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[Chronique] Lucio Bukowski : Tchouen (La difficulté initiale).

 Sans nous laisser le temps de nous lasser du précédent EP concocté avec Mani Déïz, Lucio nous balance son dernier né en avance, et comme il l’a lui-même écrit: «Franchement… quand ton EP est prêt… à quoi ça sert de faire attendre les gens ? Nique la com !». C’est de cette manière plutôt détendue qu’il annonce donc son nouveau projet intitulé Tchouen (La difficulté initiale). Et autant dire que ce nouveau projet d’une grande qualité trouve sa place sans problème dans la discographie sans faute de Lucio Bukowski.

Tchouen (ou chún) est le 3ème des 64 hexagrammes du Yi Jing que l’on pourrait traduire entre autre par «livre des transformations». Ce livre, datant d’environ un millénaire avant Jésus-Christ, est considéré comme l’un des textes les plus importants de l’Histoire et représente l’un des piliers de la philosophie chinoise. Les 64 hexagrammes sont formés à partir de 8 trigrammes qui symbolisent un état et ses transitions possibles.

« Les huit trigrammes sont des signes d’états de passage changeants, des images qui se transforment continuellement. Ce que le Yi King a en vue, ce ne sont pas les choses dans leur essence – comme ce fut principalement le cas en Occident –, mais les mouvements des choses dans leur transformation. Ainsi les huit trigrammes ne sont pas les figures des choses, mais celles des tendances de leur mouvement ». -Richard Wilhelm/Etienne Perrot: Le livre des transformations.

Tchouen représente la difficulté éprouvée par une plante au moment de sortir de terre, cet hexagramme représente donc à la fois la naissance de l’être mais aussi les embûches nécessaires qui jalonnent cette naissance, on pourrait donc associer d’une certaine manière Tchouen à la ténacité, à l’envie de se battre, de progresser qui permet de traverser les épreuves de la vie. C’est une des idées que l’on retrouve dans cet EP, plus lumineux, plus porteur d’espoir par rapport au style habituel de Lucio. Certains morceaux paraissent être conçus pour remonter le moral :

« Mais un matin mon pote ça ira mieux
Les belles choses prendront l’dessus j’te jure qu’ça ira mieux
T’y verras un peu plus clair dans tes ténèbres internes
Les pires chutes s’atténuent et puis célèbrent un terme »

Cependant l’univers sombre qui laisse supposer la vision eschatologique du rappeur lyonnais est toujours présent en filigrane, à travers notamment le rapport ambigu qu’il tisse entre destruction et beauté: «Le son des agonies est beau comme une balade de Louis Armstrong», ou encore «la beauté frappe au cœur en riant avec un cran d’arrêt. » et enfin «Mes rimes sont noires et belles, comme des pleurs de rage / Un bouquet pour un pote, fauché dans la fleur de l’âge».

Du coup, il délaisse encore plus son égo-trip farceur dans cet EP pour se consacrer à ses thèmes favoris comme la nécessité d’écrire, qui est chez lui un besoin vital «Quand je n’aurais plus de poème j’abandonnerai mon nom» et le rôle primordial que joue l’écriture «Un peu de papier au fond d’une poche fera une arme de choix», l’obsession du temps qui passe « Avoir du temps mais pas grand-chose pour le remplir/ Pourtant je ne laisserais pas un de mes jours pour un empire». Il aborde aussi dans presque tous les morceaux le sujet de la réincarnation, auquel il est systématiquement fait allusion en fin de morceau comme pour rappeler que la fin d’un morceau appelle la création du suivant: «Le mot de la fin n’est jamais qu’un cri d’enfant à la naissance» dans Le Bateleur, «J’ai dû faire des choses biens dans une vie ancienne» dans Matriochka, ou encore «Vie et mort ont la structure d’un carrefour giratoire » dans Manvantara.

Lucio Bukowski fait preuve d’un grand talent poétique, il suffit de se pencher rapidement sur les morceaux pour voir fourmiller les figures de styles, métaphore, anaphore, allitération etc., et particulièrement l’hypotypose qu’il manie avec un style bien à lui. Il a ce talent si caractéristique pour évoquer des images, des sons, des sensations à l’auditeur grâce au choix de ses mots. Par exemple dans Le Bateleur , Lucio convoque des personnages qu’il fait évoluer dans son théâtre mental et nous emmène avec lui, on se retrouve ainsi avec lui accoudé au bar dégustant une bière, puis sans transition il fait apparaître un nouveau tableau mélangeant des éléments bien connus (l’épicerie de nuit, la musique club) avec des éléments tirés de son imagination (Dante Alighieri se comportant comme un ivrogne)

« J’ai croisé Dante à l’épicerie de nuit, défoncé au rhum, citant Virgile puis éclatant de rire, sur fond de musique club, l’œil brûlant de terreur vaine, sachant que personne ne décrit l’enfer en meilleurs vers ».

J’ai personnellement un faible pour le dernier morceau Utopie de poche qui rend admirablement compte de ce que j’évoquais plus haut à savoir la puissance évocatrice:

Imagine : le soleil de Bangkok /Observe les vibrations dans l’air comme Vincent Van Gogh
Jusqu’ici désert traversé sur fond de vibraphone /Comme l’océan et l’arbre ne vise que vivre aphone.

Lucio joue avec les phrases, à la fois avec le fond et la forme, mêlant signifié et signifiant, dans Le Bateleur quand il écrit «Temps le remonter de elle permet inversée rime une» il faut lire la phrase à partir de la fin pour comprendre la question «une rime inversée permet-elle de remonter le temps»? Et de même «Sens bon le dans recommencer» qui donne «recommencer dans le bon sens», c’est ce genre de petit clin d’œil qui fait sourire à l’écoute une fois que l’on en a enfin saisi le sens et participe au plaisir d’écouter cet EP.

Les instrumentales sont assez épurées dans l’ensemble, composées généralement de quelques éléments sonores qui interagissent habilement entre eux. À titre d’exemple, on retrouve dans Le Bateleur trois éléments: une grille d’accords au piano, une batterie et une mélodie mélancolique au violoncelle. Cependant ces éléments ne sont pas juste superposés sur toute la durée du morceau, le violoncelle fait son apparition de temps en temps comme une sorte de refrain, et la batterie quant à elle sait faire un break de temps à autre pour rendre son souffle au morceau.

D’autre part les instrus sont très variées et surtout très originales, je pense ici particulièrement aux morceaux liminaires de l’EP Tchouen (la difficulté initiale) et Utopie de poche, et surtout ce dernier sur lequel il ne viendrait pas l’idée à n’importe quel rappeur de poser un flow, mais cela n’arrête pas Lucio Bukowski, qui s’en sort insolemment bien. On a les sonorités carillonnantes et intrigantes du premier titre éponyme, puis l’instru belle et pensive quoique plus habituelle sur Le Bateleur, les sonorités lancinantes de Matriochka, celles plus mystiques de l’intermède (Bougie au miel), ou encore les sons électro énervés de Manvantara et enfin l’intriguant Utopie de poche qui rappelle furtivement l’intro, bouclant ainsi l’EP.

La dynamique globale de l’album fait preuve d’une élaboration toute particulière, il commence en douceur avec Tchouen et Le Bateleur, l’un faisant office d’introduction à l’autre. Puis se charge en émotions lors du touchant Matriochka, nous hypnotise avec l’intermède Bougie au miel, et, sans nous laisser le temps de sortir de cet état de transe attaque avec l’énergique Manvantara, qui représente en quelque sorte le point culminant de l’album où la tension est à son comble. Et enfin, l’EP se referme sur l’apaisant Utopie de poche. Cette construction habile et réfléchie (que l’on retrouve sur de nombreux albums) démontre une fois de plus la capacité de Lucio Bukowski à nous faire rentrer habilement dans son univers.

Comme dans toute l’œuvre du rappeur de l’Animalerie, les références abondent, on croise ainsi en vrac Debussy, Louis Armstrong, Virginia Wolf, Cézanne, Beethoven, Kokoshka… et j’en passe. Cependant, il ne faut pas prendre ces références pour un namedropping vantard mais plutôt comme une volonté, d’une part de tisser des liens entre ces différentes formes d’art et d’autre part de tout simplement pousser à l’éveil et à la culture. Comme le rappeur l’a lui-même écrit dans Furor arma ministrat sur son projet La noblesse de l’échec : «J’entremêle la langue de Molière et mon putain d’argot».

Si les instrumentales sont variées, on retire toutefois de l’écoute un sentiment d’unité, de profonde cohérence entre les morceaux. De fait, les ramifications entre les morceaux sont nombreuses. Dans Manvantara, Lucio écrit «Au milieu du chemin de ma propre vie», or ce vers est une citation du Chant I de l’Enfer, la première partie de la Divine Comédie de Dante Alighieri, ce même Dante évoqué dans le Bateleur, le second titre. De même quand il écrit «Le mot de la fin n’est jamais qu’un cri d’enfant à la naissance» dans Le Bateleur il renvoie au thème de la réincarnation et de l’ouroboros abordé dans Manvantara. En outre, on retrouve ce même type de renvoi à l’intérieur d’un même morceau d’un couplet à l’autre, dans Utopie de poche le vers «Reprends mon souffle sur ta poitrine» du second couplet renvoie directement au vers du 1er couplet «Elle est belle, elle est brune, elle dort collée à mon flanc», ou encore cette phrase, allusion au titre de l’album et du même coup à l’intro: «Ne songe plus qu’à pousser comme le premier brin d’herbe». De même les thèmes sont récurrents d’un morceau à l’autre bien qu’abordés sous un angle différent. Ce genre de procédé sous-tend une unité des morceaux entre eux et rajoute au plaisir de l’écoute la sensation d’entendre une grande fresque musicale où tout fait sens.

Il faudrait prendre un temps infini pour saisir tous les messages cachés dans l’œuvre de Bukowski et ce projet ne déroge pas à la règle, à chaque écoute on peut découvrir une nouvelle allusion camouflée, une nouvelle interprétation d’une phrase. Ainsi je pourrais prendre comme exemple la phrase «Y a-t-il des trous d’serrures dans les portes de la perception?» Qui fait une discrète citation à la fois à un vers de William Blake : “ Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie” mais aussi à un recueil de philosophie spirituelle d’Aldous Huxley.

Il serait possible de développer ces explications sur des pages et des pages tellement ce projet fourmille de références, d’images poétiques et de pensées philosophiques. Mais le but ici n’est pas de le décortiquer vers par vers, mesure par mesure. Ce ne serait guère pertinent car c’est de la musique qui se découvre petit à petit, et par soi-même. Je finis donc là cet article et vous invite à vous passer Tchouen (la difficulté initiale) en boucle.

Pour en savoir plus sur le Yi Jing, je renvoie à la traduction de Richard Wilhelm Le livre des transformations, traduit en français par Étienne Perrot.

 

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