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[Interview] Dooz Kawa : « Sauve toi toi-même avant de sauver qui que ce soit d’autre »

Ça part d’un SMS d’une amie qui me dit que Dooz Kawa est de passage à Paris. Ni une ni deux, le rendez-vous est pris mi-novembre avec cet artiste que j’écoute et que j’aime tant, depuis longtemps. Dans ma tête, l’interview est claire : parler de Bohemian Rap Story, s’intéresser à son actualité musicale, peut-être faire une légère rétrospection sur sa riche carrière… Bref, parler de rap.
Tout ça, c’était sans compter la culture, la curiosité, la richesse de l’homme qui se cache derrière le rappeur. L’interview s’est très rapidement complexifiée, pour mon plus grand plaisir, et s’est muée naturellement en une conversation sur la vie. Dans cette discussion, il n’est donc que très peu question de musique, mais de rapport au groupe social, de stoïcisme, d’Anges, de noumène, de régression infantile, de drogues, de littérature… Passionnant et passionné, cet entretien ne peut que vous conforter dans le génie de Dooz.

 

Dooz, tu es strasbourgeois, et maintenant tu es établi à Toulouse. C’est bien ça ?

Oui, plus ou moins. En fait je suis très itinérant, et c’est fatiguant à la longue. C’est bien, parce que je rencontre énormément de gens, j’apprends beaucoup, mais je suis épuisé.

C’est la musique qui t’amène à autant te déplacer ? Ou c’est ton style de vie qui t’y oblige ?

Les deux, je pense. Je suis strasbourgeois comme tu l’as dit donc j’y retourne assez souvent pour voir la famille. Et puis par exemple, on a fait un concert avec l’orchestre de mandoline à Marseille, le dimanche et lundi 27 et 28 Novembre, il a fallu aller faire des répétitions. Mais nos emplois du temps à tous sont tellement chargés qu’on n’a fait une seule répétition tous ensemble, avec l’orchestre. On est arrivés samedi pour un concert dimanche, tu vois le délire…

Ouais terrible, orchestre à cordes, c’est la première fois que tu as fait ça j’imagine.

Ouais ! Du coup on aurait eu besoin de répétitions, elles auraient été vraiment nécessaires. C’était chaud.

Comment tu as fait pour avoir cette date ?

Ils m’ont proposé en fait. J’ai rencontré Vincent il y a un moment, on est devenus amis, et il nous accompagne pendant les concerts, il a fait quelques arrangements sur les albums. Il m’a dit qu’il fallait que je rencontre un orchestre. Du coup on a fait ça, une quarantaine de mandolines, ça a été une belle expérience.

Quel est l’auditeur-type de Dooz Kawa ?

Quelqu’un qui a réussi à développer une certaine sensibilité, une empathie envers le monde. Plus concrètement ce sont des diggers aussi, des passionnés en général. Souvent, ce sont des gens qui ont des vies difficiles et qui se retrouvent dans mes morceaux, des gens qui apprécient une écriture un peu chiadée, qui cherchent un sens dans ce qu’ils écoutent et surtout qui ont une écoute active. Souvent ce sont des gens assez intelligents. J’ai croisé des gens qui avaient fait de grandes études, et d’autres avec des vies destroy, des galériens, des écorchés… Il y a beaucoup d’écorchés.

Tu t’identifies à ces gens là ?

Je ne m’identifie à personne.
Mais je me rends compte qu’il n’y a pas un « profil » de gens écorchés. On l’est tous un peu quelque part. Le développement psychologique passe par une phase de traumatisme pour grandir. Ce traumatisme peut être minime, il peut être grave ou léger, mais il existe chez tout le monde, et le ressenti variera en fonction de l’être. Du coup on parle d’écorchés par rapport à la surréaction de certaines personnes à ces traumatismes qu’elles ont vécus.

Selon toi ce sont des gens qui n’avaient pas de carapace naturelle pour surmonter ces traumatismes, aussi bénins soient-ils ?

Oui je pense. Et puis il faut aussi se confronter à l’hyper-sensibilité. Il ne faut pas se complaire non plus dans la facilité et la mélancolie, mais l’accepter pour la dépasser. Et puis tu vois, on aime tous les choses extrêmes. Je suis quelqu’un d’excessif et obsessionnel, mais il faut savoir contrôler ses pulsions pour cohabiter avec. Être excessif, c’est très simple. Et je me suis rendu compte que, quand tu es jeune, tu as toujours envie d’être différent, de te démarquer. Mais en grandissant, tu comprends qu’être normal, c’est très difficile. Ça demande un effort, au lieu de céder à la facilité. J’essaye d’être plus normal.

Tu l’aimerais vraiment ? Tu ne vois pas en la différence une certaine noblesse ?

Je suis fatigué de me sentir différent.

Qu’est-ce qui te fait dire que tu l’es ? Sur quel fondement tu t’appuies pour établir le différent du normal ?

Je ne me sens pas à ma place dans le groupe social. J’ai toujours eu l’impression de gêner un peu, de ne pas être à l’aise. Maintenant ça va, j’ai vu énormément de monde, mais je me sens encore mal dans les petits groupes. Je vais de mieux en mieux mais il y a des choses à régler encore.

C’est un travail que tu as fait sur toi même ?

Oui, tout à fait. Je me suis obligé à me mêler aux gens.

Tu as vu Mr. Robot ? 

Non, pas du tout…

L’histoire d’un gosse surdoué au cerveau systémique qui a de graves problèmes d’empathie et de sociabilité. Je me demandais juste si tu pensais te trouver dans une sorte de névrose similaire. 

Non, je ne vois pas. Mais tu sais, quand je regarde des séries, ou des films, je me concentre sur des univers jeunes. Soit des films d’animation, soit des Stop Motion… J’ai besoin de légèreté, de rêve, d’évasion. Des films comme Pi, lourds et névrosés, je n’en peux plus. Je ne veux pas rentrer chez moi et m’alourdir l’esprit, au contraire, j’essaye de me vider de tout ce qui peut être pesant. Beaucoup de gens ont besoin de voir des drames pour avoir l’impression de vivre quelque chose de fort et d’être ancré dans la réalité. Moi j’ai besoin du contraire. Car cette pression, je l’ai en permanence, et j’ai besoin de l’évacuer.

Tu trouves ta musique légère ?

Non, loin de là, car elle est un prolongement de ce que je suis. Et je suis quelqu’un de grave. Donc j’ai envie de m’endormir un peu.

Tu penses que Dooz est un rappeur infantile, volontairement immature ?

On m’a déjà dit que lorsqu’on écoutait ce que je faisais, on avait l’impression que c’était un enfant adulte qui parlait. Comme si j’étais passé au stade au dessus de l’adulte, et que j’étais revenu aux choses pures et essentielles. Mais bon, pour en parler vraiment, il faudrait que je sorte de moi même pour réaliser une sorte d’outrospection, et j’en suis incapable.

Tes morceaux qui fonctionnent le plus (Dieu d’amour et Le savoir est une arme notamment) sont très politisés, loin de l’univers infantile que tu affectionnes. Cependant, ton public demande ce Dooz « politique ». Est-ce que tu considères le public comme un frein à ton évolution ? Ou du moins un frein à la réalisation de ce que tu veux vraiment faire ?

Non. Déjà, je fais ce que je veux, tout simplement. Et d’un autre côté, je suis quand même un transgressif. Quand tu me dis que je réalise des morceaux infantiles, c’est de la transgression. Je rejette tellement le monde que je le simplifie, je le vis à ma manière. C’est de la désobéissance civile. La poésie, c’est de la désobéissance.
Lors d’une conférence à l’ENS, ils m’ont demandé si je me considérais comme un anarchiste. Je ne me considère pas comme quelqu’un ayant des pensées anarchistes, mais comme un anarchiste des pensées. J’ai plus l’impression de ne pas vouloir réfléchir comme tout le monde, et je l’illustre par ces morceaux que l’on peut trouver infantiles.

Et cette infantilité tu l’images avec des morceaux « simples » ?

Souvent, des morceaux qui donnent cette impression d’infantilité, comme Me faire la belle, au milieu il y a des choses très graves. Au milieu de ces poésies il y a des accroches transgressives et graves, où on se rend compte de ma déconnexion. D’ailleurs tout ce que je dis dans ce morceau, c’est du vécu. Je parle d’une copine allemande que j’avais à mes 15 ans, à l’époque où tu es encore naïf et insouciant. Je pense qu’on était chacun, respectivement, notre propre échappatoire, en fait.  Comme si tu étais seul sur un radeau, avec l’impression d’être un monstre, entouré seulement de vide autour de toi, et qu’au loin tu vois une île. Automatiquement tu t’y accroches. C’était un peu ça.

Des morceaux comme Guillotine ou Gel douche au chocolat, ce sont des morceaux très « anti-rap game ». Comment tu te positionnes par rapport au rap jeu français ?

Comme en politique. C’est-à-dire comme le nombril au dessus des parties, pour reprendre les termes de Frédéric Dard. Je me vois extérieur à ça. Je n’ai même pas l’impression de faire du rap en fait. Je fais de la musique, et le rap game, c’est leur petit monde à eux, qu’ils défendent et qu’ils protègent. Ça les regarde, moi je m’en bats les couilles. Je n’ai pas « la » culture hip-hop ancrée en moi, mais toutes mes activités depuis tant d’années m’ont forgé « ma » culture hip-hop, personnelle, que j’entretiens, et qui est ancrée au fond de moi. Eux se battent sur des positions commerciales, mais moi qui me suis toujours battu contre ça, ça ne m’intéresse pas. Donc ils ne peuvent rien me voler : je ne les attaque pas, ils ne m’attaquent pas, chacun garde ses positions et fait son bonhomme de chemin.

Tu dis que tu ne crois pas en Dieu, et dans Si les anges n’ont pas de sexe, tu as cette phrase

« Je voudrais vous dire Jah bless !
Et n’avouerai pas que j’ai vendu mon âme aux diablesses« 

C’est juste une phrase comme tant d’autres ou bien tu t’intéresses vraiment à la spiritualité rasta ?

La spiritualité rasta, je me suis souvent dit dans ma jeunesse, que c’était la religion de la tolérance par essence. J’aimais et écoutais beaucoup le reggae à l’époque, donc j’en étais influencé. Mais en grandissant je me suis rendu compte qu’il y a d’autres mouvances spirituelles indiennes, comme le bouddhisme, qui prônaient un peu ces mêmes valeurs. J’étais très séduit par le mouvement rastafari, mais en les fréquentant tu te rends compte qu’il y a beaucoup de racisme également. Il y a pas mal de Blancs qui se prennent pour des Black, constamment en recherche d’identité…

Tu l’as trouvée, toi, ton identité ?

Oui. Dans le nihilisme. Tu sais, je te disais que je ne croyais pas en Dieu. Je ne crois pas en lui mais je lui parle. Je crois que c’est Voltaire qui disait « Dieu et moi, on se comprend, alors on s’ignore cordialement« . Je suis pareil. Avec Dieu, on se comprend, on se respecte, on s’ignore.

Dans Bohemian Rap Story (BRS), tu parles encore des anges. Sont-ils toujours aussi noirs que dans la chanson où tu leur adresses un message ?

Dans BRS, je parle des anges de Duino, qui sont dépeints dans une des Elégies de Duino, un recueil de poèmes allemands de Rainer Maria Rilke. Ce ne sont pas des anges noirs, ce sont des anges qui représentent la perfection. L’ange noir, dans ce cas, ce serait plus moi : l’écorché. L’Ange de Duino te regarde du haut de son sommet, il éprouve de la pitié, mais il ne peut rien pour toi car il est trop haut, trop parfait, trop puissant, trop gracieux. Et voir la beauté absolue, ça te met face à ta propre laideur. C’est plus de cet Ange là dont je parle sur BRS.
J’ai envie de les toucher, de les atteindre, et ils l’aimeraient également. Mais s’ils me touchent, nous nous brûlerions l’un l’autre. C’est une malédiction terrible.

Ces anges là ont-ils un sexe ? Le sexe n’est-il pas un pêché réservé aux anges noirs ?

Ces anges ont un sexe pour moi. C’est le symbole de quelque chose que je me représente. Ce sont des égéries. Chacun peut voir son égérie. Les miennes sont sexuées mais elles n’ont pas besoin de l’être pour tout le monde.
Je me suis souvent dit que je voyais le monde à l’envers. Quand j’étais petit je me disais qu’il n’y avait pas qu’une Réalité mais plusieurs, autant que tu en voulais, et pareil pour les vérités. C’est le principe du noumène : essayer de sortir du sensible pour voir le vrai phénomène. J’ai toujours essayé de voir la substance des choses telles qu’elles sont profondément. Je pouvais voir une feuille d’arbre verte, et je me disais que cette feuille était de toutes les couleurs, sauf verte, car le vert est la seule chromatique rejetée par la feuille alors qu’elle absorbe toutes les autres.

Tu cherches constamment à sortir de la caverne de Platon, sortir des apparences sensibles pour atteindre la connaissance de la Réalité ?

Oui, c’est ça. D’ailleurs je le cite dans BRS.

Tu as l’impression d’en être sorti de cette caverne ?

Non, j’ai l’impression de m’y enfoncer. Enfin… De sortir de la caverne, oui, mais pas de l’image, du ressenti facile du monde. Je suis plus dans une démarche de philosophie analytique.

C’est une démarche que tu essayes de retranscrire dans ta musique ?

Je n’essaye rien, je fais, simplement. Je fais tel que je le sens, et je vois ce que cela donne.

Sans calculer, sans te poser de questions….

Oh si, forcément un peu hein ! On calcule toujours un peu, quand tu dois faire de la musique, y’a des codes à respecter, si tu veux écrire un couplet, un refrain, faire un pont musical, le chant, les détails techniques… Tu calcules toujours un peu….

On parlait tout à l’heure de noumène, concept que l’on peut retrouver chez le philosophe Kant. C’est quelqu’un qui t’inspire beaucoup ?

Ah non, non pas du tout. Je ne m’y suis pas trop attardé, sauf sur le concept du noumène, justement. Cependant on parlait de nihilisme avant, et je m’intéresse pas mal à Nietzsche. Mais j’ai un regard assez critique sur lui car je le vois comme une personne qui permet aux classes sociales supérieures d’être transgressives. Actuellement, les gens vont lire des auteurs comme Houellbecq, et se complairont dans la possibilité de se sentir un peu rebelles, anarchistes… Enfin c’est un comportement très bobo et intello, l’impression d’être subversif par tes lectures. Et j’ai l’impression que Nietzsche avait un peu le même effet.

Oui tu as certainement raison, même si je trouve que Houellbecq a une vision très juste du monde dans lequel l’Occident – et par extension le monde – vit aujourd’hui. Tu as lu L’Extension du domaine de la lutte ? Sur les frustrations économiques et sexuelles générées par le paradigme socio-économique actuel. Tu peux résumer sa pensée par une des phrases de son bouquin, selon laquelle on n’a jamais vu une époque générer autant de frustration. 

Non, je ne l’ai pas lu. Mais c’est intéressant ce que tu dis, j’essaierai de le lire. C’est vrai, on sort de plus en plus de l’organique avoué. Tu n’as plus le droit d’être instinctif, pas le droit d’avoir des désirs et des envies, c’est vil. Enfin Freud avait raison depuis le début… Et c’est un non-sens terrible car on se rend compte que ce qui fonctionne le mieux, c’est le porno. Le sexe est le dernier endroit où on a une bestialité assumée. Car on fait attention à tout ce que l’on mange, on s’adonne à des emplois vides de sens, dans lesquels on ne reconnaît pas l’utilité… Tout ce qu’il nous reste c’est le sexe. On est frustrés en permanence et à côté de ça on consomme du porno. C’est avoué, mais dissimulé. C’est vraiment un paradoxe ahurissant qui s’auto-entretient dans une société de non-sens terrible.

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Pour autant, quelqu’un qui refuserait de vivre dans ce paradigme qu’on lui impose, et donc de se marginaliser volontairement par rapport à la société, peut-il être considéré comme esprit libre ?

C’est intéressant que tu dises ça. Et ce qui est rigolo, c’est que les libres penseurs sont souvent les esprits les plus rationnels et protocolaires. En fait pour être un esprit libre il faut être rationnel, voire scientifique, pour pouvoir être protocolaire sur les chemins qui mènent vers une vraie liberté. On se dit qu’être libre, c’est être un anarchiste reclus, qui dort dans la rue. Mais en fait ce mec est plus prisonnier que les autres ! Il pense qu’il est libre mais loin de là, il va mendier, il est tributaire du monde et du bon cœur des gens. Il en dépend.

Dans ce cas là, où se trouve la liberté ? Et comment tu l’atteins ?

Je pense que tu l’atteins par l’intellect. Déjà en te confrontant à toi même, en sortant de tout ce qui peut t’entraver, tant physiquement que mentalement. C’est très dur de s’affronter soi même. J’ai toujours eu horreur du stoïcisme car les stoïciens te font toujours la morale, te répètent de ne pas exagérer, de t’accepter… Mais en un sens ils ont raison car tous les excès te mènent à une prison que tu te crées toi même. Alors que dans la mesure tu trouves l’indépendance.

Cependant, la morale stoïcienne te conseille d’atteindre la liberté, le bonheur, par l’acceptation de ta condition. Ce n’est qu’en acceptant ta situation, en arrêtant de la fuir, que tu seras capable de l’assumer. Car à trop te battre contre ce qui ne dépend pas de toi, tu cours en vain derrière une quête impossible. Chaque personne a sa fonction sur Terre, et le premier milliardaire comme le dernier mendiant peut vivre heureux ou malheureux en fonction de son degré d’acceptation de sa condition et des forces indépendantes qu’il subit. Je trouve ça assez juste comme vision du monde. 

Oui, tout à fait. D’ailleurs tu parles de stoïcisme, Epictete disait également que tu as forcément tort de te plaindre de quelque chose qui arrive car tout ce qui t’arrive est nécessaire. Étant nécessaire, ça ne pouvait pas ne pas t’arriver, donc c’est naturel. Tu ne peux donc pas avoir la légitimité de t’en plaindre.

Cette école fonde une partie de sa pensée sur la différence entre le contingent et le nécessaire. Ça reste des matrices, des paradigmes, qui sont difficiles à soutenir dans la réalité. 

C’est une sorte de fatalisme. C’est très dur à soutenir, et à assumer, le fatalisme.

Cette société de non sens, dont on parlait tout à l’heure, elle te fait peur ? 

Elle me fait moins peur maintenant car j’ai compris que je n’y suis pas inclus. Il faut accepter d’être tout le temps à l’écart, ce fait d’être extérieur à la société. Si tu en as conscience, alors tu en as moins peur. Car tu te rends compte que tout peut arriver donc tu ne t’emballes plus pour rien. Je pense surtout au niveau politique là. On peut voir ça comme de l’indifférence. Moi je vois ça comme un excès d’intérêt qui m’a mené à comprendre que si je voulais survivre, il fallait que je me crée ma bulle, mon monde, et m’y enfermer.

Tout à l’heure tu disais que tu te sentais différent mais que tu aspirais à devenir normal. Mais en t’excluant encore de la sphère sociale, tu restes dans ta différence, non ? 

En fait, c’est l’éternel choix entre la pilule rouge et la bleue. Tu prends laquelle toi ?

La bleue je pense. Néo a décidé de prendre la rouge, je suis pas convaincu de faire pareil. Je préfère me faire bercer par l’illusion. Ça me fait penser à l’Histoire d’un bon bramin de Voltaire. Je préfère être la vieille indienne que le sage bramin. 

Mais grave !

Alors, est-ce que tu acceptes les reproches des sages, conscients, et malheureux car savants ?

Mais tu les emmerdes les autres. Personne n’a rien à te reprocher. Vivons nos vies et soyons heureux.
Je pense avoir beaucoup lu, avoir vécu pas mal de choses. Quand tu fais le bilan, tu te dis que Nietzsche a fini en embrassant un cheval dans un asile psychiatrique. Freud a fini avec sa fille. Van Gogh est devenu fou et s’est coupé l’oreille. Socrate a été condamné par un tribunal populaire athénien et boit la cigüe. En quoi c’est des réussites ces types là ? Ils représentent le summum de l’intellect occidental et historique. Pour moi ces gens sont des échecs. Si même eux sont arrivés à ça, par quoi ils sont passés dans leur vie ?

Parce que ce qui est présenté et loué, ce sont leurs idées et non pas leur vie. C’est ce qu’ils ont apporté à l’humanité. 

D’accord, très bien. C’est super, ils ont de merveilleuses idées et ce qu’ils disent c’est génial, toute l’humanité va se casser la tête dessus. Mais eux, au fond d’eux mêmes, est-ce que ça les a sauvés ? Sauve toi toi-même avant de sauver qui que ce soit d’autre.
C’est beau d’écrire un traité sur l’éducation des gosses puis abandonner les siens à l’assistance publique.
Et pour moi c’est inconcevable de ne pas vouloir faire primer l’amélioration du quotidien de tes proches sur le reste, de ne pas chercher à les aider, et à t’aider toi même avant d’aider les autres. Être un bonhomme c’est travailler pour subvenir aux besoins des tiens. C’est ça être un vrai bonhomme. Et eux ne le sont pas, je trouve.

Ce sont des gens qui font passer le progrès de l’humanité avant leur propre épanouissement. Qui ont toujours eu des desseins plus grands, plus ambitieux… 

Ils ont fait passer leur ego avant tout.

Peut-être que c’est une question d’ego. Mais alors ils l’ont utilisé à des fins d’amélioration du monde. On a besoin de gens comme ça, non ? Les deux points de vue se valent je pense. Tu condamnais Rousseau tout à l’heure : peut-être qu’il savait pertinemment que ses enfants seraient mieux pris en charge et se développeraient plus facilement chez la DASS plutôt que chez lui, qui aurait été un piètre père. Qu’il était mauvais en pratique, mais que sur la théorie il savait très bien comment ça fonctionnait.

Après, peut-être que ses enfants étaient très heureux. Tu as raison, il a lui-même dit que si il les foutait à l’assistance publique, c’est parce qu’ils y seraient plus heureux qu’avec lui. Donc une double interprétation est possible : on peut se dire qu’il s’en est débarrassé par facilité, mais aussi qu’il l’a fait pour leur bien malgré le chagrin que ça a occasionné chez lui. Car lui même était orphelin. Je ne sais pas…
Je ne sais pas, mais je me base sur ce que j’ai vu. Et j’ai des amis dont les parents sont des gens qui ont extrêmement bien réussi d’un point de vue professionnel, mais qui ont négligé l’éducation de leurs enfants. Ces derniers en ont réellement souffert. Je ne connais pas toutes les histoires, mais je vois mes potes. Je les vois, je les sens, je leur parle, et je ne vois que ça, je ne vois pas ce qu’il s’est passé avant. Et je les vois tristes, malheureux. Et qu’ils ont passé leur vie à se chercher, que quelque chose a été déconstruit en eux.
Et je leur en veux, à ces parents, car ils ont empêché mes potes de se construire. Ils ont apporté un truc à l’humanité ? Très bien, mais j’éprouve tout de même de la colère de premier degré envers eux.

C’est une colère très terre à terre. Heureusement que tu arrive à éprouver ce concret, c’est grâce à ta sensibilité.

C’est grâce à l’empathie. Les gens qui vont mal, les dépressifs, ce sont des gens qui sont centrés sur eux mêmes, qui s’écoutent trop. Il faut apprendre à s’écouter pour arrêter de le faire. Apprendre à désapprendre. Il faut arrêter de se morfondre pour arriver à faire du bien autour de soi. Et personnellement c’est l’empathie qui me le permet. J’aime beaucoup cette notion.

Tu es empathique ?

Oui, très. Je pense être dur et empathique. Je suis injuste car je réagis envers les autres en répondant à ma propre analyse. Du coup je suis ma pensée, et je trouve fausses certaines tristesses de mes proches. Alors je vais être dur avec eux, bien qu’ils souffrent vraiment. Il y en a d’autres où j’y serai plus réceptif.

C’est par cette dureté que tu les sauveras ?

Non, je ne pense pas… Enfin je ne sais pas. Beaucoup de gens appellent à l’aide par réflexe, et de manière cyclique. En y répondant trop, tu les confortes dans leur faux mal-être, et tu l’entretiens. C’est comme un enfant qui tombe, tu as plusieurs façons de réagir. Sois le cajoler et l’entretenir dans sa douleur, mais alors tu le rends vulnérable car tu le confortes dans son mal  – ce qui va même l’encourager à se refaire mal car il trouve une récompense dans ces réconforts. Soit en étant dur, en lui disant de se relever, et là tu l’endurcis. Mais il faut trouver le juste milieu, tu lui souffles sur le bobo, tu lui dis que ça va et tu remontes.

Oui, il faut trouver l’entre deux pour ne verser ni dans la zone de confort, ni dans le traumatisme de l’ignorance. 

La douleur est modulable. Ce ne sont que des neuro-transmetteurs, des hormones, des synapses, de l’histamine…  C’est à toi de décider l’importance que tu leur accordes en fonction de l’état psychologique dans lequel tu te trouves. Car la douleur a une partie psychologique non négociable. On le voit avec le biais de contrôle. Si tu te fais mal, le réflexe, c’est de frotter sur ta douleur. Parce que le ressenti mécanique de la main va passer pas des afférences sensitives qui vont suivre le même trajet que celui de la douleur dans la moelle épinière. Du coup en frottant tu as l’illusion d’enlever la douleur car le ressenti mécanique prime sur le reste.
C’est pour te dire que c’est ton comportement qui dictera si oui ou non tu éprouveras de la douleur. Il faut avoir le comportement adapté pour ne pas subir de névrose cyclique. Du coup je pense qu’il faut être un peu dur des fois… On est allés loin de nouveau non ? On peut pas discuter simplement… (rires)

Ouais t’as raison c’est fou… Bon alors ton album s’est bien vendu ? (rires)

(rires) En vrai j’en sais rien, je suis pas ça ! Mais on me dit que ça va, donc je suis content.

Tu t’en fous ?

Non non, ça me fait plaisir. Je ne compte pas en vivre un jour, et je n’en ai pas envie. Parce que ça fatigue beaucoup, ça me plonge dans des sentiments que j’aurai voulu oublier et c’est un monde de vices, de drogues, d’excès. Déjà que je suis quelqu’un d’excessif alors si en plus on m’y encourage, je suis foutu. Et encore, j’ai arrêté la drogue, qui m’a ravagé quand j’étais jeune. Je tournai au LSD à fond. Je m’en suis sorti, mais j’ai 6 mois de ma vie dont je n’ai aucun souvenirs, où je suis resté perché. Je ne veux pas y retomber. C’était une façon de m’évader, de sortir de moi. Ces drogues ça t’ouvre une porte dans l’esprit, et ça crée des connexions entre les individus qui sont incroyables. C’est pas comme la C ou ces conneries, là ce sont des expériences sensorielles merveilleuses. J’ai écrit un morceau récemment où j’écris que ce qui m’a sauvé la vie, c’est de lire Olivenstein.

Oui je m’en rappelle, tu le citais dans tes 5 livres (à lire ici).

Oui tout à fait. C’est un auteur qui a compris avant tout le monde que les camés, faut les soigner et non pas les mettre en prison. J’ai lu L’homme parano en sortant de cette crise que j’ai eue, et je me suis rendu compte qu’il avait tout compris quoi. Je me suis totalement retrouvé dans ce que je lisais. Il dit aussi quelque chose de très intéressant : bien que la drogue soit là pour pallier à un mal-être, les drogués ne se suicident pas. Ce sont ceux qui arrêtent qui se suicident.

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Parce que du jour au lendemain ils sont confrontés à eux-mêmes. 

C’est ça. Ce n’est pas simple… Mais je pense que tout le monde ressent ça. Moi j’ai beaucoup de facilités à sublimer tout ce que je fais. Je suis érotomane, excessif, empli de pulsions, et du coup je peux aller très loin dans la mauvaise direction également. Je vois ça comme une grande table de mixage : t’as tes potards, et faut les régler. Y’en a qui sont tout à fait équilibrés, harmonieux, et d’autres où ça déconne…  Quand tu lis Freud, t’as l’impression d’avoir toutes les maladies du monde, alors qu’en fait si tu regardes bien, il ne parle que de névroses inhérentes à tous. Tu es ton propre chef d’orchestre, à toi de le diriger et de lui demander de s’accorder. Il faut repérer le potard qui déconne et le baisser seul.

C’est une question de balances… La clé d’un esprit sain, et d’un bon concert.

(rires) Ouais c’est ça.

Je me demandais, Bohemian Rap Story, c’est parce que tu es fan de Queen ou tu voulais raconter une vie de bohémien ?

C’est pour tout ça. Évidemment hommage à Bohemian RapsodyFreddie Mercury c’est quelqu’un que j’ai toujours beaucoup aimé et admiré. Il n’était pas beau, mais il avait un charisme naturel absolument incroyable. Musicalement, il m’a beaucoup touché. Il m’impressionne beaucoup. C’est l’artiste décédé que je rêverai de voir. C’est bizarre d’ailleurs parce que c’est une exception dans ce que j’écoute normalement.

T’écoutes quoi en ce moment ?

Beaucoup Max Richter. Il fait de l’orchestral symphonique essentiellement pour des musiques de film. C’est de la musique contemporaine, mais classique, avec un peu d’électro dedans notamment. J’écoute en boucle November et Sarajevo surtout. Je suis obsessionnel je te dis, du coup j’écoute en boucle !
Et puis tu sais, je fais du rap, j’écris énormément, je suis toujours confronté aux rappeurs et aux chansons à texte. Donc j’ai de plus en plus besoin, et envie, d’écouter autre chose, de découvrir d’autres univers.

Merci beaucoup, Dooz, pour cet entretien passionnant.

Merci énormément à vous, c’était super.

À proposLeo Chaix

Grand brun ténébreux et musclé fan de Monkey D. Luffy, Kenneth Graham et Lana Del Rey, je laisse errer mon âme esseulée entre les flammes du Mordor et les tavernes de Folegandros. J'aurai voulu avoir une petite soeur, aimer le parmesan, et écrire le couplet de Flynt dans "Vieux avant l'âge". Au lieu de ça, je rédige des conneries pour un site de rap. Monde de merde.

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