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[Interview] Marc Nammour – La Canaille : « Pour moi l’espoir est dans la lutte »

Aude a discuté avec Marc Nammour de La Canaille, ils parlent du dernier album 11.08.73, de politique et de rap féminin… C’est par ici :

Dans ta track éponyme 11.08.73, tu rends un hommage plutôt tendre au rap, tu le situes entre les paillettes et la sueur des palettes, tu penses quoi du rap paillette dit « mainstream », c’est-à-dire qui a accès aux fenêtres de diffusion ?

C’est un rap qui ne me touche pas car trop simpliste ou trop cliché. J’écoute toutes les sorties qu’elles soient mainstream, underground, je fais partie de ces rappeurs qui écoutent. Parce que ça m’intéresse mais aussi parce qu’en tant qu’auditeur/public j’ai besoin de nourriture. Même si j’ai des à priori, j’essaie toujours de les gommer et je me dis « vas-y, j’écoute ton nouveau projet je vais voir ton dernier clip et j’espère vraiment que ça va me toucher parce que je suis en manque ». Ma famille rapologique est évidement dans le texte incisif. Donc ça va être La Rumeur, Casey, Rocé pour les anciens et Lucio Bukowski, JP Manova, Vîrus, Billie Brelok pour parler des plus récents : cette école « rap à texte ». Je suis rentrée dans ce mouvement parce que je considère qu’avant tout le rap c’est de la poésie, c’est pas un gros mot. Une poésie urbaine éminemment politique. J’ai une exigence vis-à-vis de moi-même et vis-à-vis des créateurs, donc si à un moment donné l’œuvre n’est qu’au final un prétexte à vendre des T-shirts ou une bouteille d’alcool, chacun est libre de faire ce qu’il veut mais ce n’est pas ce que je recherche. Mon temps de cerveau disponible est trop précieux pour le gaspiller avec ça. J’ai pas envie de défoncer le pera, j’ai envie de dire que dans tous les styles musicaux le mainstream c’est vraiment pas le qualitatif. Si tu veux avoir des projets qualitatifs ben va falloir chiner mais ça, ce n’est pas propre au rap, c’est propre à tous les styles de musique et à l’art en général.

 Pour rebondir sur ta démarche, je rencontre Marc Nammour de La Canaille, peux-tu nous décrire le collectif qu’il y a derrière, et le processus de création, que ce soit dans l’écriture et dans ton travail avec les musiciens qui allient musique organique et électronique ?

Effectivement c’est une particularité de La Canaille de proposer un rap avec des musiciens autres que seulement un DJ ou un beatmaker. Je viens de l’école DJ/voix, je connais bien cette formule. Dans cette configuration une fois que l’instru est lancée le morceau à tendance à souvent être toujours le même. C’est en tous cas le piège à éviter à mon sens. C’est pour ça qu’arrivé sur Paris, il y a 16 ans, j’avais le projet de monter un groupe pera comme a pu le faire The Roots. Avec le live il y a toujours improvisation, et le morceau peut vivre de différentes manières selon le public que l’on a en face. C’est une interaction entre les musiciens et moi qui est ultra puissante quand on joue juste. Et c’était aussi l’idée du collectif. C’est de la matière humaine, des personnalités différentes, des styles différents et tout ce beau monde se réunit autour d’un texte qu’on va devoir porter ensemble. La Canaille, le liant de tout ça, c’est le fond. Qu’est-ce qu’on va défendre ? Comment on va se placer ? Pourquoi on choisit d’avoir tel arrangement plutôt qu’un autre ? Et puis je trouvais que scéniquement pour le public, c’était plus riche d’être à plein que juste un DJ et un MC, même si je respecte à fond cette formule. Ceux qui viennent nous voir en concert peuvent scotcher autant sur le porteur de parole que sur le bassiste, que sur le guitariste, que sur le batteur, on a une plus-value dans l’occupation de la scène et la façon dont on va gérer le show. En concert on éclate les titres et ils prennent une autre dimension. Jamais personne ne m’a dit être déçu par nos concerts, bien au contraire, c’est toujours pour le public un étonnement de voir comment on se donne.

Crédit photo : Hashka
Crédit photo : Hashka

Pour ce quatrième album j’ai travaillé avec Jérôme Boivin (basse, claviers) Valentin Durup (guitare, MPC, et clavier) et Alexis Bossard (batterie et MPC). On a un vrai mix de machines, de samples et de sons organiques plus traditionnels. Je voulais revenir à quelque chose de plus minimaliste, de plus brut et délaisser un peu le côté rock même si je suis content de l’avoir fait et d’avoir exploré le domaine. Comme je mène à côté de La Canaille pleins de projets plus « spoken word » en prose, j’avais très envie de rapper à nouveau parce que ça me manquait. C’est pour ça que j’ai appelé l’album 11.08.73. C’est un hommage à ce style de musique qui m’a nourri, façonné et grandi. Peu de gens connaissent la date de naissance de ce mouvement-là, ils ont l’impression que le rap c’est une esthétique qui est toute récente alors qu’elle a 44 ans cette année ! Son histoire et son évolution est fascinante. C’est la dernière révolution musicale !

Ton envie de travailler avec ces musiciens pour cet album marque une ouverture et tu as aussi des featurings avec Lucio Bukowski, Mike Ladd et JP Manova. Dans une interview tu disais que tu ne pouvais pas concevoir un featuring sans d’abord avoir fait une vraie rencontre, tu nous racontes quelles étaient tes envies à bosser avec ces rappeurs ?

Lucio Bukowski c’est le seul que je n’avais pas rencontré humainement auparavant. On se suivait depuis longtemps sur Internet et j’aime bien son univers et inversement. Ça faisait longtemps qu’on parlait d’une idée de collaboration ensemble. Parler aux inconnus c’était vraiment une thématique dans ses cordes, quelque chose de poétique et un hommage à tous ces chants qui nous nourrissent. On a vraiment pris le temps d’en discuter auparavant par téléphone, je lui ai envoyé l’instru et le texte, il a kiffé et il a posé son texte rapidement.

Mike Ladd, c’est un rappeur avec qui je collabore depuis 3 ans sur un projet impulsé par Serge Teyssot-Gay sur l’idée de faire une réunion entre rap français et rap américain. On s’est rencontré, on a commencé à rapper, freestyler, et on a écrit ensemble cet hommage à la banlieue que Sergio a appelé Zone Libre Polyurbaine. Des fois tu rencontres de gens tu sens un feeling, et là j’avais l’impression que j’avais rencontré mon frère. Parce que Mike Ladd est aussi politisé que moi, il a ce goût pour la poésie, c’est quelqu’un qui est hyper investi dans ses textes, de drôle, qui a une grosse capacité à freestyler. Je le connais parfaitement et c’est pour ça que j’ai eu envie de l’inviter sur deux morceaux, c’est vraiment un pote. Et que ce soit sur Connecté ou Sale Boulot c’étaient déjà des thématiques qu’on évoquait dans la vie de tous les jours.

Ensuite JP, on s’est croisé pleins de fois sur scène, son album 19h07 m’a parlé, c’est bien écrit et les instrus sont mortelles. Il m’a fait du bien et j’avais envie de collaborer avec lui parce qu’on se connaissait humainement, artistiquement et on se respectait. Du bruit est une dédicace à une expression que t’entends beaucoup dans les concerts de rap. On l’a reprise et on lui a donnée une autre dimension. Dans notre titre il y a des positionnements, des valeurs poétiques et politiques dans ce bruit. Donc c’était plutôt quelque chose de salutaire là.

Le point commun de toute cette scène-là, est qu’on est tous en indé, pas par dépit, c’est un vrai choix artistique que de se positionner de cette manière-là aujourd’hui.

C’est Victor Hugo qui définit la musique comme un bruit qui pense.

D’accord avec ça.

Crédit photo : Hashka
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Sur ton morceau Connecté avec Mike Ladd, tu dis « A chaque époque son nuage de fumée, sa fiction, son style de diversion, et son collier d’addiction », lui dit « Rock the halls was a motto, now it’s point, click and follow », vous faites allusion aux réseaux sociaux entre autres, tu penses quoi de l’esprit critique aujourd’hui ?

Je pense que quand on dit ça il y a aussi une dénonciation de cette surabondance des réseaux sociaux, d’ailleurs je finis ce couplet en disant : « Je lutte contre ce que j’allume »…

… « Qui m’éteint ».

Voilà, et il fait référence à ça aussi Mike Ladd dans cette phase. Cette espèce de surabondance perpétuelle de mise en scène de soi. Au final tu ne vis plus le moment pour ce qu’il est mais pour l’afficher. Ça a une incidence sur la façon dont on consomme le divertissement, dont on vit. Sur ton rapport au temps, aux autres et c’est chronophage. Je m’en méfie beaucoup. Il y a une expression que j’aime bien, d’ailleurs c’est marrant j’en discutais avec un pote ce matin, cette espèce d’ « infobésité ».

Carrément.

Au final t’es dans un marasme, il y a des milliers de paramètres qui défilent sur ton mur d’actualité et en même temps ça n’avance pas… Tout se noie, tout se perd. Il y a un gros paradoxe là-dedans, il y a une surabondance d’infos et en même temps on n’a jamais été aussi mal informé qu’en ce moment. Tu sais plus où donner de la tête, tout est contradictoire, tout est mélangé. Je ne suis pas du tout contre les réseaux sociaux mais je trouve qu’ils prennent une part de plus en plus dangereuse dans la vie de tous les jours, de tout le monde. Si dans le texte je dis que je veux rester connecté c’est pas à mon putain de téléphone mais avec le monde avec lequel je vis, ici, maintenant. Je veux être connecté avec les gens, les arbres ou le vent, pas avec des machines.

Dans Connecté tu parles d’une certaine course avec le temps qui te dévore, et au contraire dans Je procrastine tu mets en avant l’art de l’action quand on est dos au mur… Alors comment ça se passe cette schizophrénie  ? (Rires)

(Rires) C’est dur ! En fait, en même temps, j’ai l’impression de courir tout le temps parce que voilà la journée ne fait que 24 heures et j’ai tellement de projets, d’envies, de rencontres à faire et en même temps je procrastine. Je suis face au mal du siècle des pays riches, parce que c’est quand même un luxe de procrastiner. On parlait des réseaux sociaux tout à l’heure. Les réseaux sociaux, c’est une sacrée façon de procrastiner. Sous prétexte d’avoir l’impression de bosser ou de te tenir au courant, au final tu perds beaucoup de temps. Tu fais tout sauf l’urgence du moment. Les réseaux sociaux ou Youtube c’est vraiment un puits sans fond de procrastination pour pleins de gens. J’avais envie d’un peu d’ironie, un peu d’humour. Une des facettes du rap aussi finalement… C’est pour ça que l’instru est légère, c’est pas quelque chose de véhément. Un morceau clin d’œil pour montrer que La Canaille peut se placer aussi sur ce terrain. Je ne suis pas qu’un chien qui aboie ! Surprendre ceux qui nous suivent depuis le départ. Je rigole de quelque chose qui me touche moi, mais je sais pertinemment que ça touche tout le monde, tu vois (rires).

Je vois carrément ! (Rires)

Et je pense aussi que c’est un passage, je le dis aussi dans le texte, c’est un passage obligatoire pour avoir une prise de recul, un temps de réflexion, face à la montagne qui est devant toi.

Répugnante République, je me dis que tu as toujours la nausée ?

Putain ! Tu m’étonnes ! Le troisième album La Nausée parlait des prémices de tout ce qui arrive maintenant. Le cynisme de l’aire Macron va nous faire mal. Cette aire est symptomatique de l’emprise qu’a cette classe dirigeante, puissante, bourgeoise, tu l’appelles comme tu veux, sur le reste de la société. Le prétexte de son côté humain, jeune, dynamique, fraîcheur, c’est pour séduire des mecs qui sont pas politisés. Mais à partir du moment où tu l’es tu ne peux que te préparer à des lendemains foireux. Je suis très en colère et pessimiste vis-à-vis la vie politique française. Pour revenir à ta question, cette chanson République, je n’ai pas d’autres adjectifs pour la qualifier que répugnante. Cette belle république qui est en train de défoncer tous les réfugiés, d’attaquer tous les pauvres, le code du travail, de se foutre des conditions des plus démunis, de surfer sur cette vague de haine nationaliste… Diviser pour mieux régner c’est exactement ce qu’il se passe en ce moment.. A partir du moment où tu regardes l’abysse qu’il y a entre les faits et la soi-disant théorie, entre ce qu’elle revendique et ce qu’elle fait concrètement, c’est même pas un monde, c’est une galaxie !

Et c’est ça que je voulais dire dans cette chanson. Le premier couplet c’est quand je suis enfant, je viens d’arriver en France à 9 piges. Moi je suis né au Liban. J’arrive dans la situation du réfugié parce que comme beaucoup de Libanais j’ai fui la guerre. Et t’arrives dans ce pays qui proclame (c’est marqué sur le perron de ton école) : « Liberté, égalité, fraternité ». Donc t’es séduit par ça ! Qui ne le serait pas ? Forcement tu vas pas dire, « je suis contre » ou alors t’es un fasciste.

Dans le deuxième couplet je grandis, j’apprends des paradoxes qui me surprennent, je m’aperçois que cette maxime est bien hypocrite dans les faits.

Tout à fait.

Et après le troisième couplet, c’est mon regard d’adulte où il n’y a plus d’ambiguïté, tu la regardes telle qu’elle est, sale république. Gueule de vache, gueule de flic. Une république bourgeoise qui ne fonctionne que pour les intérêts des riches et des puissants.

Ouais on sent dans Connecté (tu parles de matraque et de colon) et Sale Boulot que l’affaire Théo (entre autres) ça t’a beaucoup bougé et là aussi on est face au bras armé de la République.

Ben carrément, c’est une punchline qui est sortie au moment où ça se passait. C’était tellement ignoble ce qu’a vécu Théo que forcement j’étais chargé de ça et elle est sortie naturellement. Mais je faisais référence aussi à tout un État qui normalise l’état d’urgence, la répression policière dans Sale Boulot est sous un gouvernement PS. Pendant toutes les grosses manifs qu’il y a eu sous Hollande on n’a jamais vu la police taper comme ça ! Même sous Sarko elle tapait pas autant. Je ne compte plus autour de moi les proches qui ont fini à l’hosto, qui ont fini en garde à vue… Ça a été vraiment très très dur la répression qui a été menée. Mais après Sale Boulot pour moi c’était pas faire une chanson anti-flic de base.

Crédit photo : Hashka
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Ouais.

C’était plutôt mettre le flic face à ses paradoxes. C’était m’adresser au flic pour lui dire « mais putain ton humanité tu l’as mise où mec ? Quand tu vas taper l’instit’ de ton gamin, quand tu vas taper des militants qui sont en train de prendre parti pour par exemple que tes parents aient une retraite décente et arrêtent de se casser le dos pour bosser jusqu’à 70 piges, ça va à l’encontre de tes propres intérêts ».

Et cest ce que dit Mike Ladd aussi.

Oui, à un moment donné il dit « tu n’es qu’un pion périssable et à la fin tu vas finir à la benne à ordure des pauvres. Ceux à qui t’obéis s’en battent les couilles de ta gueule, tu n’es qu’un numéro ». Et c’est là qu’on fait référence encore une fois à l’esprit de classe, et c’est ce que je dis : « un flic reste un fils de pauvre, t’as beau frotter t’as l’odeur fauve ».

Quand tu vas foutre des amendes à des assos qui aident les réfugiés qui viennent de traverser la Méditerranée qui arrivent en guenille, parce qu’elles leur filent une soupe chaude, les mecs ils sont encore tous tremblants d’avoir traversé les pires dangers du monde. Et mec t’en es où là ? C’est quoi ton projet dans la vie ? T’es con ou t’es con ?

Mais tu es défaitiste alors ? T’as le drapeau noir en berne sur l’espoir ?

Pas du tout, j’ai un tempérament combatif. C’est dans mon ADN. Pour moi l’espoir est dans la lutte. À tous les niveaux, dans tous les domaines. Je viens d’un monde où rien n’est facile à obtenir. C’est violent. Je reste un utopiste réaliste.

2007 révélation Printemps de Bourges, ça fait 10 ans qu’on sait que tu te bats à travers ton rap, t’es pas fatigué ? (Rires)

Non ! (Rires) Non, pas encore, peut-être que je le deviendrai mais pour l’instant j’ai la chance d’être sur plein de terrains différents, La Canaille c’est une facette de mon travail.

Oui je compte bien quon parle de tes autres projets après.

Voilà, La Canaille c’est vraiment mon projet pera et à côté de ça, j’ai d’autres projets qui me nourrissent. C’est devenu vital pour moi de collaborer dans d’autres sphères que le rap. Depuis 3 ans je me sens vraiment à l’équilibre. Je peux autant jouer des spectacles dans le « In » d’Avignon que dans un squat à Dijon, je peux être dans une scène nationale, dans de gros festivals ou jouer en acoustique dehors sans micro, ou envoyer le bois dans une SMAC. Artistiquement c’est vraiment ce que je revendique. Je veux parler aux inconnus dans tous types de réseaux et avec tous types de zikos. Le seul liant de ces projets c’est que la parole est au centre.

Crédit photo : Hashka
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Parlons de tes autres projets, je pense notamment à Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse (un hommage à Aimé Césaire) où tu fais se rencontrer free jazz, rap, et blues touareg. Tu peux nous en dire un peu plus ? Qu’est-ce que tu vas chercher dans ces projets-là que le rap te donne pas ?

C’est une création que j’ai faite à Royaumont. J’ai la chance d’être rentré dans ce réseau, c’est un laboratoire qui permet de faire se rencontrer des esthétiques différentes qui ne se rencontrent pas ou peu. C’est une résidence de trois ans où chaque année je dois présenter une nouvelle création. La première année c’était 99, Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse c’est la deuxième et là je travaille sur la troisième que je vais présenter cet été. On s’est retrouvé 10 jours dans cette maison qui s’appelle la fondation Royaumont avec les Tinariwen, et même si je comprends pas le tamacheq je sentais la profondeur des textes, le côté chargé de cette musique et le côté chaleureux. Je me disais que ce serait mortel que cette esthétique rebelle rencontre le rap et le free jazz. Tinariwen c’est une figure de proue de tous les Touaregs car ils ont un discours éminemment politique et poétique. Historiquement, les Touaregs ont toujours été chassés par le gouvernement algérien, malien, du Niger. Certains de Tinariwen ont pris les armes pour leurs conditions, tout ça me touche forcément. Comme tout cri d’émancipation va me toucher parce que c’est ce que je fais. La connexion est toute naturelle.

Le free jazz aussi est rebelle dans son ADN, il casse les cases dans lesquelles on voudrait le faire rentrer… Les jazzeux esthétisant qui font du bip bop pour divertir les Blancs (rires). Et bien on les emmerde et on va arriver avec des mecs comme Coltrane, Coleman, Archie Shepp qui ont tout explosé. C’est un haut-parleur de la condition black, le combat politique était aussi présent dans cette culture. Et pour moi c’était de se dire qu’on va faire se rencontrer tout ça. Après tu ressors de cette expérience transformé. Il y a eu vraiment une alchimie humaine avant tout. Et puis il y a eu une petite magie artistique qui fait que vraiment ces trois esthétiques se sont rencontrées pour en créer une nouvelle. Je me dis que c’est ça le futur de la musique et du monde, la mixité. L’ennemi c’est la consanguinité.

L’entre-soi.

Oui et je pense qu’on a prouvé par A + B que c’était faisable, et c’est un prétexte aussi pour envisager qu’un autre monde est possible.

Crédit photo : Hashka
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Tu parles très souvent du collectif, de classe sociale. Tu crées dans et pour le collectif. Dans ton morceau  Rôde avec l’équipe, j’y vois aussi une critique de ce collectif. Tu parles de l’influence négative de celui-ci. Dans cette track tu décris ce môme qui zone avec ses potes et se retrouve dans un des couplets face à sa daronne. De la honte qu’il peut ressentir vis-à-vis d’elle. Il parle de son éducation « Ils m’ont transmis des valeurs et des principes que j’effrite à contre-cœur quand je rôde avec l’équipe », « à contre-cœur » quoi ! Donc j’y vois aussi une nuance, on sent bien que pour toi le collectif c’est pas que du beau et de la puissance mais y a aussi des effets d’entraînement.

Ouais tu as tout à fait raison, en fait chez moi y a rien de manichéen. C’est-à-dire que ce n’est jamais tout noir ou tout blanc, c’est plutôt le clair-obscur. Effectivement la thématique de cette chanson, c’est l’effet de groupe qui peut être autant positif que négatif. Il peut t’amener à faire des choses que tu n’aurais jamais faites tout seul. Et l’effet de groupe, une fois que tu es dedans c’est un peu une machination… Parce que finalement pour moi cette histoire dans ma tête a lieu avec des personnages qui sont plutôt « jeunes ». Quand t’es pas encore…

… Formé.

Formé, bien affirmé. Quand tu sais pas encore qui tu es, ce que tu veux et ce que tu ne veux pas. Quand t’es encore dans cette période un peu transitoire où justement t’es un peu comme une éponge et l’effet de groupe peut t’emmener à 100000 lieues de ce que tu aurais pu penser. Maintenant, en tant qu’adulte, l’effet de groupe ne va pas m’amener dans une direction qui ne me représente pas. Je vais tout de suite le sentir, et je vais dire « Oh les gars, sans moi ! ». Mais quand t’es à l’âge du collège ou du lycée, c’est là que l’effet de groupe peut être néfaste. J’ai pris l’exemple d’un gamin qui est en quartier populaire, mais j’aurais pu prendre l’exemple d’un gamin qui est en zone rurale ou même dans un milieu très bourgeois. Y a pleins d’enjeux qui se jouent et t’as craqué parce que le groupe a eu une influence négative sur toi. C’est intéressant, parce que comme tu dis c’est à contre-cœur parce qu’individuellement y a pas de mauvais gamin. Il y a juste des conjonctures, des mauvais tempos, un manque de repère. Si t’as pas de parent derrière toi pour te mettre du plomb dans la cervelle, si t’es livré à toi-même, désœuvré et que t’as pas vraiment de passion, quelque chose qui t’anime, ben tu te laisses faire et t’as pas trop d’armes pour te positionner par rapport à cet effet de groupe. Donc voilà ouais c’était pour montrer que le collectif faut s’en méfier aussi. C’est-à-dire que ce n’est pas vertueux par essence.

Crédit photo : Hashka
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La Canaille représente les prolos qui aiment la rime riche ?

Euh… Hum… La rime riche sur cette dernière partie de l’expression ça peut faire prétentieux. Ça me dérange un peu. Moi j’aime bien être plutôt humble surtout qu’en plus, franchement, je fais partie des ouvriers de l’écriture. Je ne suis pas du tout quelqu’un qui écrit dans la fulgurance, j’ai besoin de beaucoup de recul, je suis un vrai bosseur.

Ouais au sujet de l’écriture tu parles de rentrer en salle de torture.

Ouais j’écris beaucoup mais chaque projet me demande énormément de taf. Ça ne vient jamais comme ça. J’ai une grosse exigence dans mon écriture et vis-à-vis de moi-même. Après je ne prétends pas que c’est de la rime riche, tu vois je suis le porte-parole que de moi-même. Parce que je pense que se revendiquer en tant que leader ou tête de proue d’un quelconque mouvement pour moi c’est déjà vicié à la base. Je me représente moi. Après s’y reconnaissent ceux qui ont envie et ceux qui se sentent concernés. La Canaille c’est plutôt une poésie urbaine, du rap et politique et poétique.

Question sur le rap féminin, tu as invité à ta release party au Pan Piper (Paris) Billie Brelok, tu nous en parles un peu ?

Ouais carrément. Billie Brelok a une gouaille qui lui est propre, son écriture est très lettrée et en même temps très accessible. Elle mélange son argot à elle et traite aussi de thématiques qui sont hyper profondes. J’aime bien ce parallèle entre la légèreté qu’elle peut avoir des fois dans ses punchlines et la profondeur des thématiques qu’elle choisit. Humainement c’est une personne avec qui je m’entends super bien, on a déjà collaboré pleins de fois ensemble et là on prépare des nouveaux tracks. C’est une belle rencontre. Elle fait partie des rappeuses dont j’aimerai qu’elles aient beaucoup plus de visibilité car elles méritent énormément. Après dans le rap féminin, y a pleins de rappeuses qui me touchent parce que vu que c’est plus dur pour elle.

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Billie Brelok

De percer et de se faire entendre…

Ouais de s’intégrer dans un mouvement couillu par excellence, c’est testostérone à bloc le rap quand même ! (Rires)

Ouais (rires).

Pour qu’elles fassent leur trou il faut déjà que le texte tienne la route de ouf. La proportion des rappeuses qualitatives au niveau textuel est plus importante que chez les mecs. Elles sont hyper courageuses de s’acharner et d’essayer de faire leur trou dans un milieu de mec. Donc double respect. La rappeuse qui me touche le plus c’est Casey. Elle casse d’ailleurs la tête aux trois quarts des MCs masculins. C’est bon elle passe sur scène c’est terminé, la messe est dite.

Tu arrives à vivre de ton art actuellement ?

Ouais j’ai cette chance. Depuis 5 ans, je vis de ça. Multiplier les projets ça a aussi cet avantage. Ça te permet d’être sur scène parce que c’est la scène qui te fait vivre et de continuer à avoir des projets où l’aspect commercial n’a aucune interférence. Tu ne fais pas un projet parce que tu penses que ça va plaire ou passer à la radio. Tu fais un projet parce que tu le juges juste par rapport à ce que tu as envie de défendre, avec les gens avec qui tu as envie de le faire. Donc même si c’est un projet de niche comme dirait les cravates de la musique, dans la globalité j’arrive à vivre de ma plume et je prends ça comme un énorme privilège. Je suis fils d’ouvrier, chaque matin, je me lève et je me dis que j’ai la chance de vivre de ma passion, de voir du pays et de rencontrer pleins de gens. C’est un vrai luxe. Mais c’est un luxe qui se mérite.

C’est ce que j’allais dire, y a beaucoup de taf derrière.

Ouais beaucoup, beaucoup de travail. Mes projets sont tous en indé, donc c’est nous qui gérons tout. Ça fonctionne avec très peu de bras et ça demande un investissement personnel de fou furieux.

Donc à ta question est ce que t’es fatigué ? Non. Mais peut être qu’à un moment donné je le serais (rires). Pour l’instant je suis tellement excité par les perspectives artistiques qui m’arrivent que je suis de plus en plus motivé. Voilà je dors souvent 3-4 heures par jour, mais j’ai trop envie d’en découdre, de pleins de manières différentes.

À proposAna Ravat

Je suis nulle en solfège, j'ai aucun talent musical, j'écoute beaucoup de rap sans jamais acheter un CD et quand je vais en concert c'est que j'ai un plan pour des places gratos. Face à l'inconfort psychologique et à l'immoralité d'une telle situation j'ai décidé de réduire les tensions névrotiques inhérentes à ceux qui prennent sans jamais donner. Me voici, me voilà, profitez-en!

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