Les Exégèses rapologiques se proposeront d’analyser le plus profondément possible, et d’un point de vue exclusivement poétique, différents textes de rap français, sans limite de thème, d’époque ou de lieu.
Il va donc sans dire que connaître le texte étudié, ou tout du moins l’avoir sous les yeux, sera nécessaire à la bonne compréhension de mon travail.
Par ailleurs, je remercie par avance tous les annotateurs RapGenius des œuvres sur lesquelles je suis susceptible de travailler : leurs efforts constituent une base remarquable pour mes analyses, aussi ne soyez pas surpris de trouver de temps en temps, plus ou moins explicitement, la reprise des annotations les plus pertinentes.
Le rap est un genre poétique à part entière : en tant que tel, il recèle souvent une grande complexité (qu’elle soit thématique ou prosodique), une subtilité sous-estimée par beaucoup.
Avec cette chronique, mon but est de montrer que, comme n’importe quelle œuvre poétique, on ne peut réduire un texte de rap à ce qu’il dit ou à comment il le dit. Ses implications dépassent le simple cadre de l’intention du rappeur, et sont donc ouvertes à interprétation, à analyse : à exégèse.
Présentation
Pour cette première chronique, nous allons nous intéresser au texte Coma Artificiel de Hugo TSR, qui constitue la quatrième piste de son troisième album solo, Fenêtre sur rue (2011). Écrit et produit par Hugo, ce court morceau (1’58 ») est sans doute le plus connu du jeune artiste.
Il présente le thème de la consommation excessive d’alcool et de stupéfiants – récurrent chez le MC parisien – et décrit la vie du rappeur dans le XVIIIème arrondissement, ses habitudes et ses galères, sur un fond doux et calme de piano (qui à bien des égards ressemble à une berceuse), avec un grain de vinyle prononcé, dénotant du caractère à la fois authentique, old school et autodidacte de l’artiste. Pour une compréhension totale et circonstanciée, je vous conseille de garder les lyrics à votre portée à la lecture de cette analyse : lyrics RapGenius de Coma Artificiel.
Structure
Avant de commencer l’étude du texte lui-même, j’aimerais que nous nous penchions sur sa structure, qui même pour le rap (qui est pourtant, par nature, un genre libre et hybride) demeure particulière. En effet, le morceau comporte une intro, un seul couplet de 20 mesures et une outro quasiment similaire à l’intro. Il comporte donc en tout 28 mesures. Cette brièveté du texte met en évidence l’intention du rappeur : il opère un constat dans l’intro, décrit comment celui-ci affecte sa vie dans le couplet et appuie une dernière fois ce constat dans l’outro, faisant ainsi du couplet une sorte de phase justificative de sa thèse de départ, qui serait :
On pourrait voir cette ville sans drogue, en vérité ils nous en donnent
Ce sera bientôt légalisé, ils savent très bien qu’ça nous endort
En somme, la logique rhétorique du texte est la suivante : affirmation, preuve par l’exemple et réaffirmation ; et cette simplicité est sans doute l’une des principales raisons de son efficacité. Par ailleurs, même si le couplet est unique, il présente une dynamique (à la fois poétique et musicale) triple : les 8 premières mesures, les 4 suivantes et les 8 dernières. Nous allons donc opérer une analyse linéaire, mouvement par mouvement, pour tenter de cerner au mieux le propos et la technique du poète et en dégager toutes les implications, pour aller parfois à l’interprétation.
Titre
Mais avant d’entamer l’analyse de l’intro, il me semble pertinent de parler du titre du morceau. Comme dit précédemment, le thème principal du texte est celui de la consommation excessive d’alcool et de stupéfiants. Dans cette perspective, le titre est très éloquent : le coma artificiel, aussi appelé sédation, est un coma provoqué volontairement, généralement par le corps médical, pour endormir un sujet souvent gravement malade ou blessé, par l’administration de sédatifs ou d’hypnotiques.
Le titre sous-entend donc une idée qui sera centrale dans ce texte : cette consommation excessive de drogues et d’alcool n’est rien d’autre qu’une anesthésie volontaire et nécessaire à la survie.
Intro
Cette conception est appuyée et précisée dès l’intro :
On pourrait voir cette ville sans drogue, en vérité ils nous en donnent
Ce sera bientôt légalisé, ils savent très bien qu’ça nous endort
Ce coma artificiel serait donc le produit à la fois de la volonté individuelle, incapable de survivre sans, et de la volonté institutionnelle, qui y trouverait un excellent moyen de contrôle des populations.
Notons que cette idée évoque immanquablement le chef-d’œuvre d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, un roman d’anticipation présentant une humanité entièrement asservie à un gouvernement mondial. Dans cet État dystopique, chacun consomme du soma, la seule drogue autorisée. Celle-ci ne présente aucun des inconvénients des drogues actuelles mais peut, à forte dose, plonger celui qui en prend dans un coma (justement!) paradisiaque. Le soma se présente sous forme de comprimés qui sont distribués au travail en fin de journée : il est le secret de la cohésion de cette société monstrueuse. Grâce à lui, chaque citoyen connaît un bonheur artificiel et ne revendique donc rien.
Le rapport avec le texte de Hugo est alors évident ; et on peut légitimement se demander si le rappeur n’a pas trouvé une partie de son inspiration dans l’oeuvre de l’écrivain britannique. Par ailleurs, une lettre d’Aldous Huxley à George Orwell datant de 1949 éclaire encore ce propos :
« D’ici à la prochaine génération, je pense que les leaders mondiaux découvriront que le conditionnement des enfants et que l’hypnose sous narcotiques sont plus efficaces, en tant qu’instruments de gouvernance, que les matraques et les prisons, et que la soif de pouvoir peut être tout aussi bien satisfaite en suggérant au peuple d’aimer sa servitude plutôt qu’en le frappant et en le flagellant pour qu’il obéisse. »
« Aimer sa servitude ». Nous verrons que cette idée est centrale dans Coma Artificiel. Pour revenir à l’intro, notons que Hugo se compte parmi les « endormis » ; il poursuit d’ailleurs en évoquant sa propre condition et en décrivant les effets de ce « don de drogue » sur lui, et ce sera le thème principal du couplet. On le voit au passage du « nous » généralisant au « je » lyrique :
[…] ils savent très bien qu’ça nous endort
Parfois j’oublie l’passé, cervelle cassée […]
Enfin, la rime multi-syllabique « sans trop d’logique »/« Skunk Anthology » souligne le rapport entre la consommation de cannabis et une vie désordonnée, et l’expression « moi j’vis sans trop d’logique » introduit l’auditeur (ou le lecteur) à la description du quotidien de Hugo. Elle fait donc office de transition pour le passage au couplet.