Retour sur l’époque de la sortie de Mauvais Œil, album majeur du rap français. Et sur le contexte qui fit de Lunatic une véritable légende, qui ne toucha toutefois jamais le grand public ni une opinion française déjà bien divisée.
2000. On attendait tous la fin du monde, perplexe. Les voisins s’étaient même barricadés, à ce qu’il parait. Puis, finalement, le monde n’a pas sombré, mais le XXème siècle disparaîtra brutalement pour de bon une année plus tard, laissant croître sur ses cendres un drôle de monde paranoïaque, amer comme le café de grand-père. Deux artistes avaient présagé cet avenir sombre et sans espoir, apportant dans leur sillage le mauvais œil : les Lunatic.
Le premier (et unique) album du groupe se présentait comme le parfait préambule de ce qui allait suivre en France : la rupture toujours plus importante d’une partie de la jeunesse avec le reste des citoyens ; la nette division entre deux franges de la population : ceux qui ont les clés de la réussite dans le berceau, contre ceux qui ont du potentiel, de l’énergie, mais ne peuvent rien en faire. Et qui sont sommés de dégager du pays pour excès de mélanine. Troupes rangées, chacun dans son camp. Et chaque camp inspiré par une formidable incompréhension, fruit de l’ignorance, des préjugés et d’une totale absence de vision historique.
Le chaos était aux portes du pays et le nihilisme engloutirait tout un chacun jusqu’à un point de non-retour. Le drôle de chant funeste émanant de Mauvais Œil en avait rebuté plus d’un. À l’époque, à part les grands de derrière sur le parking (et quelques spécialistes éclairés), personne ne s’était manifesté pour crier au génie. Le truc était austère, déprimant, léthargique, sectaire.
Propos incompréhensibles pour les uns, « science » pour les rares autres. Une divergence de point de vue résultant, en partie, de la division engendrée par l’argent et les modes de vie antagonistes qui en découlent. Il faut dire, aussi, que le grand public était encore dans l’esprit du consensus autour de l’Ecole du Micro d’Argent et de l’éponyme Suprême NTM, albums de rap admirables mais à l’esprit plutôt « bon élève ».
2000 donc. L’Occident, aux fissures pourtant déjà bien entamées, restait persuadé d’être le maître des océans, des terres et des mers d’ici et d’ailleurs grâce aux effets de politiques extérieures agressives menées depuis l’ère moderne. Bien sûr, il possédait son lot de pauvres, déshérités, marginaux, mais cela n’était que le pendant de la réussite d’un système financier inégalitaire par essence : les classes moyennes continuaient de s’enrichir, ou à faire semblant de vivre confortablement grâce aux crédits, alors pourquoi se plaindre ?
L’oppressé contre la répression
Cette année-là, Lunatic s’était affiché dans Groove avec des dégaines un peu rincées : bonnet en laine et tricot orange pour Booba, banal survêt’ pour Ali. Apparemment, l’argent n’avait pas frappé à toutes les portes. Dans la rue, la mode était encore bien loin d’être hype. Y’en avait que pour les Lacoste bordeaux et jaune poussin dans les chaussettes, et ça dépouillait sec pour une paire d’Air Max ou de Requin. C’était la grande ère des doudounes aussi, Helly Hansen, Kappa, Ellesse. Et des inégalables Tacchini, associés aux lunettes Cartier. Le tout en Franc. Ou arraché à ton petit frère.
Dès la première écoute, Mauvais Œil nous avait rassuré, en quelque sorte : y’aurait rien derrière pour nous. Le travail, déjà 20 ans que c’était rincé, et la France s’enfonçait toujours plus dans un système clientéliste où les fils de personne n’étaient que des moins que rien. Fatigué par les frustrés de l’éducation nationale, les fourrages de crâne de l’éducation civique, on finirait par déserter, inévitablement.
Ali et Booba, nés après l’époque bénie du plein emploi, n’avaient pas vraiment profité d’un climat social euphorique ; ni n’étaient familiers avec les mentalités des générations de rappeurs précédents, où une touche d’espoir avait toujours été permise. Dans le quartier, ça commençait déjà à virer de bord, doucement mais salement. En résultait un changement radical de paradigme : les rappeurs délaissaient pour toujours le rôle de « haut-parleur des banlieues » ou de chroniqueurs sociaux (ce qu’un groupe comme NTM avait constamment clamé être).
Déçus comme nous tous, les Lunatic était à la fois spectateurs et acteurs, marginalité assumée, confiance en rien ni personne. Les principes foireux de la république, distillant ici-et-là la bonne conscience des élites, n’avaient jamais été aussi illégitimes. C’était bien mieux comme ça. En retour, les deux rappeurs crachaient un véritable manifeste pour les délaissés de la réussite et affirmaient froidement leur détermination.
Parallèlement, faisait également irruption, par moment, une radicalité implacable qui portait les fruits d’un ressentiment que d’aucuns développeraient quelques années plus tard, jusqu’à pousser la haine à son paroxysme lors de récents et bien tristes événements.
En fait, Ali et Booba représentaient chacun ce que nous autres désillusionnés étions amenés à ressentir (plutôt qu’à penser) à la fin des années 90, dans une attitude parfaitement lunatique, sur le fil du rasoir : envie de jours meilleurs, d’air pur et d’élévation (en brisant « le ghetto de l’esprit »), mais aussi, dans un même temps, volonté de rester au quartier avec les siens (les QLF n’ont rien inventé), haine légitime contre les représentants de l’état et mépris face à « eux », tous ceux qui, de près ou de loin, faisaient le jeu du système.
La gageure du groupe fut de symboliser cette ambivalence dans une dimension artistique exigeante ; et intransigeante envers la bien-pensance des tièdes et modérés en tous genres, omniprésente dans l’intelligentsia et l’opinion publique depuis les années 80. Les Lunatic en avaient heureusement fini avec tout ça, et n’affichaient aucune sympathie envers des mouvements de faux amis (comme SOS Racisme et consorts) qui avaient favorisé les différences et l’éthnicisation des discours publics en prônant une tolérance de pacotille aux relents colonialistes.
Par cette posture du « nous contre eux », naissait un véritable rap de rue en France, qui n’avait jamais vraiment existé à cette échelle, excepté avec Expression Direkt (de manière plus confidentielle), le 113 (Mafia k’1 fry) et la Fonky Family quelques mois plus tôt, dans un registre bien plus gentillet – on connait tous, d’ailleurs, l’influence majeure du Rat Luciano sur l’écriture de Booba.
Quand j’en ai marre j’fais mon argent dans la marge : le recours à l’indépendance
Mauvais Œil, en prise avec son époque (comme tous les grands albums de rap), laissait derrière lui le XXème siècle, sans regrets ni nostalgie. C’était l’heure de « récupérer son dû ». Derrière lui, aussi, une manière de faire et d’écouter du rap français, en privilégiant la rue, sa base historique. Le grand public, habitué à un rap dit « plus conscient » – mais qui suivait seulement des codes académiques plus facilement compréhensibles par les non-initiés – eut du mal à comprendre. Encore et toujours cette ignorance crasse déguisée en bon goût.
Avec Lunatic, surtout, le système commercial qui gravitait autour du rap fut, pour la première fois, relégué (symboliquement) à son véritable rang, celui d’un acteur purement opportuniste – Mauvais Œil fit disque d’or en indépendant avec 45 scientific, soit 100 000 ventes à l’époque, pour rappel. Le label sortait un album réalisé par et pour la rue, et connaissait le succès sans passage radio ni appui des majors. Sans l’aide des réseaux sociaux*, non plus : la légende des Lunatic resterait ainsi marginale, cantonnée aux bas-fonds et à la sphère rap, avec des propos souvent bien plus « hardcore » que ceux d’un certain binôme actuel à trois lettres (ce qui explique peut-être aussi ce cloisonnement).
Après 15 ans d’existence, le rap (et la rue) prenait enfin son indépendance. Pour de bon. Mais pour un temps seulement, hélas. Il faudrait attendre 15 ans de plus pour qu’il la reprenne une nouvelle fois. Avec PNL.
* : 45 scientific fut cependant l’un des premiers labels à comprendre l’utilité d’Internet dans la promotion et mit très tôt ses productions en ligne.
Bel article, bien écrit. Ce que je retiens de Mauvais Oeil, c’est surtout son atmosphère, ce décalage de style entre les deux rappeurs.
Ouais sinon, 2000 fut une belle année pour le rap de rue avec Mode de vie