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Pour une retranscription harmonisée des textes de rap – Lettre ouverte aux Genius

Cas pratiques

On a désormais parcouru l’aspect théorique de notre objet – il convient de le réinscrire dans une logique plus sensible en se confrontant succinctement à plusieurs exemples à la fois problématiques et éloquents, prélevés sur Genius et agrémentés de quelques-unes des corrections qu’on a proposées (on vous invite bien sûr à les écouter pour mieux saisir leur analyse). Ils couvrent un large champ des possibles, et pourraient donc trouver application dans d’autres circonstances, lors de la transcription d’autres textes. Illustrons sans plus attendre la précédente idée de « va-et-vient » en revenant à notre extrait de Samouraï, transcrit successivement selon les cadences musicale, poétique et oratoire :

On joue dans un chanbara, la fierté,
La loi tuent, comme un bon vieux Kuro-
sawa, la main sur le katana, même si
La peur m’assaille, je partirai comme un samouraï

On joue dans un chanbara, la fierté, la loi
Tuent, comme un bon vieux Kurosawa
La main sur le katana, même si la peur m’assaille
Je partirai comme un samouraï

On joue dans un chanbara
La fierté, la loi, tuent
Comme un bon vieux Kurosawa
La main sur le katana
Même si la peur m’assaille
Je partirai comme un samouraï

Intuitivement et à raison, les deuxième et troisième versions paraissent plus appropriées, pour les motifs qu’on a développé plus haut. La deuxième, produite par la métrique poétique, présente évidemment l’avantage de mettre en exergue le tissu sonore, tandis que la troisième nous renseigne assez immédiatement sur les articulations accentuelles du flow. C’est d’ailleurs le choix de Genius, marqué par la non-équivalence du vers et de la mesure, qui explique pourquoi cette retranscription fait figurer un plus grand nombre de mesures : la cadence oratoire de Shurik’n porte plus de temps forts que celle du beat, phénomène que cette version du texte souligne. Aussi ces deux transcriptions du refrain de Samouraï sont-elles justes chacune à leur façon ; on privilégiera néanmoins la troisième, celle de Genius, toujours dans le souci de faire valoir l’oralité du MC.

Passons à Fuzati, fameux cas particulier qu’on mentionnait plus tôt ; dans le morceau Check ça sale pute !, un extrait précisément pose une intéressante difficulté de retranscription :

La carrière d’une pute commence habituellement à user ses talons hauts sur un trottoir ou une avenue et se termine au plus profond d’une forêt, le corps enfoui sous un tas de feuilles mortes
Comme elle
Ne cherchez pas sa tête, elle est dans un état de putréfaction avancée cachée au fond d’une poubelle

Les cadences poétique et oratoire sont étranges, étirées et irrégulières, quasi nulles. Pas tout à fait toutefois, puisqu’on observe une unique accentuation, un unique écho final après un long mouvement « vide ». La métrique poétique comme oratoire suggère alors une transcription en vers très longs, comme sur la version Genius ci-dessus. Celle-ci montre pourtant une anomalie structurelle difficilement justifiable : elle choisit de postposer à la mesure suivante le premier accent-rime final (« Comme elle ») – ce qui n’est pas un problème en soi, constituant même un excellent choix d’écriture puisqu’il reflète le décalage accentuel de la scansion –, mais s’en abstient pour le dernier vers, laissant le mot « poubelle » accolé au reste. Il conviendrait alors d’opter pour l’une ou l’autre de ces solutions, toutes deux idoines et cohérentes avec les cadences poétique et oratoire, mais qui ne sauraient cohabiter. On recommandera donc l’une de ces deux graphies :

La carrière d’une pute commence habituellement à user ses talons hauts sur un trottoir ou une avenue et se termine au plus profond d’une forêt, le corps enfoui sous un tas de feuilles mortes
Comme elle
Ne cherchez pas sa tête elle est dans un état de putréfaction avancée cachée au fond d’une
Poubelle

La carrière d’une pute commence habituellement à user ses talons hauts sur un trottoir ou une avenue et se termine au plus profond d’une forêt, le corps enfoui sous un tas de feuilles mortes, comme elle
Ne cherchez pas sa tête elle est dans un état de putréfaction avancée cachée au fond d’une, poubelle

Autre exemple, autre combat : dans le morceau Gizeh (on pense surtout aux vingt premières mesures), Vald déploie un flow fait d’accentuations extrêmement marquées, pesantes et nombreuses, basé sur un écheveau sonore très complexe.

Retiens ma pipe dès qu’on s’écarte, retiens ma bite défoncer l’toit
Vide, vite, retire-moi, j’tire, j’regarde la vie entre mes doigts
J’vois l’Démon ; des fois, j’lâche des gre’ à fragments
Gros, ce monde est barge mais j’craque pas sous la pression
Magma sous la mèche, on fracasse toute la légion
Avant que j’ramène ma face, tout allait bien

Certains accents et intonations sont même totalement inattendues, comme c’est le cas de cette surprenante emphase oratoire sur « J’vois l » à la troisième mesure (« J’vois l’Démon », j’voile). Le flow est donc tellement versatile que la logique oratoire devient impraticable, tant les possibilités de retranscription qu’elle offre sont nombreuses ; et se fier à la cadence musicale ne ferait que tronçonner artificiellement et desservir le texte. A raison, Genius s’en est ainsi remis à la métrique poétique, aux schémas de rimes. On regrettera cependant l’absence de signes ou de structures scripturales permettant de mettre en valeur les groupes tels que « J’vois l », puissamment accentués à l’oral mais bien communs à l’écrit. Une astuce consisterait à se servir stratégiquement de la ponctuation pour mettre en lumière la cadence oratoire, ses pauses et ses accents – voici donc les quelques corrections que l’on propose pour ce passage :

Retiens ma pipe dès qu’on s’écarte, retiens ma bite défoncer l’toit
Vide, vite, retire-moi, j’tire, j’regarde la vie entre mes doigts, j’vois l’
Démon, des fois j’lâche, des gre’ à fragments
Gros ce monde est barge, mais j’craque pas sous la pression
Magma sous la mèche on, fracasse toute la légion
Avant que j’ramène ma face, tout allait bien

Assez maladroite, la graphie « j’vois l’ / Démon » constitue la seule exception à une retranscription qui suivrait la cadence poétique, pour brièvement illustrer la souplesse illocutoire du MC. Sujette à débat, on vous invite à proposer une autre graphie en commentaire, qui elle aussi ferait honneur au flow de Vald.

Sans transition, les huit premières mesures selon Genius du morceau Le météore de Booba :

A l’affût du moindre écu, mon frère
Si y avait des bites par terre y en a qui march’raient sur l’cul
Prends mes lyrics par intraveineuse
Escroc par habitude
Paralysé par l’bitume, toujours avec les khos
Bleu blanc rouge triste décor
Paris, la nuit les haineux
Ma clique rien ne les émeut ma clique rien ne les blesse, bâtard

Les deux premiers vers seuls sont déjà équivoques : du fait d’une structure sonore croisée et d’un flow ondoyant, les cadences orales comme poétiques indiquent deux graphies distinctes, aussi pertinentes l’une que l’autre – celle de Genius, et celle-ci :

A l’affût du moindre écu
Mon frère, si y avait des bites par terre y en a qui march’raient sur l’cul

Les trois suivantes sont plus aisément structurables, toutes les cadences suggérant plutôt d’écrire

Prends mes lyrics par intraveineuse, escroc par habitude
Paralysé par l’bitume, toujours avec les khos

Quant aux trois dernières, la tâche est plus ardue : la syntaxe est décousue et ambivalente, le flow plein d’accents brefs et puissants. Considérées avec celles des deux premières mesures, les cadences poétiques et oratoires de cet extrait sont si versatiles qu’on préférera s’en remettre principalement à la cadence musicale, qui fournit un cadre structurant de choix lorsque l’enchevêtrement des autres métriques devient inextricable. C’est la méthode utilisée pour la retranscription suivante, présentant de fait des vers binaires, plus longs (on passe de huit à sept vers, avec l’ajout de la demi-mesure « mon son n’est jamais fouillé ») :

A l’affût du moindre écu, mon frère
Si y avait des bites par terre y en a qui march’raient sur l’cul
Prends mes lyrics par intraveineuse, escroc par habitude
Paralysé par l’bitume, toujours avec les khos
Bleu blanc rouge triste décor, Paris la nuit
Les haineux, ma clique, rien ne les émeut, ma clique
Rien ne les blesse bâtard, mon son n’est jamais fouillé

Notre dernier exemple est comparable à celui de Booba à bien des égards ; mais représentant peut-être le texte le plus difficile à retranscrire de l’immense catalogue du rap hexagonal, possiblement celui se jouant le plus des limites du vers et de la mesure, Boxe avec les mots d’Ärsenik devait absolument être ici mentionné, et sa transcription Genius louée pour sa clarté et sa justesse. Nous allons nous attarder sur le début du premier couplet, interprété par Calbo, et sur quelques mesures éparses du troisième, rappé par Lino parfois accompagné de son comparse.

Tu danses sur l’ère de la lame, le chant des fusils, l’air est malsain
C’est une époque à damner un saint ; comme un Uzi
Crache la mort, j’accuse, arrache la muselière cash
J’mâche plus mes mots, je lâche des bombes à chaque fois, sache
Que l’heure H est proche, tâche d’avertir tes proches avant le clash
Pe-ra sanglant, rimes taillées dans la roche, j’attache
De l’importance au sens dans mes textes, ose causer
D’misère en prose puis exploser pour la bonne cause

Le premier phénomène qui transparaît de cet extrait, c’est une multiplication des contre-rejets, procédés faisant figurer à la fin d’une mesure des éléments de la phrase qui se poursuit à la mesure suivante : « comme un Uzi / Crache la mort », « sache / Que l’heure H est proche », « j’attache / De l’importance au sens dans mes textes, ose causer / D’misère en prose ». Ces décalages peuvent déstabiliser à la lecture, mais sont confirmés par le flow et ne posent ainsi pas d’embarras majeur.

En revanche, les deux premiers vers sont plus ambigus, interprétés avec des pauses si courtes et un flow si rapide qu’il est délicat de déterminer où commence et où s’arrête la mesure. Écrire « Tu danses sur l’ère de la lame, le chant des fusils / L’air est malsain, c’est une époque à damner un saint ; comme un Uzi » ne serait ainsi pas moins pertinent. Passons aux extraits de Lino :

Un beat, une grosse basse pour que j’me place
Hausse la voix pour mes soces, (passe-moi les bastos)
[…]
Dieu me garde de mes amis, mes ennemis je m’en charge
Une charge explosive barje, rime, pousse au crime, au carnage
[…]
Le capot tape, frappe au micro, brûle pas les étapes
Austère comme l’engin dans mon holster, tu peux y laisser ta peau

Ce troisième couplet de Boxe avec les mots est scandé avec un flow d’anthologie, des accents incroyablement nombreux et imprévisibles, une cadence oratoire tellement dense et labile qu’elle ne peut raisonnablement servir de base à la retranscription. On se retrouve alors dans le même cas de figure que Gizeh de Vald ; ici toutefois, la métrique poétique n’est pas d’une grande aide non plus, étant elle-même délitée et complexe – mais l’interprétation de Lino étant moins décalée sur les temps du beat que celle de Vald, on pourra se fier à ceux-ci pour encadrer la transcription. Celle de Genius opère visiblement ainsi, à l’exception des deux premières mesures, que le beat suggère d’écrire plutôt de cette manière (mettant aussi en relief la résonance phonétique entre « place, hausse » et « bastos ») :

Un beat, une grosse basse pour que j’me place, hausse
La voix pour mes soces, (passe-moi les bastos)

Pour citer gratuitement Kaaris, « je crois bien que tout est dit ». On prie instamment le lecteur courageux (il l’est incontestablement s’il est parvenu jusqu’ici) de se souvenir que ces recommandations ne sont, pour la plupart, exactement que cela : des recommandations, ne prétendant pas statuer en tant que lois éternelles. On l’a vu, la retranscription des textes de rap est affaire de nuances et de circonstances, une tentative ingrate de concilier le style unique du rappeur à une nomenclature cohérente et collective, qui ne rend jamais tout à fait honneur à la virtuosité personnelle des MCs. L’idéal serait évidemment de voir ceux-ci rendre public leurs textes originaux… Ce sera sans regret : il faut bien de la place pour les Genius.

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