Interviews Rappeurs

[Interview] Scylla : « Je voulais mettre l’accent sur la vraie nature de l’homme qui est derrière le masque. »

Scylla, c’est ce genre de rappeur qui donne de réels frissons, avec ses textes extrêmement bien écrits et poétiques. Aussi performant en tant qu’Ogre qu’en tant que Gilles, il est difficile de rester insensible à ses morceaux. Le 31 mars dernier, il sortait son deuxième album, Masque de chair, une vraie pépite. On est donc forcément allés en parler directement avec cet artiste qui est l’une des plus belles plumes du paysage francophone actuel (oui, c’est totalement objectif ! ).

Tu es connu pour tes textes très bien écrits, ton talent de grand orateur engagé mais aussi sensible, le mysticisme et l’humanisme sont des thèmes récurrents dans tes textes, ton blaze est d’ailleurs directement issu de la mythologie. Tu nous l’expliques ?

Je ne l’ai pas choisi tout de suite en rapport avec ça. C’était une expression française à la base : « Aller de Charybde en Scylla ». Après, c’est aussi effectivement issu de la mythologie grecque… C’était dans le détroit de Messine qui est au sud de l’Italie où s’échouaient beaucoup de bateaux à l’époque. Il y avait un mythe comme quoi il y avait un tourbillon (le Charybde) qui attirait les bateaux vers un monstre marin (Scylla) qui les broyait. En réalité c’était un rocher. C’est un peu cette ambivalence qui m’a plu. Moi, quand je rappe ça peut être très calme comme très « turbulent ». Il y avait cette ambivalence et ce paradoxe, avec à la fois le côté solide et calme, et à la fois le côté émotif et sensible. J’aimais bien ce nom, et puis j’ai appris par la suite les significations, j’ai fait les parallèles avec moi-même. Ça a pris sens par la suite.

Le rap c’est ton métier mais je pense que c’est avant tout ta passion. Comment t’en es venu à rapper ?

La première fois que j’ai rappé j’étais à Bruxelles chez un ami, il y avait des émeutes chez nous, et on devait aller à un concert le soir mais le grand frère nous avait interdit. Ça chauffait grave.

C’était un concert de qui ?

D’IAM. On était à fond derrière eux à l’époque. Ils venaient dans une salle qui s’appelait Les Halles de Schaerbeek. Comme on était frustrés de ne pas pouvoir aller les voir, on s’est retrouvés à devoir faire quelque chose, on a couché deux trois lignes puis, par la suite, c’est devenu un peu plus récurent. C’était purement accidentel au début, on aimait simplement le rap mais on était pas dans le mouvement Hip Hop. C’était plus un délire de quartier… Ensuite, on a eu un local dans la maison des jeunes de ce quartier là, on m’a appelé sur des projets, puis petit à petit les choses se sont faites…

Tu es diplômé en sciences politiques et en droit international, quand tu étais dans ce cursus tu pensais déjà à être rappeur ?

En fait j’étais déjà rappeur. Je tournais déjà pas mal avec un collectif à l’époque. Ça m’a permis d’affiner ma compréhension du monde, et puis ça m’a peut-être servi dans mes textes, ou peut-être pas, ça les a peut-être complexifiés, je ne sais pas…

Ton album Abysses sorti il y a quatre ans avait déjà suscité énormément d’engouement, et là, le 31 mars dernier, tu es revenu avec ton projet Masque de chair. On a l’impression que cette fois-ci tu es plus tourné vers les autres, vers l’humanité en général. On pourrait dire qu’il est moins introspectif ?

Moins sombre, moins torturé. Abysses c’était une quête, j’étais dans une période d’introspection véritable avec toute la torture que cela peut engendrer, même si j’ai toujours aimé réfléchir au sens de la vie avec le sourire. Pour moi, c’est vivifiant de réfléchir… Sur Masque de chair c’est plutôt que j’en suis venu à des conclusions. Il n’y a pas forcément une seule réponse aux choses et c’est ce qui fait toute la beauté. C’est ce qui fait que ta quête ne s’arrête jamais. J’ai accepté ça. C’était une torture pour moi avant, le fait d’avoir une réponse ou pas. J’ai aussi vécu des événements très difficiles ces derniers temps et cela m’a appris à avoir plus le sourire.

Tu as appris à relativiser ?

Oui, et puis j’ai une voix qui est assez grave et j’aime les mélodies en accords mineurs, on a donc l’impression que c’est sombre mais ça n’a jamais été ma volonté.

Et pourquoi avoir choisi d’intituler ton album Masque de chair ?

Parce que je pense que l’on joue beaucoup sur les masques de manière générale dans la vie, on va adopter certaines attitudes, certaines expressions, alors qu’en réalité ce n’est pas exactement ce que l’on pense, ça ne reflète pas notre état à ce moment là. On n’est pas transparents et on finit par se perdre dans les masques que l’on porte, dans le personnage, dans le jeux d’acteur que l’on interprète souvent. Je voulais mettre l’accent sur la vraie nature de l’homme qui est derrière le masque. Qu’on ne se fie pas à son visage mais à son âme.

Le premier morceau à être sorti, Qui suis-je ?, soulève une question très récurrente dans ton album. Sommes-nous « un » ? Sommes-nous tous liés ? Pourquoi as-tu eu envie de parler de ça ?

Je pense que la question de l’identité n’est pas souvent abordée sous le bon angle, ou alors sous un angle réducteur. Tu te définis tout le temps avec un prénom, une appartenance géographique… Moi je pense que ça va beaucoup plus loin que ça, ça va au delà des noms, des âges, etc. Je mets plutôt l’accent sur cette dimension-là dans Qui suis-je ?. Si j’ai tel type de sensibilité, ce n’est peut-être pas le résultat d’un conditionnement social mais d’autre chose.


Tu évoques aussi la mémoire commune, comme si nous faisions tous partie d’un tout. Tu penses justement que nous nous sommes tous déjà rencontrés comme tu dis dans ton morceau Enchanté ?

C’est difficile d’avoir des affirmations à ce niveau là. Tu n’auras jamais de réponses définitives. Mais effectivement ça m’est souvent arrivé de rencontrer quelqu’un, de le regarder dans les yeux et de comprendre que je le connais sans même lui avoir parlé. Plus profondément que ce que l’on croit. Et je ne sais pas d’où ça vient. Est-ce que tu l’as connu dans ce que certains appellent « une autre vie » ? Il y a des connexions qui se créent, après je ne sais pas exactement ce qu’il se passe derrière…

Ce n’est pas forcément que toute l’humanité est interconnectée. Moi j’ai une théorie du groupe d’âmes que j’ai sorti sur les réseaux sociaux. Je pense que mon public est une partie de ce groupe d’âmes. C’est à dire que j’ai la chance d’avoir un public très fidèle, tu vois, là, on a commencé la tournée sur une date à Bruxelles, c’était complet, c’est à chaque fois des challenges avec près de 2 000 personnes ! Tu sens que c’est un public qui connait les paroles, qui a été profondément touché, et je pense que s’ils sont touchés par ça c’est peut-être simplement qu’ils s’expriment à travers moi. Je suis « l’un d’eux » qui un jour a pris la plume et a mis des mots sur quelque chose que les autres ressentent. Tout le monde ne ressent pas forcément ça, mais quand tu as une affinité particulière avec quelqu’un c’est peut-être que le lien est plus profond que ce que l’on croit.

Un peu comme un porte parole ?

Oui, et avec un truc dans l’invisible en plus. Mais qui n’est pas propre à moi. C’est le cas pour n’importe quel artiste qui touche une autre personne.

Tu dis d’ailleurs que lorsque qu’une personne de ce groupe d’âmes agit, il y a un impact sur toutes les autres. Ça me donne envie de te demander où tu places la notion de destin et de libre arbitre ?

Ma vision, c’est que l’homme a effectivement un libre arbitre, après il y a plein de visions qui s’opposent là-dessus. Selon ma théorie, qui est très subjective : si les groupes d’âmes peuvent exister, je pense que, si une personne qui appartient à ce groupe d’âmes agit, pense à quelque chose ou va dans tel sens, cela aura un impact sur l’autre inconsciemment. Sans le savoir. Donc, si tu commences à avoir certains types de réflexions et à aller vers certaines choses, l’autre va le faire aussi. Juste parce qu’il y a une œuvre commune. Tout le monde n’en est pas forcément conscient. Concernant le libre arbitre, la personne peut tout à fait choisir de répondre à cet appel ou pas.

Une connexion invisible …

Oui, après c’est très théorique mais je trouve ça très intéressant. J’aime bien l’idée, ça me fait sourire et j’ai envie de la défendre.

Justement, dans le clip Enchanté, on voit un moment donné un parallèle entre un groupe de mecs qui s’embrouille avec la police et des gladiateurs face à leur maîtres. Les histoires recommencent en boucle, éternellement ?

C’est à propos des autres époques oui. Je dis pas que c’est ça mais je pense que c’est possible, si ça se trouve ça fait plusieurs vie que je suis artiste et que je suis toujours dans les mêmes réflexions (rires). Sauf qu’à chaque fois l’ardoise s’efface. Si ça se trouve, ça fait cinq vies que l’on a la même interview (rires).

Tu aimerais être qui dans ta prochaine vie ?

Franchement, je suis bien dans la personne que je suis. Je ne me casse pas la tête à me dire que je voudrais être quelqu’un d’autre. Après je ne me trouve pas formidable mais je suis bien, j’apprends, je suis là où je dois être.


Enchanté est un morceau qui montre bien que tu as une relation particulière avec ton public. Tu avais d’ailleurs lancé une campagne sur tes réseaux sociaux où tu l’appelais justement à participer à ton projet. Comment ça t’es venu ?

Il y a souvent des propositions un peu à sens unique venant des artistes : ils proposent un projet et puis c’est tout. Même si l’artiste ne doit pas créer en fonction de son public car c’est lui qui fait la proposition artistique, il est une part fondamentale, je pense que ça manque quelque fois un petit peu d’échanges dans la création. Après, quelque fois l’artiste a besoin d’être totalement indépendant pour proposer un projet auquel le public n’aurait jamais pensé. Mais parfois, je trouve qu’il peut y avoir du partage dans la création. Et donc j’avais envie de tenter ça. C’est quelque chose qui a très bien fonctionné au moment où je l’ai fait. Il y a aussi des moments où j’ai besoin de créer seul sans avoir d’apports extérieurs, mais j’ai trouvé l’expérience intéressante. C’est quelque chose que j’aimerais certainement récidiver.

Il y a eu des retours qui t’ont plu, qui ont enrichi ton projet ?  

Oui, alors ce que j’avais fait c’est que vers la fin j’avais lancé des morceaux, et j’ai dit « j’arrête ou je continue ? ». J’ai fait ça sur deux titres et on m’a validé le fait que je continue. L’autre demande ce n’était pas forcément pour écrire des titres de l’album, c’était plus le fait de dire « Voilà, moi j’ai envie de faire un titre pour vous, avec qui voulez-vous collaborer ? Avec Gilles ? Avec l’ogre ? ou autre ? ». C’était plutôt une manière de sonder l’identité, d’aborder cette notion parce que j’arrivais avec le morceau Qui suis-je ? derrière. En même temps, il y avait le côté ludique parce qu’ils me balançaient des idées, puis je leur donnais des tutoriels sur les manières de rimer donc ils m’envoyaient des rimes et c’était marrant, c’était cool. Ça leur a aussi permis de voir ce qui se cache derrière la plume d’un rappeur.

Il y en a eu des rappeurs qui ont eu cette influence sur toi ?

Oui il y en a eu plein. Moi, dans mon adolescence, j’écoutais IAM, la FF, j’aime beaucoup le pôle Marseille à l’époque. Et puis j’écoutais aussi les Parisiens évidemment: La Cliqua, etc. Après tu sais, entre MCs, on aime la performance et donc, au fur et à mesure, même maintenant, je me dis qu’il y en a plein qui sont bien. Tu les apprécies pour différentes raisons : certains uniquement pour le kickage de forme, d’autres pour le sens, ou les deux mais c’est très rare (rires).

Et hors rap ?

Oui davantage. Je bosse avec un pianiste par exemple, Sofiane Pamart. J’aime la musique classique, le piano est un instrument que j’aime beaucoup. Sinon je pense plutôt aux chanteurs à textes, comme Jacques Brel. C’est le premier rappeur. Il est au dessus de tout.

En t’entourant de musiciens sur ton album, tu voulais donner une couleur particulière au projet ?

Elle est venue petite à petit. D’abord, on est rentrés dans une inspi qui était spontanée, puis la couleur s’est dessinée un peu naturellement. Par la suite, j’ai même choisi de trancher un peu dedans, avec des morceaux comme Arrête tes couilles ou encore Chopin. Je voulais avoir quelque chose d’homogène mais avec une diversité au sein même de cette homogénéité-là. Ce qui n’est pas facile à faire.


Parlons du morceau Vivre dans lequel tu abordes un sujet très personnel : la mort d’un proche. Mais je crois que ça va au-delà de ça, tu parles de ta relation avec le monde de l’invisible, qu’est-ce que c’est pour toi ?

Difficile de mettre des mots dessus. Mais ce n’est pas pour rien que je l’ai appelé Vivre. Le fait d’avoir perdu des proches dans des circonstances assez difficiles ces dernières années, ça m’a appris à mieux apprécier la vie paradoxalement. Tu fais des expériences assez choquantes au niveau de la mort, et au final tu portes un autre regard sur la vie qui est certainement meilleur. Tu apprends que l’un fait partie de l’autre en fait, c’est un équilibre. C’est pas négatif ou positif, les deux s’imbriquent. Ensemble, tout prend sens. Et je l’ai compris. C’est pour ça que j’ai appelé ce morceau Vivre et que j’ai tenu à faire le clip dans un endroit lumineux, de ne pas avoir un piano mélodramatique sur lequel je parle du décès de ma mère. On est sur une prod assez légère, je pars dans les sommets des montagnes, c’est un clip assez ensoleillé, parce que je voulais montrer c’est le côté libérateur de la mort même par rapport à la vie. En tout cas j’ai choisi de le prendre comme ça. Je montre un fils qui interroge sa mère. Parce qu’à un moment donné, la seule personne qui peut lui rappeler qui il était réellement quand il était enfant, c’est sa mère et ceux qui l’ont éduqué. Quand tu as perdu tous ceux qui t’ont éduqué, c’est difficile de voir qui tu es vraiment.

Ton univers est empreint de symboles mystiques, mythologiques, tu parles de Spartacus, du Graal, de Vercingétorix, etc. Ça te plait particulièrement ?

Oui donc la mythologie pour tout ce qui est symbolique, j’aime beaucoup toute la force que tu peux tirer du symbole. Et puis tout ce qui est mystique, c’est vraiment ce qui m’intéresse. J’aime beaucoup la spiritualité mais plus au niveau du mysticisme qu’au niveau du côté religieux.

Ton logo en forme d’oiseau en origami que l’on voit partout signifie quoi ?

C’est une colombe, symbole de paix extérieur et intérieur avec la fragilité du papier, la possibilité de de transformer en autre chose.

Pour continuer dans le visuel, c’est toi à un autre moment de ta vie sur la pochette de l’album ?

Oui c’est moi enfant. Dessus, je porte déjà un masque, mais petit. Les enfants ne sont pas conditionnés, et donc c’est plus proche de moi, de ce que je suis réellement aujourd’hui car je suis en quête de déconditionnement. Je pense qu’un enfant est ce qui est le plus proche de l’essence d’une personne.

Pour ceux qui veulent te voir sur scène, tu as des dates à annoncer ?

On vient de faire le live à Bruxelles, il y a le New Morning à Paris le 12 mai, l’Affranchi à Marseille le 14 mai, il y aura des dates en Suisse et d’autres aussi mais je ne les ai pas toute en tête. Ce sera plutôt en automne et il y aura quelques festivals d’été notamment en Belgique.

Pour écouter le projet entier cliquez ici.

Eleonore Santoro

À proposEleonore Santoro

"Si vous ne vous levez pas pour quelque chose, vous tomberez pour n'importe quoi." Malcom X

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.