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Une nuit à Digital Vice City

Comme chaque fois, je me suis dit que j’allais faire attention, et comme chaque fois, j’ai raté : il est 1h53 du matin, et putain, j’ai raté le dernier métro. Le fuego dans la tête, complètement high, un peu ivre et bien trop accablé par l’étouffante chaleur des orages parisiens pour rentrer à pied, je commande un Uber salutaire capable de m’emmener à bon port, et bénit le ciel de m’avoir fait naître à une telle époque d’assistés. L’ère du service instantané, l’ère de la technologie à outrance. L’ère digitale.  J’ai huit minutes avant que mon chauffeur et sa berline noire ne viennent me récupérer, j’ai le temps de me mettre du son ; et bien que je sache que les albums sortent généralement le vendredi, et que ça ne sert à rien d’aller checker les nouveautés le mercredi matin, je le fais quand même, pendant que ma conscience et mon taux d’alcoolémie s’engueulent. Tout mercredi que nous sommes, une nouvelle pochette attire mon regard en haut de la liste : Digitalova.

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« Très très cher comme Mona Lisa, plus d’aigu dans l’équalizer » – Ignore

Plus tôt et beaucoup plus pimpé que ce que j’attendais, c’est dans un crissement de pneu strident doublé d’un sourd vrombissement de moteur que mon chauffeur arrive, au volant d’un Hummer rutilant, rouge comme le maillot de la Roma. Loin de l’arrivée discrète et sans prétention que j’attendais, c’est plein phares et auto radio à fond, dans un violent dérapage contrôlé que le véhicule s’arrête devant moi. La portière s’ouvre entre de grosses jantes métallisées inquiétantes et encore fumantes qui contrastent sévèrement avec la douceur ambiante qui semble se dégager de l’intérieur de la voiture, définitivement plus proche d’un vaisseau venu du futur que d’un modèle contemporain. A l’intérieur, chemise hawaïenne, cheveux lissés, le pilote a l’air bien trop détendu pour quelqu’un qui vient de traverser la capitale à 190 sans effleurer le frein, et ce qu’il a mis dans sa Philipp Morris n’y est probablement pas pour rien. Je commence à essayer d’évaluer son taux potentiel de maîtrise du volant par rapport à son pourcentage de chance, mais il est deux heures du mat, et je suis trop défoncé pour être honnête : le temps que je me dise que cette voiture du futur aussi inquiétante qu’attirante est vraiment particulière, et que la berline noire qui vient d’arriver et de se garer discrètement derrière nous ressemble vachement plus à un Uber que ce gigantesque véhicule éblouissant au moteur de Ferrari, le moteur rugissait déjà de plus belle, et il repartait en m’emportant dans sa course folle dont j’ignorais jusqu’à la destination.

Fasciné et tétanisé, plaqué sur le siège arrière à cause de la vitesse, j’ai roulé pendant une quarantaine de minute sous la conduite de mon pilote, les yeux rivés sur le reflet ses cheveux verts et ses yeux rouges dans le rétroviseur, les siens ne quittant pas la route de vue – ce qui n’était pas une mauvaise chose dans l’ensemble, compte tenu de la vitesse totalement excessive qui était celle de croisière, pour lui. Finalement, le véhicule ralentit progressivement, puis s’arrête, et les vitres teintées se baissent pour laisser apparaître un paysage surréaliste et parmi les plus impressionnants que j’ai jamais eu l’occasion de voir : une somptueuse plage de sable fin, parsemée de palmiers sous lesquels se mouvaient des formes que j’apparentais à des naïades ou des nymphes, sans pouvoir l’affirmer à cause de la distance et de cet état de quasi hypnose dont je peinais à sortir ; en revanche, je suis beaucoup plus formel sur d’autres formes lointaines visibles entre les palmiers, et malheureusement, cette forme angulaire et glauque n’était rien d’autre qu’une potence. En face, un océan d’une eau ocre teintée de bronze, qui ne reflétait aucun soleil mais semblait diffuser d’elle-même une lumière tamisée dans l’atmosphère. Derrière nous, l’ombre obscure et inquiétante d’une immense mégapole, dont le nom m’est annoncé par des néons bleus vifs qui fendent le noir ambiant pour former les mots Digital Vice City. Alors enfin, le pilote se tourne vers moi, et m’adresse la parole d’une voix saccadée mais étonnamment douce : « Enchanté, moi c’est Laylow ».

Aujourd’hui, avec le recul, j’ai du mal à dire si le tour de la ville que j’ai fait cette nuit-là en suivant Laylow dans le monde digital était une bonne ou une mauvaise idée. Deux semaines après, je ne retrouve toujours pas le sommeil, hanté par le souvenir encore brûlant de ce que j’ai vu là-bas. Tout était tellement exalté, les caractères, les passions, les faiblesses comme les forces amplifiées au maximum. La richesse était d’une luxuriance outrancière, la pauvreté d’une violence accablante, aucune demi-mesure possible ; tout était tellement amplifié à l’extrême que la moindre nuance se transformait aussitôt en un contraste saisissant. Ainsi, aussi merveilleuse et éclatante que pouvait être cette villa sur la côte qu’on a aperçue, aussi douce et chaleureuse qu’étaient ces soirées sur la plage, bercées autant de reggaeton que de cloud, aussi endiablées et puissantes que pouvaient être les soirées dans ces clubs, entre le rap et l’électro, les halls de la ville n’en regorgeaient pas moins de rancœurs vicieuses, de chagrin d’amour les plus tristes au monde : aucune rédemption ni retour en arrière n’existe là-bas. C’est pour se préparer à la mort si on parle d’amour à Digital Vice City, la contrepartie d’une fast life aussi accentuée est difficile à entendre. Alors, les chagrins s’expriment en chuchotement cristallins, les colères en hurlements saturés, la joie toujours tâchée d’une nostalgie profonde que rien n’efface. Les émotions grandissantes et progressives qui m’ont envahi cette nuit-là se sont changées en fantôme qui ne me sortent plus de l’esprit, et une soirée là-bas aura suffi pour que la capitale me paraisse atrocement fade et terne. Ici, dans un café à Paris, tout est toujours pareil que la veille, et les architectes de notre univers font bien pâle figure face à ceux qui ont bâti Digital Vice City : Risky Business, Kezo, Didai, Stu, Wit, Sinz, Everydayz et J Anderson à la conception, dont les plans sont ensuite réalisés par TBMA. Difficile de parler des influences de ces architectes du futur, tant elles sont nombreuses et s’entrecroisent dans un mélange de styles aussi riche que complexe. Quant à Laylow, il s’impose comme le guide parfait dans cette cité digitale, totalement à l’aise et en phase avec cet univers aussi beau que torturé, et en le suivant tant dans la douce chaleur de la plage que dans les plus violents drive by dans la ville, j’ai goûté à une vie qu’on ne peut avoir que là-bas et à laquelle je rêve de retourner au plus vite, quelles qu’en soient les conséquences. On peut tomber addict en une seule dose : pourvu que ce soit la bonne.

À proposHugo Rivière

Entêté monocellulaire impulsif, sentimental, très humain et complètement dingue

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