Joe Lucazz est pour tout fan de rap français une figure aussi familière que mystérieuse. Quelque part entre rap conscient et rap de gangster, entre rookie et vétéran, entre « élégance et ciment » comme il le rappe sur le single Je le fais mieux, Joe cultive les paradoxes et n’en a pas peur. Alors, quand on l’a rencontré, à l’occasion de la sortie de No Name 2.0, on a confronté Joe à Lucazzi, en le mettant face à des citations issues de son dernier album. Rencontre au réveil avec l’une des plumes les plus subtiles du rap français.
« Et depuis No Name, j’ai changé l’game à Paris : Joe Lucatari » (Monsieur Lucazzi).
Je voulais t’interroger plus globalement sur l’après No Name qui a eu en effet de gros retours critiques. Est-ce que ça t’a motivé ? Est-ce que ça a changé ta manière de travailler ? Comment tu as vécu ce retour critique ?
En fait, quand j’ai enregistré No Name, les morceaux je les enchaînais. Quand il a fallu sortir un projet, et bien le staff de Neochrome a décidé de sortir un projet, dès que l’on a eu une vingtaine de titres. Donc en fait, le retour m’a surpris. Pour moi, ce n’était pas un vrai projet finalisé, avec un concept du début à la fin, interlude, tout ça,…
Tu le voyais plus comme une mixtape ?
Peut-être pas mixtape parce qu’on l’a taffé… Après, les étiquettes, je ne comprends plus rien aujourd’hui… Mais pas mixtape, ça fait péjoratif un peu. Une fois que l’on a eu de la matière, ils se sont dits qu’il fallait sortir un projet, donc voilà… Onze titres. Mais j’étais toujours dans la continuité d’enregistrer. Quand on a décidé de le sortir, en janvier 2015, j’étais toujours dans cette dynamique d’enregistrement. Je me suis dit que c’était cool que ça sorte, mais je ne m’y attendais pas trop. Comme ça, on sortait un truc, tout en continuant de taffer. Donc forcément, j’ai été surpris par le retour, je ne m’y attendais pas du tout. Je pensais que ça allait être chroniqué, vite fait, à droite à gauche, et que les gens se diraient que j’étais encore là mais je pensais pas que ça allait prendre comme ça.
« Mon rap explose comme secret d’famille, exposé devant l’public, Joe Lucazzi » (Humeur parisienne).
Justement, cette phrase elle fait écho à ça, au fait que tu aies explosé alors que l’on ne s’y attendait pas forcément.
Je pense que ça a dû jouer, cette attente, parce que ça faisait longtemps que j’avais pas sorti grand chose, à part une mixtape So Parano avec Cross et Ill, un projet en commun avec Kenny Kenz, mais tout ça est sorti à peu exemplaires, donc pas de portée. On n’était pas encore à l’ère du clip, donc pas de promo, et pas de portée,… Forcément, peu de gens ont entendu parler des projets, et je me suis fait un peu rare involontairement.
Du coup, ça a créé une sorte d’attente.
Ça a créé une sorte d’attente, exactement. Ils se disaient que soit j’avais disparu, soit je préparais un truc. Et puis voilà, ça a pris.
« Flynt Larry Joe Lucazzi / Ca fait maintenant plus d’quinze piges » (On l’a fait).
C’est vrai que ça fait presque vingt ans que tu rappes. Et finalement, je me demandais si avec du recul tu voyais une forme de cohérence dans ta carrière. Par exemple, sur l’album, il y a Marche avec nous 2.0 qui est la suite d’un morceau qui a treize ans.
Le truc, c’est qu’aujourd’hui les gens bombardent. Ils sortent projet sur projet, album sur album, c’est l’industrie qui est comme ça. Et moi, ce n’est pas que je sois en marge de l’industrie, mais un peu… Donc je sors un peu mes projets comme je dois les sortir, je ne fais pas trop de calculs. Et je pense que chaque morceau, chaque action est déjà écrite. Donc si ça sort, ça sort. Sinon, ça ne sort pas. Je ne suis pas trop dans les calculs, et c’est pour ça que j’aurais aimé le sortir avant, l’album. Quand Néochrome m’a dit qu’il allait sortir en Janvier,… Si ça tenait qu’à moi, j’aurais aimé qu’il sorte en 2016.
« Mes récits de Paris la nuit sont justes extraordinaires » (3.0).
Je me demandais si cet album, c’était vraiment un album que tu avais thématisé autour de Paris, ou si c’était venu au feeling.
C’était ma vibe du moment. J’étais toujours dans la nuit, toujours dehors. Nuit et jour, surtout la nuit… Donc forcément, je suis très influencé par mon environnement. Pas influençable, mais influencé par mon environnement. Du coup, comme je sortais beaucoup, j’étais souvent dans la ville, dans des bars ou dans des clubs. Même marcher, j’aime bien marcher. Je me suis un peu imprégné de ça, mais naturellement. Si j’avais été dans la jungle, j’aurais fait plein de références à la jungle, aux animaux,…
« Rue sombre éclairée par police néons / Et moi vivons une belle amitié longue, longue / Genre Laurent Voulzy, Alain Souchon » (Proposition Joe)
Cette référence m’a étonné, puis je me suis dit que Voulzy avait composé pour Souchon. C’était un duo qui était indissociable, et finalement je me demandais si avec Pandemik votre relation était comparable.
J’aimerais bien que ça dure aussi longtemps. Depuis que l’on se connaît, ça matche, j’aime bien la personne. On a des centres d’intérêts communs. On aime les mêmes sons cainris, les mêmes samples,… Des fois ça arrive, comme ça, c’est bizarre, ça aurait pu être un ami d’il y a vingt ans. C’est transparent, golri, on a le même humour. Il aurait pu être le compositeur de Cross & Joe. Il me fait écouter trois prods, il y en a deux que je vais aimer. L’autre un peu moins mais… C’est un peu magique. J’aime bien. Tout ce qu’il fait, ça me correspond, tant au niveau voix… Car il y a des instrus où moi je peux facilement me faire bouffer. Et lui, il comprend ça, donc elles sont assez aériennes. Et j’aime bien les ambiances soul, tout ça.
« Aucun piège mimile, c’que j’t’offre c’est une vivante mélodie / Ponctuée de faits divers parfois horribles » (Humeur Parisienne).
Justement, ces productions soul, musicales, douces, contrastent souvent avec ton propos assez dur, notamment sur le morceau avec Express Bavon, qui est à la fois violent et mélodique.
C’est peut-être quelque chose que je fais, mais inconsciemment. Parce que moi… Je raconte mes histoires, mais comme d’hab. Très vivantes quoi. Comme je dis. Donc le support c’est Paris, et Bachir de Pandemik Musik. Donc après oui… Paris on dit que c’est la plus belle ville du monde, et Bachir fait des productions très aériennes très soul. Donc quand je pose ma voix dessus, c’est sûr qu’il y a une différence entre le propos et la musique, et c’est peut-être inconsciemment. Puis je me vois mal en train de chanter.
« Alien est l’flow, rien à foutre de celui de Chicago » (Alien Flow)
T’es plus connu pour ton flow nonchalant que pour tes flows drills que tu critiques dans cette ligne. Mais le refrain de Je le fais mieux a pourtant un truc assez moderne, dans la manière de placer les « bibi » ou les « mimile » que tu as. Est-ce que ça t’a amusé d’aller chercher ce genre de flow ?
Quand j’ai écouté l’instru, c’est pas celle qui m’a tapé dans l’oreille. Je me suis dit que c’était peut-être pas Bachir, mais c’est lui, car il arrive à faire plein de choses différentes. Donc je me suis dit qu’elle était différente, mais je ne l’avais pas sélectionné. Puis Bachir m’a dit de la réécouter, et quand je l’ai fait, je me suis dit que ça pouvait être un petit défi, il fait un peu extra-terrestre ce morceau, donc je l’ai fait, puis ça m’a amusé de le faire quoi. Donc quand il y a eu les trous, j’ai placé les « bibi » ou les « mimile ». C’est vrai que ça sonne plus récent.
Certes j’apprends des jeunes mais j’apprécie la présence de mes chibanis » (Humeur parisienne).
Au niveau des featuring, on retrouve plusieurs générations de rappeurs, de Flynt à Alpha Wann. Est-ce que tu te vois comme une sorte de pont entre les générations ?
Après, c’est aussi normal. J’ai mon expérience, et le rap d’aujourd’hui. Donc par rapport à mon âge, je peux être pris comme un ancien. Mais en même temps, comme j’ai eu un peu de lumière sur moi tard, je suis entre les deux.
« Chaque année j’suis d’nouveau le meilleur rookie » (Je le fais mieux)
Ça va un peu dans ce sens, non ? Cette situation d’entre-deux.
C’est de l’ego aussi, une façon de se donner à soi-même de l’amour. Mais il y a un peu de ça. J’aime bien ne pas être dans une case, d’être entre les deux, de voir un peu ce qu’il se passe. Il y a plein de trucs qui se passent qui m’attirent, et en même temps j’aime bien mes bases, mon rap. C’est pour ça qu’il n’y a pas trop d’évolution dans mon rap. Même ceux qui me connaissent depuis mes débuts,… Bah mon rap n’a pas trop évolué. Peut-être que je suis un peu plus précis, un peu moins désordonné. Il fallait juste que je trouve le gars qui me fasse des instrus comme j’aime.
« Ca m’rappelle que l’Atlantique est une sorte de cimetière géant / Que chaque négrier navire avait l’nom d’un saint homme / Donc un homme blanc tiré d’la Sainte Bible / Diable, j’n’ai plus peur des océans » (Abou Diaby)
J’ai l’impression que tu abordes les questions politiques, comme sur la tape War For Peace de Boudj où tu parles de Charlie Hebdo, en les effleurant, sans rentrer dans un propos idéologique et trop lourd.
Oui, parce que ça n’a jamais été mon rap, ou même ma personne. Lorsque je parle de rap, c’est avec des amis, ou dans une discussion. Ma musique, c’est encore autre chose. Il y en a qui le font bien, et il faut des rappeurs engagés. Moi, ça n’a jamais été mon délire. Quand je le fais, c’est dans un cercle fermé. Après oui, voilà, j’essaie de ramener des petites idées, à droite à gauche. Mais sinon, c’est juste que ce n’est pas mon rap. Moi, je préfère en parler quand j’en ai envie. Je n’ai pas envie de rentrer dans un thème politique.
« Money, money money / Oui l’argent pourrit les gens mais les nourrit » (Knight Rider)
Le thème de l’argent, qui pourrit et qui fascine, c’est un des thèmes qui traverse ton oeuvre. Pourquoi ce profond intérêt pour ce thème ?
Comme je te disais tout à l’heure, mon fil rouge, c’est mon environnement. C’est dehors. C’est être dehors. Et être dehors sans argent, tu peux rien faire. Et donc, comme je parle que de dehors, je suis obligé de parler d’argent. Même là, on se voit pour faire l’interview, bah on va payer notre café. Quand tu es dehors, il te faut de l’argent. C’est obligatoire, même pour un bon petit délire. Tu vas dans un parc, à un moment, il va falloir que tu boives de l’eau. C’est plutôt ça le fil rouge.
« Bourré de contradictions, seule la vérité m’enivre » (3.0)
Je me demandais si cette idée d’avoir des contradictions ou des nuances, c’était important pour toi aussi. Refuser d’être tout noir ou tout blanc.
Mon rap, il me ressemble aussi. C’est comme tout à l’heure. Parler politique, c’est un truc que je me réserve avec mes gens. Tu me verras rarement parler d’amour ou de politique, et il faut que les choses me viennent naturellement. C’est le propre de l’être humain d’avoir des contradictions. Je préfère que ma musique me ressemble. Je ne suis qu’un être humain, avec toutes ses particularités. Il y a des moments où tu es en mode spleen, d’autres où tu es heureux, enjaillé, des moments où t’es pieux, d’autres où tu fais tout l’inverse. C’est l’homme en fait.
« Dans c’grand bordel j’m’amuse à mettre en lumière / Les recoins les plus obscurs de l’âme humaine » (Origines)
Cette phrase, elle va complètement dans le sens de ton propos. En parlant de toi, tu vas chercher à parler de l’âme humaine.
Oui, c’est ce que je dis à chaque fois. On pourrait croire que c’est que de l’ego. Oui, il y en a une bonne part. Mais il y a des questions que je me pose, et quand je me les pose, même si on est tous des êtres humains à part,… Et bien on est tous des êtres humains. Dans mon rap, il y a des questions que je peux me poser que beaucoup peuvent se poser. Faut aussi que ça soit pris dans ce sens là. Pas que de l’ego ou quoi.
« J’ai créé un monstre à consonance italienne : M’sieur Lucazze » (Abou Diaby)
On a parlé du côté introspectif de ta musique, mais il y a d’un autre côté ta fascination pour ces univers de mafieux italiens. Comment tu articules ta vie parisienne aux fictions siciliennes ?
C’est des références, juste des références. Pour certains, c’est Mesrine, pour d’autres ça sera le petit de La Cité de Dieu. Pour d’autres c’est les Marvel. Moi, j’ai toujours bien aimé ce qui était film de gangster de mon époque. On se nourrissait de la culture mafieuse italienne. Et du coup, bon… Il n’y avait pas trop de renois, tout ça… Jusqu’à m’appeler Joe Lucazzi. Donc les univers gangsters étaient fortement imbibés de mafia italienne. Donc forcément, j’essaie de montrer ce qui fait partie de moi. J’aimais beaucoup, je regardais beaucoup, ça m’inspirait beaucoup.
« Non je n’suis pas bipolaire ni schizophrène / Aladji et Joe Lucazz sont pile et face de la même pièce » (Proposition Joe)
Qui est Aladji, qui est Joe Lucazz ? Est-ce qu’il y a ta version fictionnée et celle réelle ? Est-ce qu’il y a ta version sombre et celle lumineuse ?
Il y a un peu de ça, ouais. C’est toujours cette étrange particularité que j’ai à mêler les opposés, ou à les faire s’entrechoquer. Donc je pourrais pas te dire. Les deux sont pile et face de la même pièce. Même si t’es en face de Joe Lucazz… C’est quand même Aladji. C’est une autre facette. Ou plutôt… Un petit bout.
« Trop transparent j’admets, mais là n’est pas le sujet » (Monsieur Lucazzi)
Est-ce que tu te poses des limites dans ce que tu vas raconter de ta vie ?
Non, non… Après un rap que politique, ou qui ne parle que d’amour, ça me soûle. Après, je ne me mets pas du tout de limites. Mais la politique, l’amour,… Des thèmes de la vraie vie hein… C’est pas trop mon délire. Je me mets des limites, même si j’aime bien les franchir. Après, on reste des êtres humains, on se doit d’avoir une pensée autre que la sienne, et voir au niveau du monde, donc ça devient politique direct. Mais tout un album ça me soûlerait. Donc oui, je me mets des limites. je crois que je rappe sans limite, mais en vérité si, je m’en mets. Je ne parle jamais de sentiments comme l’amour. Je suis plus dans l’être humain, dans la recherche de soi.
« 3.0 »
Est-ce que tu as cherché à faire un parallèle entre tes deux albums ? On retrouve la même structure, les mêmes featurings,…
Pas du tout ! En fait, comme j’ai enregistré les deux albums à la même période, forcément il y a le même univers qui en ressort. Moi j’aime bien Express,… S’il y avait un No Name 3.0, il y aurait Express et Cross. Express, je le connais depuis un moment, et puis il apporte un truc. J’aime bien les gens qui apportent un truc. Cross, c’est pareil, c’est mon gars. Et puis, j’aime bien le format. Onze titres, pas d’intro, pas d’outro. Il y a assez de matière pour rentrer dans un univers. Plutôt que de faire quinze morceau dont trois se ressemble. Moi, je voulais juste faire un truc épuré.
Et le titre 3.0 annonce-t-il la suite comme 2.0 ?
Pas si sûr. Mais bon, il y a la matière pour. J’enregistre souvent, tout le temps. J’ai de la matière jusqu’à fin 2018. Mais là, j’ai envie de faire un autre délire. J’ai envie de faire d’autres genres de morceaux, même au niveau du son. Il y aura toujours la base de Pandemik, mais pourquoi pas aller explorer d’autres univers. Par exemple, avoir un band, j’aimerais bien. Je suis en train de rechercher des zikoss que je kiffe. Mais faut que ça matche.
Il y a aussi l’album avec Butter Bullets en préparation ?
Ouais, on est en train de voir. Il y a plein de projets qui se profilent avec plein de producteurs. Je taffe aussi pas mal avec Bachir de Pandemik Musik. Là, j’ai pas mal de matière. J’ai déjà pas mal de morceaux, donc on risque de m’entendre pas mal en 2018.