Pour la rentrée, on vous a préparé une petite série de portraits de nos poulains dans le rap français : trois rappeurs et beatmakers dont on a suivi la progression fulgurante la saison passée et sur lesquels on mise pour les mois à venir. Le premier d’entre eux c’est Lapsuceur, un jeune rappeur, qui n’a, que quelques freestyles d’une minute pour Le Réglement à son actif. Alors, avec si peu d’expérience, mérite-t-il un article complet ? Oui, car il propose quelque chose de nouveau, un projet radical : contester la domination de l’hétérosexualité sur le rap français.
Pourquoi c’est important que Lapsuceur soit là ?
Ce n’est pas un secret que l’hétérosexualité règne en maître sDocumentationur le rap français (et c’est loin d’être le seul secteur de la société où c’est le cas !). Ce règne est sans cesse proclamé, à travers notamment l’obsession de certains rappeurs pour leurs organes génitaux, symboles de leur pseudo-virilité. Par exemple, selon la plateforme Rapminerz, Kekra prononce, sur un total de 109 morceaux, le mot « couille » 49 fois. Si, depuis des années, la domination des hommes sur les femmes dans le rap français est contestée par diverses rappeuses (Casey, Shay, Diam’s….), en revanche, la domination de l’hétérosexualité sur les autres sexualités reste moins évoquée – même si l’affirmation de la figure de Lala &ce a semblé ouvrir la voie.
En d’autres termes, si le sexisme du rap est au cœur des joutes verbales du rap français entre rappeuses et rappeurs, son hétérosexisme (c’est-à-dire le fait de considérer l’hétérosexualité comme la seule sexualité normale) reste un point aveugle. La centralité de la sexualité masculine hétérosexuelle dans le rap ne marginalise pas seulement les femmes, elle fait planer un non-dit sur les autres formes de sexualités, qui sont au mieux ignorées, au pire utilisées comme des insultes. L’homosexualité masculine reste marginalisée, ses pratiques (fellation et sodomie) étant souvent utilisées comme des insultes, et ses acteurs étant régulièrement traités de tous les noms (on vous passe les insultes, vous les connaissez déjà) – on vous invite à lire cet article de la Radio Télévision Suisse à ce sujet.
Qu’est-ce qu’on aime chez lui ?
C’est ici qu’arrive Lapsuceur, il y a 8 mois, au sein d’un concours pour Le Réglement. Masqué, le rappeur dégage une aura mystérieuse, et une énergie de freestyleur agréable, mais somme toute assez classique. Une première phrase nous étonne pourtant : « Posé, j’regarde un porno gay ». Quelques lignes plus loin, on est à nouveau pris de court : « J’suis pas une pute, si j’te suce, j’le fais gratuit ». Les fellations faites par des hommes, sont ici présentées non pas comme une pratique humiliante, mais comme un plaisir consenti, désiré. Mieux : les pratiques sexuelles entre hommes deviennent des performances dont on peut se vanter, un peu comme Kaaris se vante de prouesses hétérosexuelles ou de ses « couilles grosses comme la terre ». Ainsi, Lapsuceur déclare pouvoir rentrer la Trumptower dans son cul, ce qui est – reconnaissons-le – assez impressionnant.
En se réappropriant fièrement des pratiques sexuelles que les hommes hétéros citent pour évoquer l’humiliation, Lapsuceur effectue une démarche inspirée de celle des rappeuses au sommet des charts aux Etats-Unis, comme Nicki Minaj qui déclare bravement réussir à faire une fellation à son partenaire à travers (!) son short sur le morceau Barbie Goin Bad. Tout comme elles, il s’empare des éléments utilisés par les hommes hétérosexuels pour le dominer et l’assigner à un rôle, pour en faire sa force, sa fierté.
Les hétéros hypersexualisent l’homosexualité ? Très bien, il sera une bête de sexe. D’ailleurs, si on analyse son lexique, pas sûr que le mot « couille » soit beaucoup moins récurrent que chez Kekra. Mais ce champ lexical de l’anatomie masculine est ici utilisé pour dépeindre ses prouesses dans des relations homosexuelles.
« Si on couche ensemble, tu prends huit jours d’ITT », clame-t-il ainsi, sur un freestyle orienté vers la drill. « Pour me brosser les dents, bah j’utilise ta teub », s’amuse-t-il sur un autre. Bref, vous l’aurez compris, si l’homosexualité n’est pas l’unique thème des textes de Lapsuceur, elle reste au cœur de sa démarche – tout comme l’hétérosexualité est le fond de commerce de beaucoup de rappeurs. Mais la démarche politique de Lapsuceur ne se résume pas à réutiliser l’image hypersexualisée et négative de l’homosexualité que donnent certains rappeurs à son propre profit ; le freestyleur utilise aussi les propres armes des rappeurs contre eux, en reprenant leurs textes pour se les approprier.
« Papa m’reniera jamais, j’suis ni flic ». Dans le silence qui conclut cette phrase inachevée vient se loger toute la subtilité de ce détournement de la phrase de SCH,« Papa m’reniera jamais j’suis ni flic ni pédé ». Dans un même mouvement, Lapsuceur reprend la phrase culte de SCH à son compte, la détourne, et réfute, refuse, sa dernière partie. Dans un domaine moins subtil, Au DD de PNL devient Gros PD, ou la ligne de Nekfeu dans Rap Contenders « Clap, clap, c’est le bruit de mes boules contre tes fesses » devient « Clap, clap, c’est le bruit des tes boules contre mes fesses ». En détournant le rap, Lapsuceur s’y confronte ainsi frontalement, et attaque son hétérocentrisme de plein fouet, comme lorsqu’il tacle Koba la D pour son homophobie.
Qu’attend-on de lui cette année ?
Reste pour Lapsuceur à franchir un pas délicat : passer du freestyle d’une minute au morceau de trois minutes, voire à l’album ; passer du statut de freestyleur à celui de rappeur.
Le morceau Ionf semble marquer un premier pas dans cette direction, avec pour la première fois un clip allant plus loin qu’une simple prise dans sa chambre, une interprétation plus poussée, et un refrain entraînant qui revient par deux fois. Toujours dans l’esthétique drill imposée par la compilation du Règlement, le morceau s’attaque comme toujours à l’hétérosexisme, à la police, mais aussi aux féministes transphobes (les fameux TERFs). La tête bien sur les épaules, Lapsuceur continue à tracer sa route, avec des placements impeccables et une culture rap conséquente.
Quelque soit la suite – et il a annoncé sur Twitter qu’il y en aurait bien une-, il a déjà eu la force qu’aucun rappeur français mainstream, même avec des couilles grosses comme la terre, n’avait jamais eu.