Frantz Fanon ! Un grand nombre d’artistes, au détour d’une rime, ont déjà fait référence à cet écrivain et psychiatre martiniquais (1925-1961), figure emblématique de la libération africaine. Portant son héritage à bouts de « voix », le rap français a remonté vers la lumière, le nom d’un homme investi, au delà des mots, dans les luttes d’indépendances au milieu du XXème siècle. Des ouvrages comme Peau noire, masques blancs, L’an V de la révolution algérienne ou Les damnés de la terre, témoignent de son engagement et de la portée d’un discours dont l’empreinte est conservée, aujourd’hui, par ceux qui perçoivent ces oeuvres comme une source d’inspiration sur leur trajectoire. Evoquer Frantz Fanon, c’est parler de l’individu aliéné par des valeurs qui lui sont étrangères, l’individu dominé exprimant sa soif d’émancipation, l’individu muselé, poussé à utiliser tous les moyens pour obtenir sa liberté. Une volonté de briser les chaînes et de mordre la main du « maître » que le rap, « enfant pauvre » de la musique, n’a pas oublié, offrant au nom de Fanon la place qu’il mérite sur le chemin de la reconnaissance.
« L’observateur averti se rend compte d’une sorte de mécontentement larvé, comme ces braises qui, après l’extinction d’un incendie, menacent toujours de s’enflammer… » (Frantz Fanon, Les damnés de la terre).
Début des années 1990, le Ministère ÄMER est le premier groupe à placer Frantz Fanon au premier rang de ses influences historiques : « L’histoire, les faits me poussent à réaliser que de toutes manières je suis un damné de la terre, donc surveille tes arrières ». A l’écoute du titre Damnés, sorti en 1992, sur leur premier album, le parallèle avec Les damnés de la terre, l’ultime œuvre de Fanon publiée en 1961, est inévitable. Le morceau de Stomy Bugsy et Passi reprend de nombreuses thématiques développées dans cette ouvrage. De la réaction violente du « dominé » consécutive de la violence du « dominant », au besoin de reconquérir les fondements d’une culture et d’une histoire africaines étouffées : « Je reprends la parole en sachant qui monopolise, je crise, méprise le gouvernement me gardant une place assise parmi les damnés de la terre, sur qui personne ne mise, que l’histoire brise, que l’histoire paralyse ». L’aura de Fanon est perceptible et le restera dans l’ensemble de la discographie des Sarcellois. Elle trouvera son expression la plus incisive avec 95200, leur deuxième album, l’« attitude noire et fière » portée en étendard par le groupe.
Censuré en France de nombreuses années, Les damnés de la terre, fait partie de ces brûlots littéraires exerçant, tout comme son auteur, une influence considérable dans le microcosme du rap français. « Je suis l’enfant d’Abd-El-Kader et de Frantz Fanon », scandera ainsi NAP, en 1999, sur le titre Survivre. A l’instar de ce groupe, un grand nombre de MC’s de l’hexagone ont rappelé et rappellent encore aujourd’hui la vie et l’œuvre de cet intellectuel anticolonialiste à nos oreilles. Certainement parce que la langue maniée par celui-ci, présente des points communs avec celle de nombreux rappeurs français : militante, subversive et poétique…
La forme au service du fond pour ancrer le message dans les esprits. Nombreux sont les MC’s à user de la formule aujourd’hui et, chez certains, l’ombre de Fanon vient s’imprégner sur la mesure de manière aussi subtile que lumineuse. Comprendront ceux qui ont lu Les damnés de la terre, l’écoute de ce refrain dans le titre Les coulisses de l’angoisse, ouvrant le premier album de La Rumeur : « Quelques rumeurs larvées comme des braises qui menacent de s’enflammer après l’extinction d’un incendie ». La référence à Frantz Fanon est explicite puisque c’est une phrase entière du livre que les quatre membres du groupe venus d’Elancourt reprennent à leur compte. A l’image de ce titre, l’ensemble de la discographie du groupe est marquée par les mots de Fanon, comme ceux de Césaire ou de Diop, portés comme une arme visant les stigmates d’une histoire coloniale encore visibles aujourd’hui. Le verbe aiguisé envers ceux qui en défendent les « aspects positifs », les paroliers de La Rumeur adoptent, à leur tour, un discours sans concession, quand il s’agit de redonner sa dignité à cette « Afrique » comptant « ses morts, ses mythes et ses corbeaux » (Ecoute le sang parler).
… en y repensant, j’ai de la peine pour ces noirs teints en blonds pour faire blanc (La Rumeur, 365 cicatrices).
L’émancipation de l’homme « noir » et de sa culture vis à vis colonialisme est l’une des pièces majeures de l’oeuvre « fanonienne » dont s’inspire ces derniers, en particulier Le Bavar, l’une des têtes fortes de La Rumeur, et peut-être celle portant l’empreinte la plus marquée du discours de Fanon. Des titres comme 365 cicatrices, Nature morte ou Peau noire, masques blancs – référence directe au premier essai publié par Fanon, en 1956 – témoignent de cette imprégnation que le rappeur a bien voulu nous évoquer :
LE BAVAR (LA RUMEUR) : « LA LECTURE DE SES OEUVRES PERMET D’APPORTER CERTAINES RÉPONSES »
« Frantz Fanon est sûrement l’auteur qui m’a le plus influencé, auteur que j’ai connu grâce au rap, déjà en 1992, quand le Ministère Amer lui dédiaient le texte « Les Damnés ». Ce qui renforce mon opinion sur la culture Hip Hop qui se doit d’être un outil et non une fin en soi.
Je lui ai moi même dédié un morceau Peau Noire, masques Blancs, qui reprend les grandes lignes de son ouvrage du même nom, où l’auteur décrypte d’un point de vue psychologique les séquelles laissées par le colonialisme, tant du point de vue du colon que de celui du colonisé. Il entend ainsi libérer l’homme noir de lui même, en mettant en exergue le complexe d’infériorité que le colon nous a savamment inculqué.
La lecture de ses œuvres permet d’apporter certaines réponses aux comportements de ces deux parties. Ce livre, Peau Noire, masques blancs fut, comme Les damnés de la terre , interdit en France dés sa sortie. Il reste mon préféré. Je reste persuadé que les œuvres de Frantz Fanon devraient être lues de tous les étudiants, mais pas que… »
« Récupérez vos Voltaire et vos Guevara, mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara… » (Youssoupha, Noir désir)
Deux décennies après les premières rimes du Ministère ÄMER, les micros ont changé de mains, les voix se sont multipliées, mais celle de Fanon, comme une présence bienveillante, continue de résonner. De Rocé à Youssoupha, de Médine à Rockin Squat, le discours fanonien a trouvé un second souffle dans nombre de créations artistiques. Sur le titre Continue d’y croire, sorti en 2012, le Sétois Demi Portion confie ainsi avoir « l’écriture et les mêmes blessures » que l’écrivain martiniquais. Et dans ce registre, il semble loin d’être le seul…
« Enfant de la Martinique », Casey se place également souvent comme une « enfant » de l’oeuvre de Fanon, entre références directes le temps d’un hommage à ses racines, sur le titre Chez Moi (« Connais-tu Frantz Fanon, Aimé Césaire, Eugène Mona et Ti Emile… ? »), et les récits d’une trajectoire exprimant une frustration et un esprit de revanche similaire au sentiment de révolte du colonisé, analysé par Fanon (Comme un couteau dans la plaie, Tragédie d’une trajectoire, Libérez la bête…). « Si je cite Fanon et Césaire, ce n’est pas qu’ils m’ont spécialement influencé dans l’écrit mais c’est ce qu’ils représentent à mon échelle, ce que ça veut dire, leur œuvre, le symbole, qui ils sont ! », confiait Casey à l’équipe de l’abcdr du son, en 2014. La rappeuse évoque « l’ampleur et la résonance » de ces grandes figures perçues comme « des symboles communs » pour les peuples qui ont lutté contre le colonialisme : « Frantz Fanon, c’est une espèce de pont entre un Algérien et un Martiniquais ! ». Sentiment partagé par AL, proche des fortes têtes « caribéennes » de l’équipe Anfalsh, qui a également accepté de nous livrer quelques confessions :
(Photo Raaf)
AL : « LA PREMIÈRE FOIS QUE J’AI ENTENDU SON NOM, JE SUIS QUASIMENT SÛR QUE C’ÉTAIT DANS UN MORCEAU DE RAP »
« Pour moi Fanon fait partie de la liste des grands noms « dans notre camp ». La liste est longue en réalité, mais on nous a longtemps fait croire que les esprits brillants n’émanaient que d’Occident. Que le penseur, le scientifique, le chercheur, l’auteur, le poète, l’ingénieur, ne pouvaient être que blancs.
Les grands personnages qui ont fait l’histoire ( racontée par les vainqueurs ) ont, au mieux, tourné la tête pour ne pas voir tout ce qui concernait les « dominés », ou alors n’avaient pas d’autres ambitions que d’être des « dominants » et le clamaient haut et fort.
Il est de ceux qui ont brillamment expliqué, dénoncé, démonté les processus psychologiques qui amènent encore aujourd’hui des rapports de domination entre les hommes. Il représente aussi ceux qui ont pu accéder à un niveau de savoir, de culture et qui n’ont pas pour autant choisi le costume le plus avantageux… ce n’est pas toujours le cas !
La première fois que j’ai entendu son nom, je suis quasiment sûr que c’était dans un morceau de rap. J’ai cherché qui il était et je suis donc évidemment tombé sur Les damnés de la terre. On parle beaucoup de Fanon pour son engagement mais je ne dissocie pas le fond de la forme chez lui. Autant la force du propos que la qualité de la plume m’ont marqué. Il a traité dans son oeuvre des sujets auxquels en tant que noir, banlieusard, en France, je suis sensible. Ça fait parti des écrits qui m’ont nourris culturellement, artistiquement, humainement et dont je ne peux pas nier l’influence. »
« La pensée de négritude aux écrits d’Aimé Césaire, la langue de Kateb Yacine dépassant celle de Molière, installant dans les chaumières des mots révolutionnaires, enrichissant une langue chère à nombreux « damnés de la Terre » ! » (Rocé, Je Chante la France)
Devenu un symbole de réflexion, de langage et d’engagement contre l’oppression sous toutes ses formes, Frantz Fanon demeure l’une des racines ayant fait germé un état d’esprit éloigné des circuits de pensées traditionnels, à l’origine de l’apparition du rap dans le paysage musical français. Car la période n’est peut-être plus la même aujourd’hui, mais les braises éteintes menacent toujours s’enflammer, dans une société contemporaine où le rapport « dominant / dominé » et les tentatives d’aliénation de l’individu n’ont pas disparu. Au langage de la lutte d’hier succède un nouveau langage dont la culture rap est devenue l’un des moyens de diffusion, cet « outil » dont parle Le Bavar, quand il ne choisit pas, à son tour, « le costume le plus avantageux ». Culture qui, en marchant sur les pas de Fanon, s’est forgée une identité singulière, au travers d’une oeuvre qui la traverse de part en part. Et si son engagement n’a, parfois, qu’une portée symbolique éphémère, noyée par les directions nouvelles de ses orateurs, les écrits d’aujourd’hui, nourris par les références et la force des œuvres qui les ont précédés, révèlent bien ce que cette musique demeure par essence : un témoin de l’Histoire avec un grand « H ». Une Histoire où les « vainqueurs» ne sont pas parvenus à confisquer toutes les plumes, donnant à « nombreux damnés de la terre », l’opportunité d’être éclairés par de nouveaux regards, d’être entendus à travers de nouvelles voix…
« … la littérature orale, les contes, les épopées, les chants populaires, autrefois répertoriés et figés, commencent à se transformer. Les conteurs, qui récitaient des épisodes inertes les animent et y introduisent des modifications de plus en plus fondamentales. Il y a tentative d’actualiser les conflits, de moderniser les formes de luttes évoquées, le nom des héros, le type des armes. La méthode allusive se fait de plus en plus fréquente. A la formule : « Il y a très longtemps de cela », on substitue celle plus ambigüe : « Ce qui va être rapporté s’est passé quelque part, mais cela aurait pu se passer ici, aujourd’hui, ou demain… » (Frantz Fanon, Les damnés de la terre)