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Jorrdee, ou les identités en mosaïque.

Dans les projets qui ont fait de 2015 l’année la plus importante d’une décennie de rap français, on oublie souvent de nommer La nuit avant le jour de Jorrdee. Pourtant, cette année-là, le rappeur a tracé un grand point d’interrogation dans nos esprits, que l’on peine toujours à effacer. Alors que ses confrères scintillaient, un artiste rappait à contre-temps, chantait des notes qui n’existent pas, et venait nous perturber, nous chambouler de fond en comble. Si l’album n’eut qu’un succès de niche, tout le monde n’attendait qu’une chose : la suite, la réponse à la question, le jour après la nuit.

On arrive en 2020, et les choses ont bien changé. Jorrdee sort un nouveau projet, Fata Morgana, mais n’est pas devenu la star radicale, pop, et sans concession que l’on attendait. Tout au contraire, il est resté cet éternel point d’interrogation du rap français. Les membres de son ancien crew (Freeze Corleone, Lala &ce, Zuukou Mayzie,…) ont réussi de leur côté à s’installer dans le paysage rap français de manière nette et identifiée. Soyons clair : en 2015, tout le monde aurait parié sur Jorrdee. Pourtant, durant ces cinq ans, l’artiste lyonnais est loin d’avoir chômé ou régressé : il a publié pas moins de quatre projets en 2019. En revanche, sa discographie est restée énigmatique, cryptique, pleine de trous et de morceaux qui disparaissent. Alors, à l’occasion de la sortie de Fata  Morgana, plutôt que de chercher à élucider le mystère Jorrdee, qui de toute manière restera entier, cherchons plutôt à comprendre comment et pourquoi l’artiste l’entretient.

« Pourquoi ressortir des sons comme Avant et Rolling Stone ? ». Sur Twitter, le 3 octobre 2019, Jorrdee s’interroge sur l’intérêt de créer des morceaux se rapprochant de ses deux plus gros succès, auxquels on ne cesse de le renvoyer encore aujourd’hui. Il accompagne sa question d’une vidéo de chat mignonne, superposée avec des bruits de bébé. Sans doute que la réponse de Jorrdee est dans sa question. Pour l’artiste, refaire quelque chose qu’il a déjà fait est aussi confortable, évident, banal et contre-productif, qu’une vidéo de bébé chat virale déjà vue mille fois sur Internet. Mais ce tweet ne révèle pas seulement le simple esprit de contradiction d’un artiste qui refuse d’être réduit à son premier tube, cas très fréquent, que ce soit pour Dinos et Namek ou dans un tout autre genre Radiohead et Creep. Ce tweet révèle la dynamique de la trajectoire du rappeur en elle-même. La seule peur de Jorrdee est sans doute de devenir ce bébé chat : identifiable, consommable, cernable, capturable, et provoquant un plaisir immédiat. On peut retrouver ce refus net de  pouvoir être saisi tout entier via une simple adresse URL tout au long du parcours de l’artiste.

Chaque fois que Jorrdee effleure les bras de cette célébrité qui capture les artistes et en fait des objets délimités et consommables, il réussit à s’évaporer, se disperser dans les profondeurs d’Internet. Ainsi, en 2016, alors que l’on pensait que Jorrdee allait prolonger la direction mélodieuse et pop de Rolling Stone, sur son « vrai » premier album, il décide de refuser cette proposition évidente pour livrer un projet enfermé, claustrophobe et homogène, dont l’intention est résumée sur le titre FTGPM :« J’en ai rien à foutre des longues phrases / J’en ai rien à foutre d’avoir des fans / J’en ai rien à foutre d’être sur ta photo / J’en ai rien à foutre de faire ma promo. » Le titre même de l’album, BJOVR$^LOP€!, refuse toute forme d’accessibilité. Les morceaux qui auraient pu être des tubes, comme le chaloupé Sur les lèvres sont savamment dissimulés sur des EPs moins visibles.

Rebelote en 2017. Jorrdee sort Avant, le « vrai » album que l’on attendait tous : un propos plus clair et accessible (on comprend presque tout ce qu’il dit !), des morceaux variés et plus nettement délimités, entre RnB crépusculaire, ballades déprimées, et expérimentations électroniques saturées et criardes. L’artiste semble prêt à sortir de l’ombre, mais quelque chose bloque. Comme si tout ceci n’était pas le vrai sens de sa trajectoire. Nouveau chamboulement. Jorrdee supprime tout de ses réseaux, lui qui avait déjà fait un grand ménage en 2015 de presque tous ses projets sortis  depuis 2011. Chaque fois que l’entité Jorrdee semble se condenser, se réunir, chaque fois que les URL qui constituent son identité numérique semblent se regrouper, l’artiste se fragmente, explose, et semble se démultiplier jusqu’à redevenir incernable, utilisant Internet comme outil de la démultiplication du moi.

On se souvient tous de Kanye West qui, à cette période, ne cessait de jouer avec les limites de son album, The Life of Pablo, le reconfigurant, le modifiant, jusqu’à ce que cette œuvre apparaisse comme inachevée par essence, dans un éternel devenir. Jorrdee va plus loin en redessinant les contours de l’enveloppe charnelle de l’artiste sans cesse, repoussant ses limites, jusqu’à ce que l’objet « Jorrdee » n’ait plus de frontières nettes.

De 2017 à 2019, le big bang identitaire de Jorrdee se confirme plus que jamais, exprimé par la  radicalité électronique de plus en plus prononcée de l’artiste. Son Bandcamp, logiquement nommé jorrdeevsjorrdee, est supprimé, puis réapparaît sur un projet de deux titres énigmatique, Less, associé à un nouvel alias cryptique : Silk3n_Island_Fammo. L’artiste ne se fragmente pas seulement entre ses disques : il se fragmente au sein de ses disques, tordant et triturant sa voix pour mieux se répandre. Son timbre se fait tantôt nasillard et saturé (La promenade des Anglais), parfois presque rauque (Hoenuques), parfois haut perché et pur (BONUS TRACK $$ BBBROWNHOALLYDAYBOYZ – BANNEDFROMSOUTHAMERICA), parfois encore impossible à cerner comme sur Maintenant. Les titres codéinés aux basses saturées et oppressantes côtoient les tubes potentiels dans une constellation méticuleusement désordonnée d’EPs et de mixtapes, et durant trois ans, Jorrdee déploie ses tentacules spectrales sur le rap français, à la fois omniprésent et paradoxalement absent.

Analyser les gestes de Jorrdee, popstar de rêve qui n’a jamais rêvé d’en être une, sur la base d’un plan de carrière avec comme horizon le succès serait un contre-sens. On en tirerait le sempiternel « Il n’a pas réussi à percer » ou son alter ego snob tout aussi grotesque : « Il est resté vrai et underground contrairement aux autres vendus ». Le sens de l’auto-sabotage de Jorrdee n’est garant ni de la qualité de ses morceaux, ni de leur piètre qualité : il n’est qu’un révélateur de l’intention artistique de l’interprète. Jorrdee ne veut pas devenir une star. Soyons plus clair, quitte à renoncer quelques temps à la syntaxe correcte : il veut ne pas devenir une star.

Toute sa trajectoire s’articule autour de cette volonté de saborder tout ce qui pourrait l’amener à devenir accessible, au sens le plus littéral du terme (facile à trouver). Là où la trajectoire de l’artiste-type semble aller dans le sens de la condensation, qui aboutirait à l’album parfait, sans déchets, celle de Jorrdee est pour ainsi dire inverse : il alterne les moments de resserrement et d’unification (depuis février 2019, presque toute sa discographie se trouve facilement sur les plateformes de streaming), et ceux d’évaporation, de dislocation, où toute son identité semble gagner en élasticité, en plasticité, en viscosité. Il ne faut pas attendre le « vrai » album de Jorrdee : il n’aura pas lieu, parce que l’artiste ne le veut pas. A l’image de celle d’un Young Thug, dont le « vrai » album So Much Fun n’a pas retrouvé la folie de ses expérimentations originelles, l’œuvre de Jorrdee s’écoute comme une mosaïque, une toile, un réseau d’une trentaine de projets, où s’entrechoquent ses différentes identités, tantôt nerveuses, saturées, et hurlantes (Bran), tantôt rêveuses, douces, nuageuses (Jouet Club).

Alors, Fata Morgana, projet de sept titres, n’est évidemment pas le « vrai » album de Jorrdee, mais le premier bout d’un diptyque (ou d’une série ?), dont le deuxième volet s’intitulera Fata Bromosa. Toujours fragmenter, morceler. On y retrouve la constellation d’identités indéchiffrables de Jorrdee : le projet fait la part belle à l’expérimentation sonore et créative, aussi riche que minimaliste. Fata Morgana est un voyage introspectif, qui s’écoute casque vissé sur les oreilles. On part d’un son aérien, cristallin,  mais aussi trouble, brumeux, et gorgé d’échos (Ça tourne) pour arriver à un morceau sous-terrain, où la voix du rappeur se noie, se déforme et se déchire dans les infrasons (Seul avec mon biff).

Tout au long de cette descente du ciel au sous-sol, on passe par des sons rêveurs, arpégés (le très réussi Ice Fonde), étouffés et percutants (sur le tube torturé Tout près tout reste). Les basses prennent progressivement le dessus sur les caisses claires, la voix devient plus grave et traînante (Gloreefication), et l’identité de Jorrdee s’effrite dans des collages verbaux cryptiques : « J’me rase  à trois millimètres fois trois, neuf millimètres » (sur la ritournelle enfantine inquiétante Coca-Cola Part.2) ; « Qui va venir me chercher / J’suis dans mon terrier / Et pourquoi un serrurier » (Serrurier). Bref, n’attendez pas que Jorrdee vous prenne par la main sur ce projet ;  n’attendez pas non plus qu’il rappe systématiquement dans les temps. Il n’en a toujours pas envie. Il préfère vous donner le tournis, car, comme il le dit lui-même : « Chasse mon naturel, il revient au galop / Attrape-le par les cornes, c’est parti pour du rodéo » (Seul avec bon biff). Ne cherchez pas à capturer l’identité de Jorrdee, elle vous glissera entre les doigts.

La place de Jorrdee dans le rap français aujourd’hui n’est qu’un révélateur de la réflexion toujours mouvante de l’artiste sur ce que c’est qu’être présent sur Internet aujourd’hui. Jorrdee y est omniprésent parfois, d’autres fois en disparaît. Tantôt il s’y démultiplie, tantôt il semble réduit à son noyau atomique. Il efface ses traces parfois. Il en laisse, d’autres fois. Il brouille les pistes la plupart du temps. Toujours, il nous perd, et redessine, sans cesse, ce point d’interrogation pixelisé, qui n’est décidément pas le point de départ de sa carrière, mais bien son horizon. Il n’y aura pas de jour après la nuit de Jorrdee, et c’est une bonne nouvelle.

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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