délirer un peu. Et puis on continue le concept de Block Party avec K-méléon et les soirées diverses.

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