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Kalash Criminel, enfin pris au sérieux

Longtemps raillé par une partie du public rap pour sa brutalité crue, le rappeur sevranais apparaît, avec son album Sélection naturelle, comme l’un des rappeurs francophones les plus consistants. En cinq ans de carrières, Kalash Criminel a su se faire prendre au sérieux, sans changer de ligne directrice : celle de la violence.

Des flingues, une cagoule, et un drapeau congolais. En novembre 2015, Kalash Criminel fait une entrée remarquée sur YouTube avec le morceau 10 12 14 Bureau. La trap est alors à son apogée en France, deux ans après la sortie d’Or Noir de Kaaris. La violence, les basses puissantes, les punchlines bêtes et méchantes et les street clips font rêver les amateurs de rap. Kalash Criminel apparaît comme la forme la plus agressive de ce virus qui submerge la France. Des phrases courtes, des gimmicks percussifs, des refrains répétés en boucle, une violence revendiquée, et une voix puissante caractérisent le sevranais. Certains le prennent un peu à la rigolade, le décrivent comme le boucher du rap français, sans subtilités ni nuances, à l’image de son pseudonyme.

Cinq ans plus tard, Kalash Crimi sort son quatrième projet, Sélection naturelle, et la donne a changé. Plus grand monde ne le prend avec dérision. Pourtant, le rappeur n’a pas mis d’eau dans son vin, ou de motifs à sa cagoule, même si la formule musicale de Crimi évolue encore un peu plus sur ce nouvel album. Sélection naturelle, est – comme ses projets précédents – un album qui parle avant tout de violence. Mais Kalash Criminel est désormais pris au sérieux, parce qu’il a su montrer que ce que l’on pensait être ses faiblesses étaient ses forces, que ce que l’on pensait être ses déchets étaient sa signature.

On a souvent reproché à Kalash Criminel la simplicité de son écriture. On peut penser à des lignes comme « Maman est heureuse, Crimi est content » (Famas) ou « J’vais faire du sale c’est promis. Et j’tiens toujours mes promesses » (Sauvagerie 2) sur son premier projet R.A.S. Aujourd’hui, cette plume synthétique, binaire, apparaît comme sa plus grande qualité. Les phrases sont courtes, ciselées, découpées, et vont droit au but.

L’un des exemples les plus marquants figure sur le morceau Euphorie, extrait d’Oyoki : « Liberté, égalité, mixité, c’est ça la France / Et les keufs dans nos quartiers nous traitent de sales noires ou  de sales arabes ». Les deux phrases s’enchaînent brutalement, sans transition, pointant l’écart entre les promesses républicaines et la réalité des quartiers populaires. Sur Sélection naturelle, on retrouve ce sens de la formule condensée sur Turn up, où le Grand Crimi évoque certains qui ont « des livres religieux à la main mais le diable dans le cœur ». L’écriture de Crimi est binaire, simple, et reflète la violence du monde.

La maladresse de certaines tournures du rappeur a aussi été moquée. Il faut dire que l’ouverture de La Fosse au lions était franchement ratée (« les migrants qui meurent de la noyade, c’est pas la mer à boire »). De ses phases maladroites à ses pochettes foireuses, le rappeur a souvent été moqué pour ses choix hasardeux. Là encore, Kalash Criminel a montré que cette tendance à se présenter entier, avec ses défauts, ses maladresses, et ses qualités, était l’une de ses grandes qualités. Comme Jul, collaborateur fréquent de Crimi, le sevranais a fait de sa sincérité voire de sa transparence une des valeurs principales de sa musique. C’est grâce à cette sincérité, qu’il peut conclure La fosse aux lions par un magnifique : « Avant que j’parte, sachez que j’vous aime tous ».

Enfin, on a souvent tourné en dérision la violence brute de Kalash Criminel. Il a su montrer au cours des années que cette violence, loin d’être une simple posture, était le cœur de sa démarche artistique, son moteur, sa force. Sur le premier titre de Sélection naturelle, il rappe « La violence / Un être humain qui dort sur un trottoir ». Définition minimale mais efficace. Sur Shottas, un an plus tôt, il donnait une autre version : « Kalash, criminel, la définition du mot violence ». Le rappeur apparaît comme le produit de la violence, mais aussi son producteur, son écho, son catalyseur, et son adversaire.

« Tant qu’on aura que la violence comme argument »

 Sur Tu paniques, extrait de Sélection naturelle, il décrit ainsi : « La violence est physique, la violence est verbale, la violence est sonore ». Kalash Criminel répond à la violence (physique) par la violence (verbale, sonore). Toujours la binarité, la loi du Talion. La musique du Grand Crimi est une réponse à la violence, à la fois sociale et personnelle. Il décrit pêle-mêle la pauvreté des gilets jaunes, les pillages postcoloniaux de l’Afrique, les massacres au Congo, les violences policières, la corruption et l’incompétence du personnel politique en Afrique comme en France, mais aussi ses plaies intimes comme le décès de son frère, ou les discriminations liées à son albinisme. Ce réseau de violences collectives et individuelles auxquelles le rappeur a été confronté ne cessent de s’entrecroiser sur ses morceaux (pour un focus sur son rapport à l’engagement, voir l’article de nos collègues de Mouv’, ici).

Sa maladresse, sa simplicité, sa violence… Kalash Criminel est arrivé dans le rap avec des stigmates ; il y siège désormais avec des lauriers. Il ne s’est pas adapté à nous ; on s’est adaptés à lui. A l’école, Crimi a dû jouer des poings pour faire accepter son albinisme. Il a aussi joué des poings pour côtoyer les  sommets du rap français. Désormais, on l’écoute décrire la réalité crue, telle qu’il la voit. Et on ne rit plus.

Cela ne veut pas dire que sa palette musicale n’évolue pas, et que le rappeur tourne en rond. Sélection naturelle s’appuie sur des ambiances plus calmes que ses prédécesseurs – ce qui décevra peut-être certains. Kalash Criminel s’essaye brillamment au boom-bap sur Death Note, morceau bourré de références (Rohff, Ghetto Fab, G-Unit, Ärsenik, Dipset, Nipsey Hussle). Il fait de la drill sur sur Insta Twitter, s’amuse à changer sa voix sur Doute… Dans le lot des expérimentations du sevranais, on trouve quelques éléments plus anecdotiques, comme la ritournelle J’oublie pas. L’ensemble dévoile toutefois une évolution intéressante du rappeur, qui continue à creuser et exploiter ses thèmes obsessionnels et maîtrise de mieux en mieux les différents registres qu’il explore. La majorité des morceaux se déroulent sur des productions lentes et planantes, qui permettent à Kalash Criminel de dévoiler un album intrigant, nonchalant, menaçant, souvent mélancolique, parfois cérémonial, toujours cohérent.

Les bangers surexcités, comme le crunk Turn up avec Nekfeu, sont devenus l’exception, mais la violence et la colère sont toujours la règle. Kalash Criminel voit toujours « des armes, des hommes / des larmes, des morts » (Shooter). Il a toujours « un cœur de pierre mélangé avec du métal » (Shooter). Alors, il le clame : « J’continuerai à dénoncer jusqu’à ce qu’on m’enlève la vie » (Incompris). Pas étonnant qu’il cite Ärsenik au détour d’un morceau. Ses mots semblent faire écho à ceux de Lino dans Délinquante musique : « Tant qu’on aura que la violence comme argument / Tant qu’ils auront pas ma dépouille et que pour se faire entendre faudra se taper ». Kalash Criminel est arrivé dans le rap français avec sa radicalité. C’est avec elle qu’il y restera.

Guillaume Echelard

À proposGuillaume Echelard

Je passe l'essentiel de mon temps à parler de rap, parfois à la fac, parfois ici. Dans tous les cas, ça parle souvent de politique et de rapports sociaux, c'est souvent trop long, mais c'est déjà moins pire que si j'essayais de rapper.

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