Je tiens à préciser que ce papier ne s’intéressera qu’au rap qui se vend, le rap que beaucoup diminuent sous l’appellation « commercial ». Le temps de ce billet, les rappeurs qui, encore aujourd’hui, donnent plus d’importance aux lettres qu’aux chiffres ne seront pas traités. Ce que je j’appellerai « rap français » ne concerne que ce mouvement là. Haters gonna hate.
__________________________________________________________________________________________________
Prolongement logique d’une société qui entend au lieu d’écouter, qui consomme au lieu d’apprécier, l’évolution actuelle du rap suit de près le sillage que la structure du paradigme économique moderne a tracé. Le rap français est aujourd’hui en osmose complète avec l’époque dans laquelle il évolue.
Lors de son arrivée en terres gauloises dans les années 1980, le succès du rap se fit rapidement. Dans sa forme primitive, tout d’abord (je me rappelle des mots de JP Manova lors de la release party de son projet 19h07, qui dit « un kick, un snare, un sherley, avec ça tu signais dans les années 80« ), puis dans son évolution avec l’apparition des premières stars de ce milieu (NTM, IAM, MC Solaar) et finalement les têtes d’affiches qui permirent à cet art de dépasser l’effet de mode prévu initialement (Lunatic, les Sages Po’, Arsenik, La Cliqua, le Saïan Supa, la Fonky Family…). À cette époque encore, le but était de kicker le plus violemment possible, comme en témoigne cette précieuse vidéo:
Une analogie entre le rap et l’Histoire.
Le milieu des années 1970, l’éclosion du rap en France, correspondrait alors à la Préhistoire: le rap tente de survivre, à défaut de vivre. Comme nos ancêtres australopithèques, le rap est porté sur Terre en terrain dangereux, et inconnu (le mythe de Prométhée nous explique que, là où toutes les espèces animales seraient pourvues dès leur naissance d’atouts pour survivre, l’être humain serait « nu dans la nature« , devant se forger ses propres armes pour survivre). Le rap tente alors de ne pas être qu’un souffle qui passerait inaperçu, de se créer une place au milieu dans la jungle musicale où sont déjà assis de nombreux genres musicaux (variété française, rock et son avènement en 1969, jazz…).
Puis, les années 1980 marqueraient la Renaissance: on commence à s’intéresser au rap, et surtout à se l’approprier, à en créer un genre unique, avec sa propre identité.
Les années 1990, c’est la révolution industrielle: le rap existe, il est implanté dans la société, il fait partie du paysage musical et surtout culturel avec le hip-hop comme centre de gravité (surtout vers la fin de la décennie). Comme la révolution industrielle, il secoue les piliers bien installés telle une onde sismique.
Les années 2000 (datons-les de Temps Mort, de Booba, à La Source, de 1995) correspondraient certainement à l’entre-deux guerres, période légèrement creuse tant au niveau du rap français qu’au niveau des rebondissements économiques et sociétaux (quelques albums marqueraient la grande crise de 1929, d’autres remonteraient le niveau, pouvant être assimilés au New Deal). Selon cette analogie historique, le rap français correspond actuellement aux 30 Glorieuses, et c’est autour de cette période économique clé que s’axera le reste de l’article.
Les 30 Glorieuses.
S’étalant de la fin de la Deuxième Guerre Mondiale (1945) au premier choc pétrolier (1973), cette période faste et prospère, régie par le « rapport salarial fordiste » (production massive; division du travail en suivant les principes de l’Organisation Scientifique du Travail et les préceptes de Ford et Taylor; hausse des salaires etc.) et par un financement très généreux de l’économie via l’endettement bancaire (selon les préceptes keynésiens), vint couronner l’accès au trône de la société de consommation. Non, ne partez pas tout de suite ! Je vous promets que j’embraye tout de suite sur le rap. Cette société de consommation, qui fit couler de l’encre dans tous les sens (par ceux la vantant comme amélioration des conditions de vie de la population, puis par ceux la diabolisant comme aliénation et normalisation de ces mêmes individus), est, en tout cas, devenue la base de l’industrie. Et de quoi cette société est-elle friande ? De produits à consommer. C’est donc à ce stade de l’évolution historique qu’en est actuellement le rap.
On ne peut aucunement lui reprocher son évolution, car sa forme actuelle correspond parfaitement à l’environnement dans lequel il existe. « Nous sommes des produits de notre environnement« , rappe Deen Burbigo dans Jim Morisson. Le rap français n’échappe pas à la règle et si sa forme actuelle peut décevoir, elle n’est pourtant qu’un simple miroir de l’évolution historique de notre société. En effet: nous ne sommes plus là pour apprécier mais pour consommer, pour rendre rentable des entreprises qui, elles, doivent en contrepartie nous faire rêver. On appréciait les instrus mobb-deepienne soignées et travaillées des rappeurs à l’ancienne, homogènes dans un album. On consomme le capharnaüm des récents albums, où l’on ne peut même plus écouter les paroles tellement elles semblent noyées par des relents électroniques. On appréciait la couverture d’album de Temps Mort, son auteur posant dans un cimetière au milieu des rappeurs que sa verve aurait enterrés. On consomme la pochette de D.U.C., publicité explicite d’Ünkut. La soupe Gradurienne et Julienne qui se vend aujourd’hui serait peut-être passée inaperçue il y a 15 ans. Mais le produit qu’ils nous proposent nous comble car le rap est rentré dans cette optique.
Booba (comme quoi, on revient toujours à lui), disait il y a quelques temps en interview, qu’à l’époque où il a commencé à rapper, les auditeurs connaissait tous les acteurs ayant participé à la création d’un album: les beatmakers, bien sûr, mais aussi le photographe, l’équipe du rappeur, etc. Aujourd’hui, quoi ? Rien. On ne s’arrête plus devant une pochette particulièrement réussie, on ne cherche plus à savoir quel est le producteur de génie qui a crée l’instru de tel ou tel son.
Finalement, beaucoup reprochent au rap d’être aujourd’hui démocratisé, banalisé. Mais c’est tout à fait logique, et le contraire ne serait pas normal ! C’est parce que les produits de consommation de masse sont banalisés et démocratisés. Tout le monde a une voiture, tout le monde a un équipement électroménager complet, un ordinateur, un téléphone, des vacances (ou du moins des jours de RTT). Alors que tous ces privilèges ont longtemps appartenu à une élite qui était la seule à pouvoir en jouir. Il en est de même pour le rap. Alors qu’il fut un temps où il n’appartenait qu’à un certain groupe de personnes (certes, peut-être pas l’élite, mais en tout cas un groupe restreint), il suit l’évolution historique de notre société, ce qui le mène logiquement à être massifié, et faire partie de tous foyers.
Voilà pourquoi ceux qui pensent que le rap est mort se trompent. Le rap n’a jamais été vivant, ou mort. Il s’est toujours inséré dans une époque, ancré au plus profond de celle-ci, traduisant ce qu’elle était. C’est l’époque qui peut décevoir certains, mais pas le rap en lui-même. Le rap a, finalement, toujours suivi les mêmes changements sociétaux que ceux que nous avons vécu au fil de l’Histoire. Mais il ne faut pas non plus se laisser aller à la nostalgie, ou au fatalisme car rares sont ceux qui reviennent sains et saufs du voyage nostalgique. L’Histoire, d’ailleurs, n’aura retenu qu’Ulysse.