L'exégèse rapologique

La Théorie rapologique #1 – Introdiction

Genre musical et forme de poésie orale étroitement liée à l’écriture, le rap engage donc aussi le terrain de la versification. Comme l’ont montré C. Béthune (notamment dans Pour une esthétique du rap) et J. Barret, les rappeurs font preuve d’une inventivité formelle et d’une habileté technique qui ont longtemps déserté les champs de la littérature. Chantres d’une vision éminemment orale et musicale de l’acte poétique, ils reviennent ainsi aux sources premières de la poésie et usent d’une pléthore de jeux de sons et d’effets rythmiques pour servir leur esthétique.

Il semble pourtant difficile de parler d’un art poétique rap, tant l’espace de liberté qu’il offre est grand et ses contraintes relatives. Celles-ci se cristallisent essentiellement autour de la notion de rythme, impératif absolu de la poétique et de la scansion rap : de sa métrique. Si la poésie traditionnelle est cadencée par un schéma métrique qui se fonde sur des exigences de nature prosodique, le rap est musicalement cadencé par un battement de mesure binaire, en quatre temps dans l’immense majorité des cas. Même dénuée de fond sonore, la scansion d’un texte de rap est toujours pensée par rapport à cette binarité rythmique, qui confère à ce dernier une structure contraignante et permet ainsi de parler de métrique à son égard dans un premier temps.

Car les impératifs métriques de la poétique rap ne sont pas uniquement d’ordre musicaux, puisque le vers rap s’achève fréquemment sur une rime, réactivant en cela sa fonction rythmique séculaire : la rime, en marquant la fin du vers, crée des régularités systématiques qui participent à l’établissement d’une métrique rap. La structuration rythmique du texte de rap est donc fait poétique et musical tout à la fois.

Mais comme le note très justement J. Barret, « on a vu en quelques années le rap évoluer de manière comparable à la poésie en quelques siècles : disparition progressive de la rime, dérèglement du rythme… ». En effet, si le beat rap se caractérise toujours par sa binarité rythmique, la rime n’occupe plus systématiquement une fonction de marquage et la scansion rap a perdu sa cadence originelle. De la même manière qu’en poésie moderne, ce phénomène est le fait de l’éclatement des structures traditionnelles et d’une recherche d’effets poétiques nouveaux. En effet, le premier trait qui ressort de la comparaison textuelle du rap actuel et de celui dit old school, c’est une multiplication des échos sonores internes au vers qui induit un délitement de la structure et de la scansion en quatre temps.

Car si l’oralité rap est toujours régie par une mesure rythmique conférée (virtuellement ou effectivement) par la musique, elle ne se contente plus de la calquer comme dans les premiers temps : la scansion a évolué, s’est complexifiée en même temps que la rime (et donc en même temps que la structure métrique), aboutissant à une véritable dichotomie des rythmes musical et oral. S’il paraît évident que la versification et la scansion rap entretiennent des rapports étroits (comme c’est le cas dans toute forme de poésie), le détail de cette relation reste cependant obscur, dans la mesure où l’oralité rap se fonde non seulement sur des exigences poétiques, mais aussi stylistiques.

Le même texte peut en effet être rappé d’une multitude de manières, comme en témoignent par exemple les interprétations divergentes de la chanson « Laisse béton » de Renaud par les rappeurs MC Jean Gab’1 et Disiz. Ce qui apparaît à l’écoute de ces reprises, c’est une réappropriation orale, rythmique et personnelle d’un matériau poético-musical donné. Le changement d’instrumentation joue certes un rôle dans ce phénomène, mais ne s’avère pas suffisant à expliquer les différences, notamment de rythme et d’accentuation, qui caractérisent ces deux reprises. Les deux MCs ont considéré l’œuvre de Renaud au prisme du même paradigme de scansion, celui du rap, et pourtant l’interprétation finale diverge : le paramètre manquant, la variable qui justifie cet écart, c’est le flow.

En tant qu’un des rares concepts esthétiques exclusif au rap, l’étude du flow constitue une voie remarquable vers l’explication de sa singularité. On peut alors légitimement s’étonner que la recherche ne se soit pas attardé plus longuement sur cet objet : J. Barret lui a consacré une brève annexe, et C. Béthune quelques pages. S’ils ont tout de même su en percevoir certaines implications profondes, c’est vers les États-Unis qu’il faut se tourner pour trouver une analyse plus poussée de ce phénomène. Dans son ouvrage How To Rap, qui tient à la fois du manuel d’apprentissage et du manifeste d’art poétique, P. Edwards met en évidence les liens du flow avec les rythmes poétique et musical, la versification et le beat, par l’usage d’un paradigme d’analyse qu’il appelle le flow diagram.

Le flow, qualité éminemment orale, s’avère donc être un concept essentiel à la compréhension pleine et circonstanciée des enjeux poétiques et verbaux de la scansion rap : fruit de l’écriture et de l’oralité tout à la fois, c’est lui qui marque la singularité du MC ou, dans une acception rhétorique, son style. Expression orale et personnelle d’un sujet contraint par le rythme, il engage tous les domaines que mobilise la pratique du rap et soulève donc cette première question : comment s’élabore le flow ?

Ainsi, nous nous efforcerons de montrer que cette question cristallise les problèmes que pose la scansion rap et que sa réponse élucide la nature des liens complexes qu’elle établit entre oralité et écriture – de l’acte même de rapper.

Pour ce faire, et bien que nous nourrissions l’ambition de parvenir à des conclusions générales sur le rap, nous avons choisi de resserrer notre corpus sur le rap français uniquement (sauf en ce qui concernera Rakim, le rappeur américain réputé avoir inventé le concept de flow), sans limite chronologique cependant – les phénomènes étudiés présentant en effet des évolutions éloquentes dont il conviendra de parler. Enfin, il nous a semblé que le rap, en tant que forme artistique très versatile voire protéiforme, devait susciter la mobilisation d’un large corpus d’artistes, chacun représentatif d’une vision différente de sa pratique.

Sans aller jusqu’à établir des divisions aussi artificielles qu’abusives, nous procéderons en nous intéressant d’abord à la poétique proprement écrite du rap – plus précisément à ses effets de versification, qui comprennent donc son travail sur les sonorités ainsi que sur le mètre.

Nous nous pencherons dans un second temps sur les contraintes rythmiques la poétique rap : nous montrerons en premier lieu que sa métrique est relative et consubstantielle de la stylistique, notamment par l’étude de deux extraits d’un freestyle de Lunatic et Ärsenik (Sang d’encre ma gueule). Nous nous attarderons ensuite sur des poétiques divergentes, pour tenter de mettre en lumière le caractère essentiel du rythme en rap.

Nous étudierons enfin les liens du flow avec l’écriture et l’oralité, en le distinguant d’abord de la scansion pour analyser leur rapport et en cerner les enjeux. Nous nous attacherons ensuite à la mise en évidence et à la description de ses interactions avec la prosodie et la métrique, et adopterons subséquemment et brièvement une perspective stylistique puis sémiologique, avant de finalement expliquer son rôle dans le phénomène d’hybridité verbale qui semble caractériser la poétique rap.

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Just rap.

1 commentaire

  1. Superbe idée, cette publication. Merci pour la démarche, dans la droite ligne de celle de l’ENS et de ses séminaires sur le rap. Je suivrai avec attention !

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