« Merde, on avait oublié l’interview… » lâche Jaco, après qu’on ait tapé au carreau de son appartement. On se demande alors si le duo va refuser de répondre à nos questions. Mais à l’image du titre de leur nouvel album, Au Baccara (dont vous pouvez lire notre chronique en cliquant ici), qui est un hommage à un jeu de carte, les deux membres d’Odezenne n’ont pas peur d’affronter l’imprévu. Résultat ? Une interview d’une heure, durant laquelle est évoquée leur dernier opus bien entendu, mais aussi leur rapport à l’alcool, Etienne Daho, les gilets jaunes, et Alain Juppé. Entretien.
3 ans séparent les sorties de Dolziger et d’Au Baccara. Que s’est-il passé dans vos vies entre temps ?
Jaco : Il y a eu la tournée. On l’a terminé aux États-Unis, et Alix en a profité pour rester 2 mois là-bas pour se reposer. Pareil pour moi, j’ai pris un peu de repos. Une tournée, ça pompe énormément d’énergie, et il fallait remettre les batteries à neuf. Mattia, lui, en a profité pour bouger un peu partout en Europe pour trouver des instruments assez précis. Et à chaque fois qu’il en ramenait un, on faisait 3 ou 4 morceaux avec. C’est un peu comme ça que le nouvel album s’est lancé, sans qu’on le veuille vraiment.
Alix : Il composait dans la pièce en bas, que l’on a transformé en studio. Et à chaque fois que l’on entendait des trucs qui nous intriguaient, on descendait, on remontait avec une boucle, et on écrivait dessus. Après, il y a eu 3 phases studio : Contis, où l’on a enregistré les voix et les rythmiques, Paris, où on a enregistré les guitares et les batteries, et Londres, où on l’a mixé.
C’est un peu le processus inverse de Dolziger, où vous étiez allés à Berlin dans l’optique de faire l’album : là vous êtes restés chez vous, sans savoir vraiment que vous étiez en train de créer un nouvel album.
Jaco : C’est ça. On n’a pas eu besoin d’aller chercher l’aventure. L’aventure était là, intégrée à nos vies de tous les jours.
Alix : Moi j’ai adoré le côté festif. Ça faisait longtemps que j’avais envie de désacraliser le fait de faire de la musique. Là, on était tout le temps avec des potes. Alors que Berlin, pour moi, c’était peut-être un peu trop anxiogène. Je suis hyper fan de ce qu’on a réussi à faire là-bas, mais je suis content d’avoir réussi à sortir de ce processus. C’était un peu pesant. Là, on a fait un album plus relâché.
Jaco : On l’a fait l’été, entouré des potes… alors qu’à Berlin c’était en hiver, et on ne connaissait personne. C’est aussi pour cela qu’il y a plus de chaleur.
Aujourd’hui, certains rappeurs sortent des albums tous les 6 mois. Face à ce phénomène, vous n’avez pas eu peur d’attendre 3 ans pour sortir un nouvel opus ?
Alix : Pas du tout. On a sorti l’album en novembre 2015, et on a tourné jusqu’en mars 2017. Donc au final, on s’est arrêté seulement 1 an et demi… Et puis avec l’expérience, on sait que les albums prennent du temps à s’écouter, à se partager entre les gens. On le voit en concert : lorsque l’on joue les morceaux de Dolziger, les gens pètent des câbles. Ce sont des hymnes pour eux.
Jaco : Aujourd’hui, on vend autant de Dolziger que d’Au Baccara. Pareil pour les autres, on continue à les vendre.
Vous avez mis combien de temps pour faire l’album ?
Alix : Pour le composer, 3 mois. Et pour l’enregistrer, 9 mois. À Londres, nous sommes allés au studio des Kings, le Konk Studio. Il y a Portishead qui a enregistré là-bas, Gorillaz… C’est vraiment un studio mythique et indépendant. Ce qui est cool là-bas, c’est qu’on a tourné sur bande : lorsque tu enregistres ta voix, une fois que t’as dit que c’était bon, tu ne peux plus retourner en arrière. C’est un peu comme au poker, c’est maintenant ou jamais. D’où Au Baccara : on n’a pas peur de faire des choix. On avance.
À Londres, vous vous êtes fait plaisir.
Alix : Oui, clairement. Quand on a commencé à faire de la musique, c’était pour vivre des trucs comme ça : c’est plus important pour nous de vivre ça et de faire un album comme ça, que de faire partie de la sphère médiatique. C’est pas désagréable, mais ce n’est pas pour ça que tu fais de la musique…
Jaco : Et puis Mattia a un acheté un matos tel que, si tu veux en donner la pleine mesure, t’es obligé d’aller dans un studio comme celui-là.
Quel a été le processus musical pour confectionner l’album ?
Jaco : Comme je te disais, on prenait les débuts d’instrus que Mattia faisait, et on les écoutait en haut. Ensuite, on avait chacun notre laptop l’un en face de l’autre, et on écrivait tous les deux en même temps sur un Google doc. Donc à tout moment, il y en avait un qui pouvait écrire une connerie, une bonne rime… Ça a amené cet album qui s’est vite créé. On a trouvé un champ d’amusement. Ça avait un côté ludique, et effervescent.
Alix : Le fait que Moussa soit là, ça a aussi eu un effet galvanisant. Il a de l’énergie, c’est contaminant. Ça a remis du sang neuf dans l’équipe.
En parlant de Moussa, quel a été son rôle ? Son nom apparaît en featuring sur le titre James Blunt, alors que l’on ne l’entend pas.
Alix : Sur ce titre, il fait juste les vocalises. Mais sa signature était nécessaire pour montrer son apport sur l’album. Il gère très bien Waves Tune, qui est une sorte d’autotune un peu différent que l’on a pas mal utilisé. Et il est venu à toutes les séances studio, il sera sur scène avec nous…
Rentrons dans les thèmes abordés dans l’album. Sur Bébé, Jaco, tu fais une sorte de synthèse des reproches que peut te faire ta meuf lorsque tu te comportes mal à certains dîners. C’est tiré de faits réels ?
Jaco : C’est surtout un morceau qui raconte notre ivresse à nous trois… Mais oui, l’histoire avec le cubi, c’est vrai. (Rires)
Alix : Quand il nous a fait écouter ça, on a rigolé direct. Ça décrit parfaitement les soirées qui nous échappent.
Jaco : Ce que j’aime bien dans ce morceau, c’est qu’il n’y a pas de chute, comme dans ce genre de soirée, dont tu ne te souviens pas souvent de la fin.
L’alcool est donc toujours assez présent dans vos vies. Est-ce que vous sortez autant qu’avant ?
Jaco : Bah là on n’a pas eu besoin de sortir, étant donné qu’on a amené la fête ici…
Alix : Étonnamment, l’alcool et la fume sont encore plus présent sur Au Baccara que sur Dolziger. À Berlin on était plus sages, alors qu’ici, avec tous les potes…
Jaco : Et puis ça fait partie de la vie de plein de gens.
On aurait pu penser qu’en prenant de l’âge, vous alliez moins sortir, que vous alliez faire « l’album de la maturité »… mais finalement non. C’est même le contraire.
Jaco : On peut être responsable, tout en se défonçant la gueule de temps en temps…
Alix : Et en terme de maturité, même si je n’aime pas trop ce mot, je trouve que c’est l’album sur lequel on fait le meilleur Odezenne. On ne fait pas un truc additionnel, avec les compétences de Jaco, celles de Mattia… Le côté récréatif a donné une sorte de ciment, assez limpide.
Dans une autre interview, vous avez dit que c’était votre album préféré.
Alix : Oui. Si on trouve que l’on a déjà fait mieux, on ne le sort pas. Si t’aimes pas tes morceaux mais que tu dois les jouer sur scène, c’est dur… La règle est confirmée : c’est toujours le dernier album que l’on sort que l’on préfère.
Jaco : Pour en revenir à la question précédente, moi je le trouve plus épicurien que fêtard. Et c’est quelque chose qui vient quand t’as un âge plus avancé. C’est une fête différente. À l’époque de Dolziger, c’était à base de vodka, de whisky… Aujourd’hui, c’est plutôt à base de vin. Le rapport est différent. Tu vis plus le moment, comme un daron.
Il y a 3 ans, dans notre précédente interview, vous m’aviez dit que vous preniez un petit verre de whisky avant de monter sur scène. C’est toujours le cas ?
Jaco : Toujours.
Alix : Après, en toute sincérité, avant, on la finissait avant le concert, et on en buvait une deuxième. Maintenant, on finit même plus la première… C’est peut-être aussi qu’on a moins besoin de courage pour monter sur scène. Le public est toujours super cool, les salles sont pleines… personnellement, je trouve que les tournées changent. Au tout début, quand t’es en première partie, tu joues devant des gens qui n’ont pas demandé à t’écouter. Là, c’est la guerre. Mais petit à petit, le curseur a bougé. Et quand 100% de la salle est venue pour toi, t’as plus trop besoin de boire pour te donner du courage, parce que ce sont les gens qui te donnent du courage. C’est beau ce que je viens de dire, hein ? (Rires)
Sur cet album, vous évoquez aussi pas mal la weed, notamment sur le titre James blunt. Un morceau qui a été partagé sur les réseaux sociaux par… James Blunt lui-même. Est-ce que vous pensez qu’il a compris le jeu de mot avec son nom ?
Alix : Ça je sais pas, parce que moi-même je ne l’ai pas compris…
Jaco : C’est un croisement des mondes qui est ouf : on a donné une interview en Suisse, où James Blunt venait la semaine d’après. Le journaliste nous a posé la question de savoir si le titre avait un rapport avec James Blunt, donc il a dû lui en parler la semaine suivante. Et donc avec beaucoup d’humour, il a partagé le titre.
Et au rayon des validations, il y a également celle d’Étienne Daho, dont vous avez publié le mail qu’il vous a envoyé.
Alix : Il nous a envoyé pleins de messages… Moi j’ai jamais écouté Étienne Daho. Mais il nous a invité à son concert, donc j’y suis allé. Et malgré moi, j’ai chanté 5 ou 6 morceaux parce qu’on connait tous ses tubes. Et là, tu réalises qu’il y a un monstre de la chanson, un mec plutôt cohérent dans sa carrière, qui valide à mort ton album… C’est clair que ça fait plaisir.
Malgré tout, vous restez les mêmes : vous ne prenez pas le melon.
Alix : C’est sans doute dû à notre tempérament, notre caractère…
Jaco : Et puis on est vieux.
L’un n’empêche pas l’autre : Booba, il a plus de 40 ans par exemple, et pourtant, il continue à faire des clashs…
Jaco : Oui, mais Booba on lui suce la bite depuis qu’il a 18 ans. Nous on a commencés à avoir du succès à 34 piges… Nous on a franchi les étapes petit à petit. Donc forcément, le rapport est différent.
En ce qui concerne les thèmes de l’album, il y en a qui sont récurrents, mais il y en a aussi d’autres que vous n’aviez pas abordé jusqu’ici, comme par exemple la mort, que vous évoquez au détour de plusieurs rimes.
Alix : Effectivement, à plusieurs reprises, il y a un peu la notion d’urgence de vivre. C’est d’ailleurs ça Au Baccara : n’aie pas peur de perdre, fonce.
À ce propos, vous pouvez expliquer ce que ça signifie ?
Alix : À la base, c’est un jeu dont Jaco parlera sans doute mieux que moi. Mais c’est surtout devenu un leitmotiv entre nous : on a plus peur de plonger dans l’inconnu.
Jaco : C’est un jeu qui se joue dans l’arrière salle des casinos, pour un public très VIP, avec beaucoup de thunes. Et la particularité, c’est que tu joues avec ou contre la banque. Mais comme dit Alix, c’est surtout pour dire que perdre, ce n’est pas forcément une mauvaise chose.
On est sur le Rap en France. Qu’est-ce que vous écoutez dans le rap français en ce moment ?
Alix : Moussa du coup, qui va bientôt sortir un EP, Veence Hanao… J’ai aussi découvert Johan Papaconstantino il n’y a pas longtemps. Il y a Ichon aussi qu’on aime bien, O’boy…
Jaco : Moi j’ai pas encore écouté le nouveau Rohff.
Alix : Il y a aussi Di-meh que je kiffe bien. Et hors rap, j’ai bien aimé Flavien Berger par exemple.
On est à Bordeaux, et en ce moment, tous les week-ends, il y a de grosses manifestations de gilets jaunes dans la ville. Que pensez-vous de ce mouvement ?
Alix : On soutient à fond. Le morceau BNP par exemple, c’est une figure pour parler des inégalités croissantes. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres…. Ça peut pas tenir longtemps. Quand les gens sont pris à la gorge financièrement et que les politiques ne sont jamais là pour contrebalancer, tu ne peux qu’être en faveur de ce mouvement. Après, en ce qui concerne les dégradations… C’est inhérent à ce genre de manifestation.
Vous avez l’impression que s’il n’y a pas de violences, rien ne change comme disent certains gilets jaunes ?
Alix : Les semaines qui viennent de s’écouler le prouvent en tout cas. S’ils veulent donner tort à la violence, ils n’ont qu’à pas attendre que tout pète pour réagir. Et puis les violences, c’est anecdotique. Ce qu’il faut retenir, c’est surtout la mobilisation. Nous, on a traversé la France pour la tournée. Et franchement, il y a une bonne ambiance sur les ronds-points. Il y a du lien qui se créé.
Jaco : Et puis c’est trop réducteur de réduire le mouvement aux gens qui cassent. C’est comme dire que les boîtes de nuit, ça se résume aux 3 mecs qui sont relous à la fin parce qu’ils sont trop bourrés, alors que la plupart sont là pour s’amuser. C’est un amalgame qui est fait trop rapidement.
Dernière question : la dernière fois que l’on s’était vus, vous m’aviez dit que vous étiez plutôt contents de ce que Juppé avait fait pour Bordeaux. 3 ans après, vous êtes toujours d’accord avec cette idée ?
Alix : Juppé c’est un dictateur africain à Bordeaux : tout le monde l’aime ! (Rires)
Jaco : On disait qu’il était bien en tant que maire. Je vais peut-être me faire taper sur les doigts, mais à l’époque, il avait mis en place le tram, il a nettoyé les murs, il y a beaucoup de gens qui viennent… En vrai, on ne sait pas vraiment s’il est responsable des bonnes ou des mauvaises choses, c’est difficile à dire. Mais que ce soit grâce à lui ou non, Bordeaux, c’est une ville cool.
Alix : On a un ami qui a une structure qui s’appelle Infernale Machine qui habitait à Bézier. Il avait un studio là-bas, et il enregistrait plein de monde. Jusqu’au jour où le FN se présente aux élections. Lui se présente en face, dans la liste PS. Il perd, et une semaine après, il se fait virer. Ménard, une semaine après son arrivée, il a supprimé toutes les subventions des associations… Alors qu’à Bordeaux, cet été, j’ai organisé une soirée avec un sound system. En voyant le truc, les flics ont voulu nous virer. J’ai appelé l’élu de Bordeaux à la culture, et au final, ce sont les flics qui ont été virés. Donc je ne sais pas si tout ce qu’ils font à Bordeaux c’est bien. Mais ce genre de truc, je pense que ça aurait été impossible à Bézier.
Odezenne est actuellement en tournée partout en France. Plus d’infos ici.
Crédit photo : Kobe Plus.