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[Interview] Odezenne : « On ne fait pas du rap, on fait de la musique »

De retour avec l’album Dolziger Str. 2 le 13 novembre dernier (un nouvel opus qu’on a bien kiffé chez Le Rap en France), Odezenne poursuit sa route atypique, cultivant sa singularité à coup d’instrus électroniques et de textes désenchantés. C’est à l’occasion de la sortie de cette nouvelle galette du trio aujourd’hui installé à Bordeaux que l’on a pu discuter avec Jaco, l’une des deux voix du groupe. Rencontre avec un mec fan de whisky, de Rohff et d’Alain Juppé.

L’édition limitée de l’album est livrée avec un morceau de porte. Est-ce que tu peux expliquer pourquoi ?

L’album s’appelle Dolziger Strass 2. C’est l’adresse de notre appart’ à Berlin, là où on a composé ce disque. Toutes les pièces qu’il y avait dans cet appart’ résonnent sur cet album. Et avec notre pote Edouard Nardon, qui est un artiste contemporain, on a décidé d’en faire une œuvre d’art. Tu vois le losange bleu ? Dans le langage des cambrioleurs, ça veut dire que c’est une maison inoccupée. La musique qu’on a faite sur cet album est tellement imprégnée de cette maison, que pour l’écouter, il faut que tu fasses une effraction. À l’intérieur, t’as un disque tout blanc qui est numéroté, comme un numéro d’écrou. T’as un journal, t’as un drapeau…

C’est une belle attention apportée à votre public. Tous les rappeurs ne feraient pas ça.

Bien sûr. Après, chacun ses préoccupations. Moi je me sens comme un privilégié de faire ça. De pouvoir écrire des choses, les dire, de pouvoir vivre comme ça, même si c’est beaucoup de travail. Je suis un chien sans collier donc c’est cool. Le matin je peux casser des bouts de bois, l’après-midi être sur Canal +, le soir dans un vieux rade. Je vis, c’est cool. Je n’étais pas programmé pour ça à la base. Et à partir du moment où on se dit qu’on va faire un disque, on se dit qu’on va faire un vrai truc.

Vous avez mis combien de temps à le faire cet album ?

De la première note au résultat final, on a dû mettre 4 ans. Mais on n’a pas travaillé 4 ans dessus tous les jours. Il y a eu des tournées,  des concerts… Tout ça, c’est du labeur. Et puis on est resté 7 mois à Berlin. Les deux premiers mois, on a rien fait musicalement. Et puis un jour il y a eu le déclencheur, et on a créé pendant 2 mois. Ce qui est assez long en vrai.

Est-ce que tu peux expliquer le concept du clip de Bouche à lèvre ?

C’est un morceau sur lequel c’est Alix qui chante. On a beaucoup travaillé les textes ensemble. Ce n’était pas un truc puriste. Enfin, en vrai, c’est une connerie de dire que c’est un truc de puriste d’écrire chacun son texte dans son coin. Des mecs comme le 113, sur le premier album, ils maniaient vachement bien le passe-passe. On sentait que c’étaient des gars qui traînaient vachement ensemble et qui devaient le faire souvent. Et ça marchait. Mais nous au début, on écrivait vachement nos textes chacun dans son coin. Et puis petit à petit on s’est conseillé mutuellement. Aujourd’hui, on écrit pratiquement tout à deux. Il y a quelques textes sur lesquels je ne suis pas intervenu et lui pareil pour moi, mais il y a toujours un droit de regard. Et pour en revenir à Bouche à lèvre, pour moi, c’est une grande question sur la paternité. Avec le cunnilingus, tu fais jouir une femme sans prendre le risque de la féconder. Nous on va sur nos 34 ans, et on a toujours pas d’enfants, alors que d’autres oui. C’est une grande question sur l’homme. Sans misogynie bien sûr.

La femme est une grande source d’inspiration pour toi ?

On a tous les deux des femmes différentes. La femme dans le côté de la chair, c’est plus du côté d’Alix on va dire. Moi la femme, ça va plutôt être la bouteille, la beuh… Mais bon, c’est plus une compagne qu’une femme. C’est beau les femmes : des guerres ont été faites pour elles, les plus grandes œuvres… Moi je parle de ma vie sur cet album, de mes questions sur la vie, sur la mort… Je parle juste de ce que je vis. J’ai pas envie de parler politique parce que ce que je pense n’est peut-être pas bon, je n’ai pas envie de parler de gun parce que j’ai jamais eu de gun, je n’ai pas envie de parler de Rolls Royce parce que je n’ai pas le permis… Mais qu’est-ce que t’en as pensé toi par exemple ?

J’ai bien aimé Sans Chantilly et OVNI, mais j’ai eu un peu plus de mal sur Rien et Celui-là.

Sur Rien tu t’es braqué parce qu’il y avait Je veux te baiser ? Il y a des sons un peu flottants, mais Novembre ou Chimpanzé par exemple, ça kicke. Là t’as aussi des morceaux comme Vilaine ou Satana où ça kicke. Même l’intro…

Donc tu considères que vous faites encore du rap ? Pourtant, vous aviez dit le contraire dans une interview.

Mais quand on dit qu’on ne fait pas du rap, on ne dit pas que le rap c’est de la merde. Je suis né à Vitry gros, j’écoute tous les jours du rap français. Mais tout autant que j’écoute tous les jours Debussy, Compay Segundo. J’écoute de tout. Donc quand j’ai un mec qui est capable de tout faire, qui n’est pas un beatmaker mais qui est un mec qui fait des chansons. Moi, à la base, j’écris des poèmes. N’importe quel rappeur qui écrit un texte qui a des rimes, des versifications, c’est un putain de poème. Donc pourquoi on ne peut pas le mener plus loin ? On ne fait pas du rap, on fait de la musique. Ça ne va pas faire plaisir à Alix ce que je vais dire, mais il y en a plein qui sont dans les trucs peura… Venez on parle de peura ! Moi j’ai commencé comme danseur, j’ai écrit mon premier texte alors que j’avais 6 piges. Mais on ne peut pas m’en vouloir parce que j’ai des fenêtres de tirs différentes. Mais je ne fais pas du rap, tout comme je ne fais pas du rock, ou autre chose. Je fais juste de la musique.

C’est quoi votre processus créatif ?

Depuis Rien, on a quitté le sampling, c’est de la création pure. Mattia nous fait des boucles, on écrit, et dès qu’on a un truc, on alerte l’autre. C’est beaucoup d’allers et retours. À Berlin on avait une control room d’où je sortais 4 fois en 48 h pour aller chercher un kebab au bout de la ville. Et au bout d’un moment, tu rentres dans la transe. Tu fumes tes spliffs, t’es dans ta thématique. T’écoutes le truc, tu poses : fini. Et puis t’essayes de le reposer 100 fois, t’y arrives pas. Mais c’est pas mal de travail quand même. Parfois on dit tellement de conneries que l’on regrette plus tard, quand tu ne penses plus pareil. Quand t’es jeune t’as la fougue, alors que quand t’es plus vieux, t’es plus raisonné, tu sais que ça ne marche pas comme ça. T’as moins d’utopies, mais celles qui restent sont plus fortes je pense. Ce sont elles qui valent le coup.

Vous avez beaucoup tourné ces derniers temps. Est-ce que la scène, c’est quelque chose qui rentre en ligne de compte au moment de composer ?

Non. Simplement quand on est content d’un morceau, on se dit qu’il va être bien en concert. Après, il y en a aussi qui ne sont pas faits pour. Mais la scène ça fait peur. Il y a toujours du stress. C’est comme un match de boxe : à chaque fois, tu vas te taper. Donc on boit beaucoup. On est très whisky.

C’est votre rituel pré-concert ?

Ouais. C’est pré-concert, mais aussi pendant. On boit, on est déboîtés.

Vous avez besoin de ça ?

Ouais. Autrement tu t’écoutes parler, tu penses. Dans mes retours, je n’ai pas ma voix. Donc je kicke. Après comme je connais bien ma copie, même complètement saoul je dis mon texte sans problème. Et je saute partout. (Rires) La scène, c’est là où tout est pressurisé, tu ne maîtrises rien. C’est la liberté.

Et c’est pareil pour écrire ? Vous avez besoin d’être sous substance ?

Alix a presque arrêté la beuh, il fume moins.

Il n’avait pas dit dans une interview que grâce à ça, maintenant il réussissait à faire des rêves  ?

Non c’est moi. Moi je suis un fumeur, et il y a des moments où j’arrête de fumer parce que tu ne peux pas fumer H/24 et 365 jours par an. Surtout que vers chez nous on fume de l’herbe. Moi je suis un foncedé. Mais ça ne m’aide pas à créer, je crée comme ça : si je fais un titre, et que 6 mois après il faut le retravailler alors que je suis sobre, ce truc-là, je ne vais pas le comprendre, je ne suis plus dans la même logique. Avec Mattia on fume beaucoup. Mais bon ça va, on ne fume pas plus que Method Man et consort. (Rires)

On est sur Le Rap en France. Qu’est-ce que t’écoutes comme rap en ce moment ?

Misa, le québécois.  Surtout le morceau La saison pour oublier, je trouve que ça défonce. Après j’écoute tout ce qui se fait, mais c’est plus de la curiosité. Comme j’ai beaucoup saigné le rap, je reconnais assez vite ce que j’aime ou ce que je n’aime pas.

Vous écoutez les grosses têtes d’affiches du moment ?

Oui : Kaaris, Booba, Rohff… Moi j’aime beaucoup Rohff. Normal, je suis un Vitriot mec !

Tu ne trouves pas qu’il est un peu sur le déclin ? (ndlr : interview réalisée avant la sortie de Rohff Game)

Non… Sur son dernier album il y a de bons morceaux, c’est bien écrit. J’avais lu un article d’un site qui taillait ses phases, notamment celle où il dit « je l’ai vu lui faire la bise, j’ai cru percuter un chevreuil » ou un truc comme ça. Quand tu percutes un chevreuil, t’es choqué. Et elle est là l’image. Il faut finir les choses, il faut se demander pourquoi ce truc-là il t’accroche l’oreille. Il faut se demander pourquoi il a mis ça là. Il est pas teubé. Moi je trouve qu’il écrit bien, il a des bons trucs. Des fois, comme dans le fond il croit beaucoup à ce qu’il dit, il peut parfois dire des bêtises. Mais moi j’aime bien. Les gens critiquent mais il a 40 piges, il a le droit d’évoluer. Mais t’inquiète pas : dans 50 ans, on se branlera sur lui.

Autant que sur Booba ?

Booba, on se branle déjà sur lui parce qu’il est habile. Mais la différence entre Booba et Rohff, c’est qu’on sent que Booba il a été éduqué. Tu ne peux pas sortir des phases littéraires sans être éduqué. Rohff, c’est le langage de chez nous. Mais Booba c’est bien aussi, tout comme Kaaris. Par contre j’ai plus de mal avec le renouveau du boom-bap. Le problème c’est que j’ai vécu la grande époque Time Bomb.

En parlant de ça, il y a un petit moment maintenant, vous aviez posé avec les mecs de L’Entourage à un freestyle.

C’est Oxmo Puccino qui nous avait invités pour les 50 heures de Goom radio. Et comme une invit’ d’Oxmo ne se refuse pas…

T’as écouté l’album de Nekfeu par exemple ?

Ouais mais j’ai écouté genre deux morceaux, donc je ne pourrais pas te dire si j’aime ou pas.

Ça ne te parle peut-être pas parce que tu n’es pas de la même génération.

Si je suis de la même génération, mais c’est fait par des mecs qui ne sont pas de ma génération, donc il y a une forme d’anachronisme pour moi… Je trouve qu’il y a plus d’évolution dans la danse. Quand tu regardes par rapport au début… La danse, c’est la discipline du hip-hop qui a le plus évolué. Dans le rap, là il y a le retour du boom-bap, il y a les évolutions des flows des années 80, le vocoder est revenu super vite alors qu’il était parti… Il y a des cycles comme ça. Mais c’est pas l’album de Kanye West qui a révolutionné la musique par exemple. Alors qu’il y a plein de mecs, notamment en France, qui ont révolutionné la danse hip-hop.

Alix, Mattia et toi, vous habitez tous les trois à Bordeaux ?

Ouais, on vit ensemble en coloc’ avec nos meufs.

T’as donc dû voir Alain Juppé à l’œuvre… Tu vas voter pour lui en 2017 ?

Je ne vote pas. Je voterai quand il y a aura quelqu’un qui m’intéressera. Je fais tous les jours de la politique : je suis courtois, dès que je peux rendre service je le fais… Donc je fais déjà mon devoir de citoyen, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Il y en a qui vont voter alors qu’ils ne font pas leur devoir de citoyen. C’est comme si t’étais un gros bâtard et que le dimanche t’allais à l’église en disant que t’es un mec bien… Mais moi je ne vote pas pour le roi. Pour moi, le président est un roi, et l’Élysée est un château. Ça a juste changé de nom. Mais du point de vue strictement analyse, Juppé, il a beau être libéral dans son aspect national, Bordeaux il y a 15 ans, ce n’est pas Bordeaux maintenant. Bordeaux, c’est de la balle aujourd’hui. Les gens diront qu’il a juste nettoyé les murs, mais ce n’est pas que ça : il a aussi fait en sorte que des patrimoines de la ville soient protégés de l’UNESCO, il a fait en sorte qu’il y ait des touristes alors qu’avant Bordeaux on l’appelait la Belle Endormie vu que c’était tout noir, il a fait des rues piétonnes, il a fait un tram… Aujourd’hui, si tu regardes les statistiques, dans tous les domaines, la meilleure ville c’est Bordeaux. Après lui il fait de la politique, c’est un métier. Ce n’est pas humain. Ce sont des guignols.

Pourquoi tu dis ça ?

Bah ce sont des mecs au-dessus de toi : ils ne prennent pas le métro, ils prennent le métropolitain ! Et après ils veulent te faire croire qu’ils te comprennent… C’est juste un jeu de pouvoir. Après il y a la politique dont je te parlais tout à l’heure, celle à plus bas niveau : ceux qui vont donner de la soupe à ceux qui n’ont pas à manger. C’est ça la politique, la vie de la cité. La politique, ce n’est pas mettre des costumes à 10 000 euros, prendre des jets privés et dire que tout va mal parce que tu perds de l’argent… Ce n’est pas ça la politique. Donc non, je ne vote pas.

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