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[Chronique] Kaaris, la caresse de l’Or Noir.

Comment attaquer une chronique sur l’album de Kaaris, qui agite tant les réseaux, aussi bien spécialisés que généralistes ? Difficile d’éviter les redites, tout ou presque a été dit sur le bonhomme, de son parcours personnel tumultueux à ses mensurations, en passant par l’inventaire de ses meilleures punchlines. Mais que les observateurs soient choqués du manque de fond de ses textes ou au contraire amusés du personnage et ses gimmicks, une question n’a pas encore été posée : Kaaris, c’est du bon rap ou pas ?

En direct du futur

Sortant d’une énième écoute de l’album, qui n’a fait que tourner sur la playlist depuis sa sortie, toujours la même impression : lourd. L’ambiance sonore orchestrée par Therapy, producteur exclusif de l’album, est sans concession. Des grosses basses, omniprésentes, qui font oublier les mélodies entêtantes, qui parfois ne permettent même pas de les entendre. Tellement de basses qu’on en a encore mal au dos, alors qu’à côté, les mélodies, effets et arrangements, très synthétiques, chimiques, voire carrément artificiels donnent une teinte presque futuriste à l’ensemble. Le genre de futur à la Blade Runner, où le naturel n’a plus sa place, où le soleil a disparu derrière les nuages de pollution, où l’Humanité est soumise à la loi de la jungle urbaine. Le tout sur des BPM lents, qui laisse une large porte ouverte à des performances diverses, mais qui ne manque pas de faire bouger la tête en rythme.

Therapy réussit un tour de force, jusque-là inédit en France : un album de Trap Music, 17 pistes au tempo posé, la fonction arpeggiator bloquée sur les drumkits. Un pari osé au vu de la réticence de la scène comme du public français à ce genre de beats, qui tend à s’imposer pourtant sur la scène américaine depuis quelques années. Les tentatives hexagonales d’exploration de ce genre, de Booba à Médine, se sont soldées par des productions d’une qualité variable, allant de la soupe musicale au banger ultra-efficace. Mais Kaaris et Therapy ont d’autres ambitions : redéfinir le son du rap français en se consacrant sur cet album à ce type de production, créant une ambiance unique, jouant sur l’effet de nouveauté et donnant à leur album une grande cohérence, sans temps morts. Le rap de Kaaris, il se passe sur ce genre de sons : si tu kiffes pas…

Cette ambiance et cette cohérence sont rendues possibles par les prods, mais aussi bien sûr par  ce que le MC en fait. Là-dessus, aucun problème. Le grizzli sevranais pose et s’impose sur chaque beat comme une bête déchaînée, tue les instrus avec une large palette de techniques et de gimmicks dont lui seul a le secret. Tantôt saccadé, accéléré, chantonné, sur-backé ou crié, Kaaris rappe toujours dans les temps, en déployant une foultitude d’attitudes différentes mais toujours en épousant l’instru. La première track, Bizon, fait d’ailleurs office de démonstration de ce point de vue-là, ainsi que d’avertissement : la suite va faire très mal. Les refrains sont entêtants et efficaces, parfois trop présents, trop vocodés diront certains, mais qu’importe, la symbiose entre musique et interprétation est totale et on sent que l’addition des talents des deux coupables est supérieur à leur simple somme.

Mcing péchu et intelligent, mais la technique lyrical n’est pas en reste. Kaaris a du style et rarement la langue française n’a été autant maltraitée en une heure de temps. Pas une rime sans une assonance, une allitération, comparaison, métaphore, oxymore, accumulation ou paraphrase. Il fait avec les mots ce qu’il fait avec les beats : il les plie à sa volonté, les met au service de son univers et de son personnage, entre références culturelles et imagerie gangsta-rap (« J’écris mieux que Zola/ Mais je ne suis qu’un jeune Mollah », LEF, « Satan peut te tromper avec juste une somme/ Pour les plus connes, justes avec une pomme » sur Tu me connais ou encore « J’ai le sirop dans le Chardonnay, t’as les chicots dans le verre d’eau », Bizon).

Rap Game Over

La force de Kaaris, c’est aussi (et surtout) ça : un personnage, un univers particulier, comme il n’y en a aucun autre dans le rap. Les traits sont tirés à leur paroxysme, le MC n’est qu’une machine à rapper et vient remettre les pendules à l’heure. Chez Kaaris, vous ne trouverez ni opinions politiques, ni idéologies, ni morale, juste une énorme galette d’egotrip saupoudrée d’allusions à un parcours personnel tumultueux. Kaaris ne perd aucune mesure à justifier sa tendance hardcore par sa position d’immigré (le bonhomme est ivoirien) ou son origine sociale (résidant à Sevran, l’une des communes les plus pauvres de France). Il est hardcore, c’est tout, et renvoie tous les idéologues du rap à leurs urnes électorales, là où on ne les voit pas et où leur voix est anonyme (« J’ferais du sale tant que la mort cérébrale ne s’ra pas sur le monitoring », Paradis ou Enfer). Le rap, c’est un jeu, et Kaaris a si bien compris les règles qu’on a l’impression qu’il les explique au fur et à mesure qu’il les applique, il donne les cartes, met tous les joueurs échec et mat et garde le magot.

Cette a-politisation du rap est aussi un argument rhétorique : comme il le dit lui-même sur LEF : « J’vais pas les prendre par les sentiments/ J’vais les prendre par le uc ». Aucune volonté de flatter l’auditeur en partageant ses idées politiques ou de conquérir de nouveaux territoires avec une morale quelconque. Kaaris fait du son et refuse de l’instrumentaliser pour servir les représentants du peuple quels qu’ils soient. K-double napalm ne veut pas inciter à la prise de position mais à la  compétition, il s’adresse autant au public en le poussant à exiger l’excellence rapologique, qu’aux autres MC du game en leur montrant qu’on peut s’imposer sans déployer des arguments politico-sentimentalistes.

« Du rap français je m’empare/ 93 est sur l’étendard » (Or Noir), « J’veux les voir ramper en me suppliant j’kiffe/ Mais en fait je les veux morts, avec supplément frites » (Bizon), le but est avoué : péter le game, imposer sa patte, son son, son style, ne faire aucun compromis et ne laisser aucun survivant. D’ailleurs, l’absence de featuring sur l’album est révélateur (le refrain de Booba sur LEF est anecdotique). Kaaris n’a besoin de personne d’autre que Kaaris pour rouler sur le public. Son personnage est assez consistant et sa technique est assez au point pour assurer seul une performance de haut niveau et si « Rien ne change à part Freezer » (Je bibi), le maître de cérémonie a atteint sa forme finale parfaite, a explosé la planète rap et restera l’être le plus fort de l’univers.

Seul un MC voyageur du temps pourrait lui tenir tête, pour l’instant le public en est réduit au rôle de Krilin : on meurt à chaque track. Si Copperfield arrivait à faire léviter des trains, le Houdini du 93 les envoie carrément en travers de la gueule de ses auditeurs. « J’trempe mes cookies dans tes larmes » (Zoo), « Crack, héroïne dans des sachets/ T’es très près du trépas » (63), « J’vais construire mon empire sur les débris du World Trade » (LEF), la liste est longue et la dresser serait une perte du temps. Kaaris laisse peu de place à la discussion et ne ralentit que rarement – sur Paradis ou Enfer et Or Noir, les deux seules tracks avec de la retenue – on est obligés de se manger ses assauts verbaux, le seul moyen de s’en sortir est d’appuyer sur stop.

Et même si on coupe le son, l’image d’un gigantesque noir chauve reste imprimé au fond du crâne. C’est ce qui fait toute la force de l’album, on en sort pas indifférent, on aime ou on déteste. Ce qui est sûr, c’est que les prochaines productions françaises vont en tenir compte et il faut s’attendre à ce que ce genre de rap tende à s’imposer dans l’avenir, tout du moins dans des productions de grande envergure. Peut-on le taxer d’avant-gardiste pour autant ? Non, Kaaris vient bel et bien du futur.

À proposJibé

Amateur de snares qui claquent et de kicks qui portent, j'aime les freestyles à base de kalash et de double-time.

1 commentaire

  1. bien vu, et agréable à lire comme d’hab!
    continuez!

    « Tellement de basses qu’on en a encore mal au dos »
    => enorme punchline les gars!
    par contre « Mcing péchu et intelligent » là je dis non, clairement.

    merci aux gens sympas qui iront checker mon site (periurban activity)

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