Ah, ce bon Mani… Découvert par hasard au détour d’un son partagé par Swift Guad il y a plus de 4 ans, il n’y en a pas eu besoin de plus pour me convertir. Ses mixtapes, albums et autres ont vite été poncés, et depuis ses prods me traversent les tympans de manière quasi quotidienne grâce à ses innombrables collaborations dans le rap français underground. Autant vous dire que pour un amateur de ce genre de peura, cela faisait bien longtemps que j’avais envie de rencontrer ce monsieur pour discuter rap… et pas que. Du coup, depuis ma porte de St Cloud, j’ai fait le trajet jusque chez lui dans le fin fond francilien début Novembre pour passer 3h avec l’architecte de l’underground français, membre éminent des Kids Of Crackling.
Qu’est-ce qui t’a donné envie de produire du rap ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que moi j’ai commencé par rapper en 1998, avec des potes de mon quartier. Je me suis buté au rap donc forcément c’est ce que j’ai eu envie de faire. Et dans le quartier, on n’avait pas de faces A. Dans ce genre de situations, soit tu connais le type de ton quartier qui a le matériel, encore faut-il qu’il y en ait un, soit tu rappes sur des faces B. Moi, j’aimais beaucoup le côté instrumental du rap, les prods tu vois ? Comme j’avais un PC, j’ai installé un logiciel pourri et j’ai commencé à faire des prods avec ça.
Tu n’as jamais pensé produire un projet pour toi ? Où il y aurait Mani Deïz derrière les machines et le micro ?
En fait, c’est en cours. J’ai arrêté de rapper depuis 2007 environ, parce que les prods étaient prioritaires. Si je ne bossais pas dessus entre 10 et 12 heures par jour, comme je le fais presque tous les jours, je ne pourrai pas prétendre à grand chose. C’est pour ça que j’ai laissé tomber le rap. Depuis peu, je me suis remis à écrire beaucoup et pour me remettre à la page, j’étais obligé de charbonner à fond dans mon coin parce que j’avais arrêté pendant trop longtemps. J’aurais beau dire que je rappe depuis 1998, avec le creux entre 2007 et maintenant, je devais me remettre le pied à l’étrier. Donc voilà, un EP secret se prépare. J’ai déjà 6 titres qui sont maquettés, ce sera sûrement un 9 titres.
L’intégralité sera produite par toi, j’imagine ?
Non, pas du tout. Je suis à la recherche de beatmakers. Je ne mets pas de statuts sur Facebook pour ne pas éveiller les soupçons. De plus, je déteste qu’un MC, qui a une petite renommée, démarche à l’arrache, de manière désorganisée. Ce n’est que mon avis mais en fait, le public ne doit pas pouvoir transmettre ses choix. Tu ne dois pas travailler pour aller dans le sens du public, il ne doit pas être impliqué dans tes choix artistiques. J’en ai parlé à quelques copains beatmakers dont je connais les capacités à me foutre des claques. Le seul truc qui est important pour moi, dans la couleur de mon projet, c’est que le beatmaker bosse sur Hardware, donc en analogique, et qu’il sample sur vinyle.
Tu es très exigeant sur ce genre de choses ?
Pour mon projet, oui ! Après, il y a des gens qui tuent en samplant du .flac, ou du .wav, et en bossant sur Cubase, Logic ou autre. Mais je ne veux que de l’analogique pour ce projet là.
Tu te verrais évoluer vers de la trap ?
Ouais, ça se peut. Pour essayer, j’ai déjà fait quelques prods qui vont dans ce sens là.
Dans quel style ? Un peu de la trap samplée comme le projet d’Espiiem, ou plus électronique à la Therapy ?
Tout, vraiment tout. Je reste persuadé que dans n’importe quel style de musique, il y a des choses qui tuent. Ce n’est pas parce que j’utilise des machines de vieux con, que je suis fermé à la modernité. J’écoute des trucs ultra récents : le dernier Young Thug, je me suis pris une baffe. Le problème c’est qu’en France, des mecs font de la sous-trap vraiment en retard. Si je veux écouter des bonnes sonorités modernes, je n’écoute que de l’américain. En céfran je vais écouter qui ? Niro, Swift aussi. Curieusement le dernier Niro, Le ciel est ma limite, était vraiment bien.
Après tu vois, un son, c’est une émotion. C’est tellement subjectif qu’il en est impossible de juger : tu écoutes, et puis t’aimes ou pas. Point barre. Après, évidemment, il y a les puristes de 20 piges qui n’étaient même pas nés au moment où le son est sorti qui vont te dire que tout ce qui est électro c’est le diable. C’est rigolo. Mais quand t’es passionné de musique, un pur son, de qualité, qu’il soit moderne ou non, que ce soit ton style ou non, t’es obligé de kiffer.
PNL du coup ? C’est LE point Godwin du rap en ce moment. T’en penses quoi ?
En fait, quand QLF est sorti, je me suis pris une tarte. C’est de la musique de quartier… J’en parlais avec plusieurs amis MC’s qui étaient d’accord avec moi. C’est intéressant d’en parler avec des gens issus de ce milieu là je trouve. PNL c’est complètement à l’envers de la trap française. Dans l’idée et le thème, c’est une sorte de Noblesse de l’échec (album de Lucio Bukowski intégralement produit par Mani Deïz, ndlr) en moderne. Il n’y a aucune glorification d’un idéal, c’est la description d’un quotidien plutôt médiocre, une ode à la lose.
PNL c’est le pragmatisme brut : ni honte ni fierté, c’est comme ça, point.
Oui voilà, c’est ça. Donc QLF, surprise et vraie tarte, après les nouveaux trucs qui sont sortis, j’étais moins fan. Les deux derniers clips, j’ai trouvé que ça ne confirmait pas après la surprise qu’ils ont créée et puis il y a l’engouement, j’aimais bien quand toute la Terre ne connaissait pas. Mais si ça marche, franchement je suis content pour eux, vraiment, ça apport un souffle d’air frais. Après, les cainris ils faisaient ça depuis deux ou trois ans, un peu cloud rap. En plus dans QLF, la moitié des instrus étaient volées…
Il y a le journal Le Monde qui a sorti un article selon lequel il y avait une main invisible qui chapeautait tout leur business. Que les gars se disaient indés, mais qu’en fait il y avait quelqu’un derrière qui faisait tout dans l’ombre pour cacher un simple « coup marketing », voire même qu’ils ne viendraient pas vraiment des Tarterêts. T’en penses quoi ?
Je pense qu’ils se trompent. Après je ne sais pas qui a écrit l’article, mais je suis sûr qu’ils se trompent. On est à l’heure d’Internet, tout est possible. En fait, le but du jeu quand tu te lances dans un projet, c’est d’apporter un truc différent de ce qui se fait, et de le faire bien. Si tu y arrives, tu pètes ! Regarde, SCH fait un truc différent avec sa voix, son style, et hop il a pété. En une semaine, son dernier clip c’est deux millions. Un Rohff en une semaine maintenant il fait 400 000. En fait, toutes les cartes commencent à changer. Jul en peu de temps il fait des millions de vues. Tout est entrain de changer à une allure folle.
C’est une évolution qui te plaît ?
Tant mieux que les choses évoluent et que ce ne soit pas toujours les mêmes têtes. Les Booba et Rohff, ça fait 20 ans qu’on les a. Avant Internet, tout était tellement sclérosé, que maintenant, n’importe qui peut faire le taff s’il est bon ! Même s’il est très mauvais d’ailleurs…
Après tant d’années à faire des prods pour presque tout le monde, tu ne ressens pas la frustration de ne pas être sur le devant de la scène, de rester un peu dans l’ombre en tant que beatmaker ?
Non, je m’en fous d’être dans l’ombre, je ne recherche pas la lumière. Après la lumière vient plus ou moins parce que j’ai produit pour beaucoup de personnes et petit à petit ton nom tourne et que quelque part ça devient un peu gage de qualité (il marque une légère pause WeightWatchers). J’essaye de chercher une explication adéquate à ta question, mais le vrai terme, c’est que j’en ai rien à foutre.
Ça a le mérite d’être franc.
C’est pas le rôle d’un beatmaker d’avoir de l’exposition. Et puis même depuis quelques années, les gens s’intéressent naturellement au type qui est derrière la prod. Il n’y a pas besoin de forcer. Au début, quand j’ai commencé à produire et que personne ne me connaissait, j’aimais bien que mon nom soit sur YouTube dans les titres de vidéo et que les gens le voient. Maintenant, plus du tout. Parce qu’au début c’est bien que les gens sachent que tu existes, mais maintenant peu importe.
Du coup c’est quoi le rapport beatmaker/rappeur pour toi ?
Là à l’heure d’Internet, il n’y a même plus de rapport. Des fois c’est un type qui t’envoie un message, tu ne l’as jamais rencontré, il te dit qu’il aime ce que tu fais, tu lui fais une prod si tu aimes réciproquement, et hop terminé. C’est plus du tout comme avant où il y avait besoin d’un contact. C’est pour ça que, plus ça va, plus j’ai besoin que le MC vienne me voir ici (l’interview se déroule dans son lieu de travail) et que l’on fabrique la prod’ à deux, qu’on échange.
Tu as besoin d’entretenir un lien physique dans ton travail ?
C’est même pas entretenir, non. C’est juste plus sympa. Même si à la base, le type tu ne le connais pas, tu lui proposes de venir, il passe à la baraque, on choisit les vinyles, et on passe un bon moment. Et puis c’est beaucoup plus rapide qu’en balançant la prod à un MC. Il ne sera pas satisfait, il en voudra une autre, et ainsi de suite…
Ensuite, le rapport entre un rappeur et un beatmaker peut être très proche. Tu vois, les gens avec qui j’ai beaucoup travaillé, comme Paco ou Lacraps, ça devient tes potes à la fin ! J’aime quand le MC me fait tellement confiance que je peux lui imposer des prods. Je pense avoir l’oreille pour dire à un rappeur que je connais : « rappe là dessus « . Si je dis à un MC de me faire confiance et de rapper sur une prod, et qu’au début il n’est pas trop chaud, j’insisterai. Et je vais même mal le prendre s’il ne veut pas (rires). Parce qu’avec le temps, je sais reconnaître ce qui peut aller à tel ou tel kickeur. Après, il y a un autre type de personnes, comme Lucio Bukowski, avec qui j’adore travailler, parce que c’est carte blanche à 200%. C’est parfait pour moi. Par exemple, La Noblesse de l’échec s’est fait comme ça donc c’est super cool de bosser avec lui.
C’est quoi le style de musique que tu préfères sampler ?
(il réfléchit) Tout. Je peux trouver de la matière absolument partout. J’adore sampler du jazz…
De la soul ?
Ouais, même si la soul c’est plus compliqué, parce qu’en France tu vas dans une brocante, tu trouves rien de fou. Aux États-Unis, tu t’en fais une, il y a des pépites cachées partout, c’est la culture de là-bas. Si j’avais un style de prédilection, ce serait toute la variété des années 1960 et 1970.
En France ?
N’importe où. Mais vraiment cette période là. C’est la période que j’adore : en brocante je ne regarde que l’année des vinyles et ça m’aide quand je vois des chanteurs que je ne connais pas, l’année pour moi est comme un gage de qualité dans les textures de sample. Après, je peux prendre aussi quand c’est 1982, tu vois. Mais à partir de 1980 dès que ça devient un peu electro c’est moins ma touche.
Mais comment tu fais quand t’es en brocante, que tu vois un artiste que tu ne connais pas forcément, pour le sélectionner sans savoir ce qu’il y a dedans ?
Parfois je me laisse aller en kiffant une cover mais c’est surtout l’année.
Tout simplement…
Ouais, carrément. C’est un peu comme une valeur sûre pour moi. La dernière fois j’étais à la brocante avec un pote beatmaker du 91, Itam (qui produira quelques titres de mon EP) et il y avait des artistes que je ne connaissais pas. Je me précipite pour regarder l’année : c’était de la vieille variété, des gens qui avaient acheté ça au Canada. Je vois la cover, un truc super ringard. Ça sent bon. Et puis l’année : 1967, j’achète direct. J’ai fait 4 prods avec ce vinyle.
J’essaie d’acheter les vinyles à 30, 50 centimes environ en gros lot car outre les brocantes et leboncoin, j’ai une personne qui trouve pour moi vers Saint Étienne et qui m’envoie des cartons de 100 vinyles pour 30€ avec des thèmes très précis et surtout des vinyles improbables : musique juive, musique de l’est, musique sud américaine… Des trucs qui coûtent rien et dont tout le monde se fout. Une mine d’or. De toute manière, je pars du principe que je peux tout faire avec n’importe quoi : donc je n’ai pas besoin du sample ultime, parce que je pense avoir assez d’expérience pour tout pouvoir sampler, voir même des petits bouts auxquels d’autres personnes n’auraient pas fait attention.
Ce sont les rappeurs qui viennent te voir ou bien c’est toi qui les démarche ?
Ça fait des années que je ne démarche plus ! Sauf à quelques exceptions près si un pote me conseille un MC, ou que je croise des gars à qui je propose une instru. Mais cela reste super rare, souvent les gens me démarchent. Mon idéal serait de travailler avec tout le monde, parce que je suis convaincu que chaque personne peut apporter sa dose de création. Et des fois, il y a des gens que je n’aime pas spécialement, qui ne me font pas vriller, mais que j’aimerais bien écouter poser sur une de mes prods. Tu sais, à force de traîner avec tout le monde, c’est impossible d’apprécier à mort ce que tout le monde fait. En revanche, si tu penses que ce type, qui ne te rend pas spécialement fou, peut apporter quelque chose de spécial à une de tes instrus, et que l’auditeur peut s’y retrouver, je le fais !
Tu te verrais réellement travailler avec des personnes que tu n’aimes pas ?
L’humain, non. Mais le travail, oui pourquoi pas. Ça peut être très intéressant.
Quand tu produis une instru, tu commences par le sample ou la batterie ?
C’est très aléatoire, mais j’ai un schéma de production qui s’est ancré à force. C’est assez simple, je t’explique. Il y a des journées que je passe à produire. Du coup, je peux faire jusqu’à 10 ou 15 boucles dans la journée. Bon, je garde pas tout évidemment. Le pourcentage de perte a beaucoup augmenté : à l’époque je sortais quasiment tout, maintenant beaucoup moins. En fait, le but du jeu quand t’es beatmaker débutant, tu peux par coup de chance, faire une frappe ultime. Pour n’importe qui. Si moi je te mets à ma place, là, que tu sais à peu près comment ça fonctionne, si je te laisse un mois, la probabilité pour que tu fasses une grosse prod est très élevée. La difficulté du coup, c’est répéter cet exercice dans le temps, sans trop s’essouffler. Voilà le but du jeu : avoir une constance. Sur mes 10 ou 15 boucles dans la journée, je vais en garder peut être 2 ou 3.
Ah ouais quand même… Ça fait 1/5ème c’est pas beaucoup.
Ben oui, t’es obligé si tu veux proposer de la qualité et ne pas tourner en rond. Il y a donc des curseurs sur lesquels jouer – quantité, qualité etc. Après, il y a plein de prods que j’ai dû retirer, et parmi celles-ci je suis persuadé que si des MCs les avaient écoutées avant que je les supprime, ils les auraient appréciées. Pas toutes ! Mais une bonne partie tout de même. L’autre jour Paco vient à la maison, j’avais la MPC allumée on écoute les boucles. Il a eu un coup de cœur pour une que j’aurai jamais pensé lui envoyer. Il la démonte avec Ol Zico et hop, gros son.
À part les productions universelles qui rassemblent tout le monde, ça peut arriver que quelque chose que je trouve génial ne plaise pas du tout à un rappeur. Donc je l’envoie à un MC qui ne la comprend pas, à un deuxième, un troisième qui pige pas non plus… alors que pour toi c’est une de tes meilleurs.
Ça dégoûte vraiment ? Ça doit être chiant quand tu t’es cassé le crâne à réaliser une prod que tu aimes vraiment mais qui ne fonctionne pas…
Moi je suis un peu têtu mais ça ne me dérange pas plus que ça. C’est un peu frustrant mais bon, on s’en formalise rapidement. Et ça m’arrive rarement quand même !
Tu vois moi je note toutes mes prods, je m’auto juge et celle dont je te parlais là, c’était une 19 selon mon jugement. Des 19 t’en sors pas plus de 3 par an. C’est celles qui ne te lasseront jamais. Et personne ne l’a voulue… Du coup vu qu’elle me tient à cœur elle finira sur Under the bridge avec Kyo Itachi.
Des fois tu kiffes des choses qui ne marchent pas chez les autres, c’est comme ça. Des fois tu files 10 prods à un MC, il choisira la plus crevée ou du moins celle que tu apprécies le moins.
Si le rappeur l’a choisie, c’est qu’elle avait quelque chose quand même.
Oh tu sais, comme les beatmakers, les rappeurs peuvent aussi avoir des goûts de chiotte hein ! Et il y a plein de schémas différents, rien n’est figé ! Des fois : une grosse prod, un gros MC, morceau nul, nada, pas d’alchimie ! Ou alors, une prod moyenne, MC pas génial non plus mais bon quand même, et gros son. Si le son final ne pète pas, c’est pas toujours à cause du MC, des fois c’est la prod qui ne marche pas, ou alors il n’y a tout simplement pas d’alchimie. Des fois il y a des MC’s avec qui ça ne fonctionne tout simplement pas.
À quand Too Much Memory III ?
Le II vient de sortir, là, donc pas tout de suite. Je l’ai tout de même digéré, c’est déjà bien. D’habitude je mettais presque un mois de pause après chaque projet, c’est-à-dire où je produis peu, je me repose. Là, pour ce dernier opus, j’ai plus d’expérience qu’avant : à une période, pendant longtemps, si je ne faisais pas une bonne prod sur 2 ou 3 jours, j’étais malheureux, la vie elle était fade (rires). J’étais pas bien avec des symptômes identiques aux addictions.
Et ça, c’est ta drogue ?
Oui, mais maintenant je sais m’en passer. Si pendant 4 jours, je ne fais pas une bonne prod, je ne me prends plus la tête avec. Parce que je sais que le cinquième jour je ferai une dizaine de boucles.
Une boucle ça te prend combien de temps ?
Je peux te faire une boucle en 5 minutes, en 1 heure, je peux me prendre la tête 40 minutes sur la caisse claire, sur un kick… C’est très aléatoire. Après, ce que les gens savent de moi, c’est que je fais beaucoup de boucles, mais j’ai décidé de changer. Petit à petit, je vais proposer un autre aspect de mon travail aux gens : pour le moment ils ne connaissent que la boucle, parce que c’est ce que j’adore faire et que je ne leur ai fait découvrir que cela. L’autre couleur musicale que j’ai envie de montrer a déjà pu s’écouter sur quelques sons, mais pas sur un projet entier. Le truc c’est que je fais vraiment ce que je veux quand je veux, selon mes envies, selon mon humeur. Je n’ai pas de plan de carrière ou d’ambitions particulières. Si je veux passer un mois à faire que des boucles, je les fais, si je veux faire du multi sample avec des dizaines de couches qui se superposent dans un délire abstrait sans règles, je le fais, si je veux faire des sons trap aussi ! Seul, je n’ai aucun compte à rendre à personne. Je tiens beaucoup à mon indépendance.
Sur Facebook, tu parles souvent du fait que tu passes beaucoup d’entretiens, que tu cherches du travail etc. Comment ça se fait qu’avec tout cet acharnement et ton travail, tu n’arrives toujours pas à en vivre ?
Parce que le rap, ça ne paye pas ! Du coup, je me suis posé cette question : comment puis-je gagner de l’argent en étant beatmaker en 2015 ?
Si un rappeur sur lequel t’as prodé vend des disques…
À notre niveau, quasiment rien ne dépasse les 10 000 ventes, sauf une poignée d’artistes. Donc les retombées SACEM sont archi faibles, les retombées radio aussi puisque le rap indé ne passe pas à la radio. À l’âge d’or, quand ça passait à la radio et que le type vendait 60 000 skeuds, tu pouvais espérer prendre un billet, plus maintenant. Bon, donc tout ce qui est SACEM : tu laisses tomber. Il te reste quoi quand le MC vend péniblement 2000 CDs sur lequel t’as lâché une prod’ ? Si le MC est gentil, il t’oublie pas quand le CD sort et il t’envoie un CD, avec un tee-shirt si c’est Noël (rires). Donc à part ça, tu n’as aucune chance de gagner de l’argent, si tu veux en vivre ! Parce que l’esprit hip-hop est rigolo, mais à côté de ça, t’as une femme et des enfants. Il faut juste manger. Je ne te parle pas de rouler en AMG, mais juste pour les heures de travail investies, essayer d’en survivre. Du coup, il faut trouver un autre moyen.
Les concerts ?
Non, loin de là ! Quand tu es beatmaker, le type va faire tout son concert sur tes prods, mais n’espère pas qu’il va te filer un billet… En soi, ce n’est pas normal, mais c’est comme ça. Parce que même si la musique passe mais que le beatmaker n’est pas là, c’est tout de même sa musique non ? À l’époque, tu pouvais essayer de gagner des sous, parce qu’en théorie, le mec qui diffuse tes sons est obligé de faire une fiche SACEM et de payer un petit quelque chose. Donc ça veut dire qu’avec tous mes sons qui passent en concert, s’ils étaient déclarés, rien que ça, ça me rapporterait un peu de sou. Bref, une fois que t’es baisé partout, il faut trouver un autre moyen de gagner de l’argent. Qu’est ce qu’il te reste ?
Tu touches l’intégralité des fonds que tu gagnes en vendant des CDs sur ton site ?
Non, on fait 50/50 en général comme la plupart des sites internet. Je les vends à 10 balles et on fait 5 chacun. À partir de maintenant, quand je passe une prod je demande des CD’s. Comme ça, je peux les mettre sur mon site, les vendre, récupérer un peu d’argent, faire découvrir l’artiste et puis ça lui revient à pas grand chose. Gagnant – Gagnant. Le but du mouvement, c’est de tous monter vers le haut, de s’entraider et d’avoir une synergie positive. Si les beatmaker veulent continuer à bosser, il faut les payer. Quels sont donc les autres moyens de gagner de l’argent ? Vendre des prods, sortir des albums, les vendre, avoir une chaîne Youtube efficace, monétisée pour gagner petit à petit un peu d’argent. Grâce à cette chaîne, tous les trois mois je prends une petite somme via ma distrib’. C’est plus que précaire mais je suis libre, je n’ai pas de patron.
Dans ce cas là pourquoi tu mets tes prods en téléchargement libre sur Youtube ?
Déjà parce que ça te fait des vues, donc de la visibilité, petit à petit. C’est normal, parce qu’il y a des gens qui ne veulent pas acheter le CD. Enfin peu importe, parce que de toute manière, quelqu’un qui n’achète pas ton CD, il le téléchargera de toute manière s’il le veut. Je n’ai aucun souci avec le téléchargement. Mais à côté de ça, ceux qui veulent l’objet sauront trouver leur bonheur. C’est pour ça que je me prends beaucoup la tête avec les K7. Très souvent, il y avait des beats en plus (10 de plus sur Too Much Memory II). J’essaye de faire valoir le côté physique du truc. Et puis j’essaye de faire une énigme dans mes coffrets. J’apporte un truc ludique et je me torture le cerveau.
Tu penses qu’ils perdent quelque chose à télécharger ?
Oui. Parce qu’un son écouté sur Youtube et un son écouté en CD, ce n’est déjà pas la même définition. Et puis parmi les gens qui me suivent, je sais qu’il y en a qui veulent se procurer l’objet. Dans les Too much memory II, les 100 sont partis en une heure, ce qui veut dire qu’il y a des gens qui s’y intéressent. Et puis après je pense qu’ils ne sont pas bêtes, ils savent qu’une K7 qu’ils ont achetée 15 euros, dans deux ans elle vaudra beaucoup plus. Le premier volume de Too much memory I, que j’ai pressé en duplication en 100 double exemplaire, se vend à des prix fous, plus de 100€. J’essaye de leur apporter un bel objet, qu’ensuite ils peuvent déjà écouter puis soit collectionner, soit revendre.
Pourrais-tu nous décrire ton processus de création par défaut ? Pour donner des conseils à des débutants qui veulent s’y mettre.
Alors : je crée une batterie classique, 88-90 bpm, et ensuite je boucle un sample dessus, je le stocke, je l’écoute à peine. Je continue, je vais sur une autre piste, je garde la batterie. Je fais beaucoup de boucles comme ça, j’enchaîne les vinyles. Et quand il y a une mélodie que j’aime bien, je rejoue une batterie par dessus, j’efface l’ancienne. Ça me permet d’aller vite, ce qui est le but du jeu.
Et tous les vinyles ici tu les as poncés ? (on est chez lui, dans le terrier et il y en a vraiment partout)
Oui, tous. Carrément, plusieurs fois. Et je retrouve encore des samples parce qu’il faut toujours écouter beaucoup de fois un vinyle pour tout récolter.
Je vois une basse là, tu joues un peu ?
Cette année, tous les sons que j’ai faits, à 95%, j’ai joué la basse moi même.
Et tu as pris des cours ?
J’ai pris trois cours juste pour qu’il me montre la base. Autodidacte, comme toujours (rires) mais ça apporte un vrai truc, tu vois ?
Donc la prochaine étape, c’est Mani Deïz à la basse en concert dans un groupe de rock ?
C’est ça, je suis archi-chaud ! (rires)
Et quels sont les prochains projets sur le feu là ?
On a le projet de HAM, Mauvaise graine, qui vient de sortir et dont les retours sont mortels. Mon projet Many Days Vol. 1 sort le 21 décembre : ce sera toutes les meilleures faces B que j’ai faites 15 sur le CD et 15 différentes sur la K7. Lacraps le 21 Janvier, intégralement produit par moi même aussi. On discute d’un prochain projet un peu fou avec Lucio. Après normalement en début d’année le projet avec Seyté et Senamo de La Smala. On prépare aussi avec mon pote Ol Zico un projet qui sortira sur le label Frontkick l’année prochaine. On a enregistré une poignée de sons plutôt mortels. Perso, mon EP qui arrive en Avril-Mai.
Quel est le son dont tu es le plus fier ?
Je dirais Nuits blanches avec L’Hexaler, Paco et Swift. Parce que l’histoire est sympa : je connaissais L’Hexaler et Paco, c’est l’époque où je commençais à bosser avec eux. Le premier me dit : j’aime beaucoup ce que fait Paco, tu peux lui demander de faire un truc. Du coup, il lui envoie et il était avec Swift qui a lui même kiffé. Donc il s’est intégré au truc et ça a fait un pur son parce que le thème est super cool et universel et qu’avec 3 voix atypiques, ça a fait un truc fou. Mais j’aurais pu t’en citer pleins d’autres.
Tu m’étonnes, tu ne peux pas faire plus atypique que ces trois-là au niveau vocal. Il aurait juste manqué Furax !
(rires) Ça aurait pu ! En fait, la première fois que je l’ai écouté, je savais tout de suite que ce serait un gros morceau. Et tous les gens à qui je l’ai fait écouter ont eu le même avis. Je ne suis pas spécialement plus fier mais j’ai aimé l’histoire. Et dans cette histoire, j’habitais dans un immeuble et mon voisin du dessous, qui n’était pas spécialement rap, avait entendu la prod dans la cage d’escalier. Et quand il est monté avec son frère, il m’a dit que cette prod déchirait tout ! Et moi je la trouvais cool, mais rien de spécial. Mais quand j’ai entendu ça, je me suis dit qu’elle avait certainement un plus gros potentiel que ce à quoi je pouvais m’attendre. Le son a pas mal tourné, avec un clip fait à l’arrache pourtant.
Une collaboration US t’intéresserait ?
Je ne sais pas. Je ne me suis jamais posé la question. Si un MC cainri que j’aime bien m’envoie un message, je verrais. Mais eux c’est souvent business, prises de tête… Ça ne m’intéresse pas spécialement.
Ouais, tu produis déjà pour tes potes et pou… (il coupe)
Non je produis pour moi. Pour moi, pour me faire kiffer. Bien sûr, avec le temps, je me suis fait des potes, on a des projets en commun, c’est super cool. Mais le moment le plus agréable c’est quand je produis. Tout part de là : si je suis heureux et que je peux transmettre aux autres mon bonheur, ça tue. Ma petite citation que j’avais mise dans un de mes albums, c’est « on crée pour soi, on partage pour les autres« . C’est ma formule et l’inverse ne peut pas être vrai. Tu ne crées par pour être apprécié, ce n’est pas comme ça que je conçois la chose.
Ton producteur préféré est Mani Deïz ?
Non, moi je fais ce que j’aime écouter donc forcément je ne me trouve pas trop rincé mais je ne me kiffe pas non plus. C’est dur de se kifer. Je suis influencé par plein de trucs français, américains, qui défonçaient à l’époque, tous les plus grands d’ailleurs ou d’ici.
Je vois. Et tu fais écouter le rap indé à tes enfants ?
Quand ils viennent me déranger ici, ouais (rires). Mais sinon, je ne pense pas. Ils aiment bien appuyer, jouer avec les boutons, tout ça. Mais qu’est-ce que tu veux qu’ils écoutent du rap indé ? Si c’est pour s’ouvrir les veines à 16 ans.
- Ol Zico fait son entrée dans le laboratoire musical de Mani et finit l’interview avec nous.
Je me pose beaucoup cette question. On parle beaucoup de l’influence du rap mainstream et hardcore sur les jeunes mais les rappeurs indés donnent aussi un peu envie de se tailler les veines et de ne pas croire en l’avenir. Tu ne penses pas qu’eux également ont une influence certaine ? Toutes proportions gardées, évidemment, par rapport aux grosses têtes d’affiches.
En fait, je pense que c’est aussi peu une mauvaise influence que ces têtes d’affiche. Je ne pense pas que la musique influence beaucoup les gens. C’est sûr quand t’as 14-16 ans, tu vas essayer de jouer le foufou dans ta vie, mais c’est un épiphénomène. Et si un rappeur fait l’éloge de la pillave ou du bédo, il ne va pas se laisser influencer par ça. L’influence de la musique est relative et c’est une bonne branlette de croire l’inverse. De toute façon, la vie influence les gens ! Tu vas regarder la télé, ça va t’influencer, les films, la radio, tout. Donc la musique ne le fera pas plus que ces autres vecteurs. C’est un faux débat. Et puis surtout, le rap indé a quand même moins de portée, et son public est plus âgé que ceux de la trap française et donc plus alertes – en gros. Car si ces types là font des 3 millions de vue, c’est qu’il n’y a pas que des types de 25 ans qui les écoutent, mais aussi des plus jeunes.
Tu te vois où dans 10 ans ?
En fait tu me demandes mon idéal de carrière, c’est un peu ça ? Putain je n’en sais rien, je ne sais même pas ce que je vais faire dans 3 jours, comment tu veux que je sache ce que je serai dans 10 ans ? (rires). Bon en vrai, j’aimerais bien faire des musiques de film, des illustrations sonores. C’est ce vers quoi j’aimerais me diriger plus tard. Si je pouvais avoir un studio et être ingé son, ce serait top également. Toujours un truc gravitant autour du monde de la musique, si possible. Et puis si ça se trouve, je serai en intérim manutentionnaire je ne sais où. Vu comment c’est parti, pourquoi pas hein…
42 Grammes pour 42 tracks ?
Pour 42 cheveux, ouais (rires).
Ta marque de shampooing ?
Ol Zico : Head and Shoulder !
Mani Deiz : Schwarzkopf ! Non, mais en vrai lâchez moi la grappe avec ça, c’est du shampooing, comme tout le monde… C’est du gel douche !
Ol Zico : Tu rigoles, mais tu sais que moi j’ai pris très longtemps avant de me rendre compte qu’il existait une différence entre le gel douche et le shampooing hein…
Mani Deiz : Je suis sûr qu’il n’y en a pas, c’est juste une opération marketing, ils nous bluffent.
Ol Zico : Par contre ce qui fait la diff’ c’est l’après-shampooing mon gars, ça graille. Si t’en mets pas, tes cheveux ils sont finis mon pote. Je suis un rebeu, je peux bien t’en parler (rires).
Et tu penses qu’on fait du rap parce qu’on devient chauve ou qu’on devient chauve parce qu’on fait du rap ?
Mani Deiz : Booba a montré l’exemple pour tous les chauves, hein. Il a prouvé qu’on pouvait s’en sortir. Jean-Claude Duss aussi, mais c’était peut-être moins flamboyant. Je pense qu’on peut être chauve et faire quelque chose de bien. De toute manière, on n’est plus à la Préhistoire, les veuch ça sert plus à rien.
Ol Zico : Les cheveux ça fait la diff gros… Demande à PNL ! (rires)
Mani Deiz : Au niveau capillaire, 2015 est une année chevelue !
[…] faire plaisir et que tout le monde entende ce que j’ai à dire. Mani a dit la phrase suivante en interview : « On crée pour soi, on partage pour les autres ». C’est exactement […]
merci pour l’interview
mais par rapport à la question sur PNL, comment se fait-il qu’ils se disent indé alors que les clips ont la même réalisation que pour SCH ou djadja et dinaz. dans ces 3 groupes l’instru est du même genre et donc très similaire et après on vient louer le fait qu’ils aient percé solo mais je n’y crois pas. trop de liens, trop de similitudes… qu’en dîtes-vous ?
@Paulo – seb : les dernières MPC sont compatibles sur la plupart des DAW (FL, logic, etc), et le grain du vinyl est tout à fait pompable. Sans souci.
Ce que Mani veut dire, c’est qu’il prend tous ses bruits, samples, kick, basse (et on le voit sur les vidéos, enfin hors basse vu qu’apparemment, grand perfectionniste qu’il est, il se met à la jouer en vrai) depuis des vinyls, qu’ils les isole, et qu’il les retravaille pour les compiler à l’instru.
Même le bruit de la grosse caisse – même si retouché – est issu d’une source analogique, et non pas numérique (banque de son ou pattern de pad-batterie déjà compilé), donc ça n’a rien à voir avec la souris, le clavier ou le grain du vinyl mais bien du support de provenance.
Un grand modèle… je suis fou qu’il ait du mal à en vivre décemment. Ce mec est l’architecte du rap underground et ses prods m’ont fait revenir dans le rap boom-bap bien gras avec des samples sortis de n’importe où…
Pas forcément de reconnaissance financière, mais parle de Mani Deïz aux frères qui connaissent un peu de quoi ils parlent, les yeux s’illuminent et tout le monde tombe d’accord. Sans lui – et je suis manutentionnaire à côté parce que ‘jai pas son niveau – pas d’apéro impro furieuse avec des potes à l’apéro sur des sons quasi-pros, pas d’envie de me mettre à beatmaker… et donc pas de bonheur réel dans mon petit cocon où j’ai – moutonnier que je suis – appris à me faire mon petit lab’ à moi qui est devenu mon havre de calme et de paix !
Merci Mani, les vrais savent, lâche rien, dans 20 ans on parlera de toi comme d’un Héros !
@Paulo Evidemment que non, tout ce qui est hardware n’est pas forcément analogique, c’est une erreur de formulation de ma part.
@Paulo
Si j’ai bien compris il oppose le travail avec du matériel véritable (MPC, vinyles) et le travail sur ordinateur (FLAC, logiciels).
Par exemple, Mani est fier de dire qu’on peut entendre le crépitement du vinyle sur ses prods. Ce que tu ne pourrais pas entendre chez quelqu’un qui n’aurait utilisé que son clavier et sa souris.
Interview très intéressante, un homme humble ce Manï. Par contre il y’a une confusion qui m’a beaucoup surpris quand il dit: « Le seul truc qui est important pour moi, […] c’est que le beatmaker bosse sur Hardware, donc en analogique… », hardware n’équivaut pas à analogique, une mpc c’est du hardware, mais dedans c’est totalement numérique. C’est surprenant de la part d’un mec qui fait du son depuis autant d’années.
Très bonne interview!
Je suis fan du travail de Mani. C’est le mec qui m’a fait acheté des CDs en 2015!
Merci d’avoir retranscrit son ressenti sur la difficulté de vivre de sa passion dans l’underground. Surtout en tant que producteur. Je ne soupçonnais pas ça.
Intéressant aussi de dire que l’auditeur ne devrait pas à donner son avis car c’est ce qui freinerait l’indépendance créatrice de l’artiste. Cependant… je me bute le jour où il se met à faire de la trap…