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[Interview] Sako : « Tu n’accèdes à la liberté qu’en allant la chercher »

Pourquoi as-tu ressenti le besoin d’écrire ce livre ?

J’ai choisi d’écrire ce livre dans la même démarche que lorsqu’on a fait la cover de Maudits soient les yeux fermés, l’hiver dernier avec Lino, Youssoupha, Veust… L’idée est de transmettre un héritage. De nos jours, beaucoup de jeunes se lancent dans le rap sans en connaître ses origines. Ceux qui ont fait le rap, les EPMD, Keith Murray, Redman, Rasco… ne bénéficient plus de l’exposition qu’ils avaient il y a 15 ou 20 ans. Donc à moins d’être un digger acharné, ou d’être extrêmement curieux, aujourd’hui tu n’as plus accès « naturellement » à ces pans de la musique.

Donc voilà l’idée du livre : c’est de marquer, à un instant t, ce qu’ont été ces 20 dernières années de rap en France à travers mon prisme. J’ai la légitimité d’en parler car je l’ai vécu, j’ai donc un témoignage à offrir. La démarche, c’est de donner à la génération qui arrive un héritage. Car cet héritage leur appartient.  Et ils doivent prendre conscience qu’il existe. Continuons d’avancer sans oublier ce qui s’est fait avant.

 

Tu crois profondément en l’intérêt de l’héritage que tu as à léguer ?

Bien sûr. Si l’on ne sait pas d’où l’on vient, on a des difficultés pour aller où que ce soit.

Tous les artistes que tu as cités plus haut, ce sont tes influences majeures, que l’on retrouve d’ailleurs toutes dans ton livre. Ils sont tous américains. Tu n’as jamais eu envie, soit de rapper en anglais, soit de t’établir aux US… Enfin de rendre ta musique plus « exportable » ?

Des collaborations, il y en a eu ! Avec des allemands, des américains, des polonais… Après l’envie de s’attaquer au marché anglophone a été là. Mais il faut être réaliste : si tu t’essayes à ce marché, tu te mesures à des Nas, à des Jay-Z, à des Wu Tang Clan pour ne citer qu’eux. Et là pour faire ta place, faut être armé. Déjà, il faut apporter quelque chose, parce que si tu n’es là que pour rapper en anglais sans aucune valeur ajoutée, tu n’as pas lieu d’être.

Cette place, il fallait la faire en France également. Car tu es arrivé en même temps que les Arsenik, NTM, Secteur Ä…

C’est vrai. Et j’ai eu la chance de me la faire ! Après, tout le travail consiste à la préserver, à la garder autant que possible. Aujourd’hui, on estime que la francophonie, c’est 600 millions de personnes, donc autant qui peuvent potentiellement être touchées par ta musique. C’est en soi un défi considérable.

Ce livre, Quoi qu’il arrive, tu l’as écrit en parallèle de ton premier album « solo », solo car c’est le premier estampillé Sako « Chiens de Paille » et non plus seulement Chiens de Paille. Comment s’est faite l’écriture de ces deux entités ?

J’ai écrit les deux « œuvres » de manière tout à fait dissociées. Je travaille sur l’album depuis plus de quatre ans. Là, il est enregistré, mixé et il est passé au mastering. Le plus gros est fait.

J’ai commencé à penser réellement au livre en Mars, et ai commencé la vraie rédaction en Juin. J’aurai donc pris environ 3 mois pour l’écrire même si sa trame et son idée me trottent dans la tête depuis que l’éditeur m’a contacté pour le rédiger, en Fevrier dernier.  En fait au début, il voulait que le livre soit un peu plus « journalistique ». Mais il existe déjà de nombreux bouquins très bien référencés, chiffrés, sur les différentes évolutions du milieu, tant en France qu’aux Etats-Unis. Des journalistes se sont attelés à leur rédaction et l’ont fait bien mieux que je n’aurais su le faire ! Du coup je lui ai dit que ce ne serait pas la meilleure des choses que d’orienter un livre sur cette voie. Je lui ai proposé de retranscrire plutôt cette évolution à l’aune de mon parcours, ce qu’il a accepté. Voilà comment est né le livre.

L‘album et le livre sont tout à fait indépendants.

Quand on t’a proposé l’écriture de ce livre, ça ne t’a pas fait peur ? 

Je vois cela comme un moteur. Quand on me propose quelque chose, comme cela, qui me paraît loin et inaccessible, je me dis que je peux le faire. C’est à moi de me donner les moyens nécessaires pour y arriver. A terme, par contre, si je n’ai pas la sensation d’avoir fait tout ce qui est en mon pouvoir pour atteindre l’objectif, alors je considère que j’ai échoué. Je préfère en faire trop, que pas assez, car j’ai toujours cette sensation de partir un peu derrière les autres. Je suis un laborieux.

Et grâce à cette œuvre que tu as léguée, tu as toujours cette impression d’être un peu derrière les autres, ou tu sens que tu as pris les devants ?

Prendre les devants, ça part d’une impulsion, d’une volonté personnelle. Je fais toujours en sorte de la faire car c’est dans ma nature d’aller de l’avant. Mais il y a tout un tas de facteurs extérieurs qui t’obligent à prendre des chemins de traverses. Maintenant, je commence à avoir dans mon parcours des objets physiques qui font que je vois la bâtisse se construire, je vois les traces de mes efforts. Mais j’ai toujours quelque chose à prouver, quelque chose de plus à aller chercher. Là, j’ai fait des disques, des tournées internationales, je suis écouté dans des pays dans lesquels je n’ai jamais mis les pieds, j’ai écrit un livre. L’étape d’après ? Pourquoi ne pas écrire et réaliser un film ? … Nous finalisons le premier documentaire auquel j’ai participé en tant que coscénariste. Peu importe l’objectif, je me donnerai les moyens d’y arriver.

Et maintenant que tu t’es livré aux deux exercices, tu préfères écrire en prose ou en vers ?

Ce sont en effet deux exercices très différents. Je l’avais déjà testé lors de la rédaction d’une nouvelle pour un magazine littéraire (Senso, Message à la mer). J’ai pris beaucoup de plaisir à m’essayer à l’écriture sans rimes pour le livre. Les vers, c’est des mathématiques, et ça demande plus d’énergie que de sortir un bouquin. Car même s’il n’y a pas cette contrainte rythmique dans le livre, il faut tout de même arriver à donner une musique aux mots pour ne pas que ce soit ennuyeux. Mais si je devais choisir, je dirais que je préfère écrire des textes en vers, je trouve cela plus compliqué, et donc plus challengeant.

Qu’attends-tu de ce livre ?

Du livre en soi, je n’en attends rien de particulier. Je t’ai dit : je me fixe des objectifs, je les atteins, point. Donc toutes les retombées qu’il y aura désormais, ce ne sera que du plus, du bénéfice. Je ne fais pas les choses pour qu’elles me rapportent mais pour me prouver que j’en suis capable. Après, c’est sûr que je serai déçu si je vois qu’il ne suscite aucune réaction, et qu’il n’intéresse personne. Mais pour l’heure, les retours sont bons tant en termes de chiffres que de critiques. Ce n’est simplement pas l’objectif premier.
Au-delà de ça, si j’ai réussi à éveiller quelques consciences à se retourner sur l’histoire du rap, j’aurai gagné.

Plusieurs fois dans ce livre, tu cites de nombreux rappeurs qui furent tes influences, mais de temps en temps tu parles de rappeurs actuels, notamment Nekfeu et PNL si je ne me trompe pas. Quel regard portes-tu sur cette jeunesse ?

C’est un perpétuel échange. PNL, du fait qu’ils maîtrisent le cloud rap, je les écoute et les respecte car personnellement, je serai incapable de le faire. Ils ont créé leur univers, leur vibe, et ils la maitrisent parfaitement. Ça m’apporte autant que ce que j’ai pu leur apporter par le passé : un jour Ademo a tweeté un de mes morceaux, Un de ces jours, en disant que ce dernier l’avait beaucoup touché lyricalement et qu’à 15 ans de ça, ce titre avait déjà beaucoup d’avance sur son temps. Même s’ils manient le rap différemment, ça en reste des amateurs avant tout. L’échange se fait donc dans les deux sens. Je me nourris de leur travail comme ils se sont nourris du mien.

 

À la lecture du livre, j’ai eu l’impression qu’il est très peu mention de Hal. Tu parles beaucoup de votre rencontre, assez évasivement de la cession de votre groupe, mais il est finalement peu prégnant dans l’histoire que tu nous racontes malgré le poids qu’il a eu dans ton parcours de vie. Ce n’en est que mon impression personnelle, qu’en penses-tu ?

Il est tout de même présent sur les 2 premiers tiers du livre, car on a commencé et vécu cette aventure musicale ensemble, je lui ai toujours rendu ses lettres de noblesse. Pendant cette période je ne parle que de « nous » et non pas de « je ».

Hal a été mon partenaire de vie avant d’être mon partenaire de musique, nous étions déjà amis avant que tout cela démarre. Ensuite, c’est une histoire comme tant d’autres, où les choses s’arrêtent. Il a pris une direction, moi une autre, c’est la vie et ses chemins. Mais je ne néglige pas du tout son travail, loin de là.  Je le dis même dans le livre, il y a eu une période de 10 ans environ où je le considérais comme faisant partie des 3 meilleurs beatmakers de France. Je ne le trouve pas délaissé dans le livre. Mais nos chemins se sont séparés il y a une dizaine d’année, je ne pouvais donc pas parler de lui pendant toute cette part d’existence vécue indépendamment.

Akhenaton est également un des personnages principaux mentionnés dans ton épopée musicale. As-tu avec lui une relation d’amis, de collègues ou d’artistes ?

C’est quelqu’un qui m’est cher. Il a fait tellement de choses pour moi que je ne pourrai jamais le cantonner à un simple rôle de collègue. Pour notre premier album, son frère et lui étaient déjà pères de familles, propriétaires de leur maison qu’ils ont chacun hypothéqué pour que l’on puisse obtenir le budget nécessaire à produire le disque. Cela veut tout dire. Aucune maison de disque ne ferait ça. Cela dépasse le cadre du business. Quand on est attaqués en justice pour une histoire de samples, l’opération coûte une somme faramineuse. N’importe quelle maison nous aurait jeté dehors. Akhenaton et sa femme se sont assis à côté de nous puis nous ont rassuré simplement sur le fait qu’on continuait ensemble. On s’est moins vu ces derniers temps du fait de nos vies, mais quand on s’appelle c’est comme si on s’était quittés hier. Je l’ai invité sur mon album, il a répondu présent de suite. Nous avons produit notre trentième collaboration au micro. Il a rédigé la préface de ce livre.

Dans le livre tu lui rends toutes ses lettres de noblesse.

C’est normal ! Sans lui, je n’aurai jamais connu ce que j’ai connu. C’est la même chose avec les autres personnes mentionnées dans le bouquin. C’est une suite de belles histoires que l’on a construites tous ensemble. C’est aussi ça le message du bouquin : Seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin.
J’ai voulu que le lecteur ait la banane après avoir refermé la dernière page du livre.

À la lecture du livre, on ressent quelqu’un de très ouvert musicalement. Tu n’as jamais eu envie de faire de la musique « hybride », qui dépasse le cadre du rap ? Je pense à Guru avec Jazzmatazz ou Oxmo avec son opéra ?

Si tout à fait ! C’est d’ailleurs l’objet de mon prochain album. Il est complètement acoustique même si la base est la musique programmée. La moitié du disque est composée par Nius et soFLY, l’autre par CéHashI (le beatmaker de Youssoupha, ndlr). Je leur ai donné des instructions claires : je veux la force des compos programmées alliée à de belles mélodies pour que les musiciens puissent se les réapproprier. Ça a été un travail de ping-pong entre les musiciens et les beatmakers. Je fixais ma limite au point où les musiciens prenaient trop le pas sur le beat-making, et que l’instru de base allait perdre sa couleur. Je souhaitais que les beatmakers comme les musiciens s’y retrouvent.
Dans l’album par exemple, j’ai un morceau avec un orchestre de 18 musiciens, un autre où je ne joue qu’avec un trompettiste et une harpe… Le but est d’amener le rap ailleurs.
Visiter autre chose, avec plaisir. Un opéra, une pièce de théâtre comme Kery James, réécrire un livre, créer d’autres projets. L’ouverture d’esprit, c’est le propre du rap étant donné qu’il n’est composé que d’autres musiques grâce au sample. Et ça permet également de se forger une solide culture musicale entre autres, qui dépasse tous les cadres. Car grâce à ces samples, j’ai découvert de nombreux artistes, styles musicaux, etc… Mais le point commun à tout ça, c’est la curiosité. J’ai toujours voulu aller plus loin que ma simple écoute, comprendre la construction du son, son histoire… Et ça a forgé mon éducation !

Cette curiosité est très importante dans ton livre, et surtout à tes débuts. Le rap t’a donné envie de  l’élever, de découvrir, de rentrer dans des bibliothèques, de te cultiver. A l’écoute du rap actuel, as-tu toujours l’impression que cette musique est capable d’insuffler cette envie chez ses auditeurs ?

Oui ! Grâce à des artistes comme Kery James, Youssoupha, Lino, Brav… Des gens qui ont encore aujourd’hui du contenu. Quand Médine te parle du Commandant Massoud, tu vas devoir aller te renseigner par toi même, car on ne parle pas de lui dans les manuels scolaires. Là tu vas découvrir l’Afghanistan, la Russie, le combat pour le transport du gaz, une partie de la géopolitique d’Europe de l’est. Toutes ces découvertes, l’auditeur va les faire grâce à un rappeur. Il va se tourner vers certains auteurs, certains livres ignorés jusqu’à présent. Il va avancer dans cette direction et forger son libre-arbitre de cette manière. Tu n’accèdes à la liberté qu’en allant la chercher.

Pendant une grande partie de ton livre, tu expliques que si tu travailles tant dans ta jeunesse, c’est pour ne pas être un poids pour ta mère. Tu y es arrivé ? Tu es devenu une aide ?

Oui, j’y suis arrivé. Je me suis pleinement émancipé assez jeune. Je suis d’origine italienne, et on a cette culture du respect des ainés, des anciens, et la figure de la mère est ultra importante. Donc il faut avoir la force de caractère de ne pas rester le branleur de base et de te responsabiliser en entreprenant les démarches nécessaires pour te battre pour elle. Je me suis tiré de là pour la soulager également. Même si elle ne m’aurait jamais demandé de comptes.

Tu as une soif de réalisation, d’ambition, de création. Qu’est-ce que tu rêverais de réaliser que tu n’as pas encore pu faire ?

J’aimerai bien faire quelque chose dans le cinéma. D’abord écrire un scénario, puis passer derrière la caméra, et enfin produire.

Si tu devais résumer ton livre en une phrase, une maxime ?

Donne-toi la chance d’y arriver. Créée ta chance, bouleverse ton destin. Regarde : si je n’avais pas bataillé pour rencontrer AKH, si je n’avais pas bataillé pour aller à ce concert d’IAM faire écouter ma maquette, si Laurent Bouneau n’avait pas craqué sur le son… C’est un alignement de planète qui fait que ça fonctionne. Mais il faut savoir profiter de cet alignement quand il arrive ! À travers ce livre je voulais simplement dire : fonce ! Tu as déjà le « non », tu ne peux avoir que le « oui ». Tu as déjà perdu, tu ne peux que gagner !

Tu rates 100% des opportunités que tu ne saisis pas. Quelle est la suite pour toi Sako ?

 Un EP 6 titres qui arrive au printemps, un album en fin d’année prochaine, des concerts, la promo de mon bouquin, un documentaire que l’on produit et qui va sortir au premier trimestre 2017… Un perpétuel mouvement en avant !

Merci pour tout. Un petit mot de la fin ?

 Bien sûr ! Merci à vous, déjà. J’espère que les gens prendront autant de plaisir à lire ce livre que j’en ai pris à l’écrire. Avec le livre sont fournis 45 minutes de mix des sons que j’évoque dans le livre et qui retracent ma carrière, et également 3 inédits de mon futur album dont un featuring surprise… Et si les gens veulent un livre dédicacé, ça se fait directement sur mon site www.sako-officiel.com. Je le dédicacerai avec plaisir.

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À proposLeo Chaix

Grand brun ténébreux et musclé fan de Monkey D. Luffy, Kenneth Graham et Lana Del Rey, je laisse errer mon âme esseulée entre les flammes du Mordor et les tavernes de Folegandros. J'aurai voulu avoir une petite soeur, aimer le parmesan, et écrire le couplet de Flynt dans "Vieux avant l'âge". Au lieu de ça, je rédige des conneries pour un site de rap. Monde de merde.

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