Grands classiques

[Chronique] 1995 – Conçu Pour Durer – La Cliqua.

1995, pour beaucoup une année centrale dans l’âge d’or du rap en France. Les structures indépendantes se développent tant bien que mal face à l’industrie qui s’empare de ce phénomène musical, accouchant de productions inégales, voire douteuses. Le label Arsenal Records fait partie de ces comètes du système rap, à l’orbite irrégulière, au passage furtif mais admirable, se heurtant parfois violemment au majors planétaires et disparaissant sans laisser de traces, si ce n’est dans l’imaginaire collectif. Conçu pour durer marque l’entrée du label dans l’atmosphère terrestre d’une manière des plus brillantes qui soit. 7 titres, une trentaine de minutes qui font pénétrer l’auditeur dans une ambiance sourde et sombre, sans pour autant être glauque ni hermétique. Dès l’Intro, le ton est donné: la musique sera cuivrée, crade et presque minimaliste (un sample, un beat, une basse), saupoudré de quelques sonorités et scratchs bien sentis. Ajouté à cela, des samples de voix de rappeurs New-Yorkais, donnant l’impression que Chimiste et Lumumba, les beatmakers d’Arsenal, sont sortis tout droit d’un stage d’entraînement intensif auprès des maîtres shaolin du Wu-Tang Clan.

Il en sera de même tout au long de l’EP, lui donnant une forte homogénéité, qui crée cette ambiance si particulière semblant sortir d’une cave de Harlem. Une homogénéité qui crée l’ambiance et la cohérence des morceaux entre eux et assure la solidité d’un disque à la construction architecturale, non sans rappeler un certain Le Combat Continue d’Ideal J, coproduit par Arsenal Records trois ans plus tard. Le tour de force est que, malgré ces inspirations américaines évidentes, on ne ressent à aucun moment l’idée d’un vulgaire copier-coller sur les productions d’outre-Atlantique. Cela surtout grâce à la langue de Molière, que les différents MCs vont travailler, étirer et ruminer au travers de leurs interventions. Entre polyandrie et gang-bang gonzo, les rappeurs vont épouser les instrus au travers de leurs egotrips et freestyles. Rocca et Daddy Lord C se permettent un solo chacun vantant et illustrant leur capacité à tuer vocalement les beats de leurs comparses. Si pour le premier, la vie est un long fleuve parsemé d’hameçons, le daddy boxeur veut nettoyer la planète pour ne garder que le meilleur. La virtuosité de Rocca, alors seulement à ses débuts, ressort clairement, entre jeux de mots, allitérations diverses et street credibility.

Point d’engagement idéologique ou d’apologie du crime, le rap de La Cliqua tient de l’esthétique du rap de la rue, fréquentée assidument par ses membres. Le morceau Tué dans la rue le démontre tout à fait, se révélant plutôt neutre moralement malgré le thème lourd de sens, dépeignant l’escalade de la violence constaté par les artistes-quidams dans leur milieu naturel. Cette esthétique se poursuit sur Dans ma tête, œuvre des membres du Coup d’Etat Phonique, nous faisant pénétrer dans leur univers, avec un refrain propice au remuage de boule et toujours axé sur le freestyle, soit l’esthétique grammairienne à son paroxysme. Se poursuivant d’ailleurs sur Freestyle, aux allures d’improvisations, dans lequel les voix se superposent pour former un gloubi-boulga lyrical au goût d’inachevé mais propice à l’émulation entre MCs. L’auditeur se retrouve alors perdu dans une jungle vocale, ne pouvant que subir l’agression verbale. L’EP se conclu sur la piste éponyme, réunissant le groupe au complet avec Lion S en invité, qui vient contrebalancer le flow crié de Raphaël par un flow ragga, élargissant encore le registre technique du crew.

Au final, si Conçu pour durer a autant marqué les esprits, ce n’est pas qu’il représenta en son temps le début d’un genre, la fin d’un autre ou l’émergence de stars du rap mais plutôt parce qu’il est et restera une des meilleurs productions de rap francophone, à l’esthétique léchée, qui ne flatte ni l’intellect, ni la morale, ni les egos de ses auditeurs. Pas du rap conscient, pas du rap gangsta, encore moins du rap game. Du rap, tout simplement.

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À proposJibé

Amateur de snares qui claquent et de kicks qui portent, j'aime les freestyles à base de kalash et de double-time.

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