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« On vous aime pas » : 2020, la police, le rap français

« Belek si t’as un grand cœur et l’genou d’un keuf sur la tête » : tristement visionnaire, cette phrase de Népal dans le morceau Benji fait ressurgir dans nos esprits une des images les plus terribles de 2020 : celle de l’assassinat de Georges Floyd par une patrouille de policiers de Minneapolis, le 25 mai dernier. Cet événement tragique a suscité de vives réactions aux Etats-Unis, mais aussi en France, où il a trouvé un écho dans les différentes affaires de violences policières de la décennie passée.

Constamment critique vis-à-vis des forces de l’ordre, le rap français a largement accompagné et relayé le mouvement de contestation des mois de juin-juillet. Et n’en déplaise à quelques journalistes de gauche qui n’ont plus écouté de rap depuis Paris sous le bombes, les rappeurs français restent les artistes livrant le discours le plus construit, complexe et offensif sur l’institution policière. Alors que la brutalité de cette dernière est aujourd’hui exposée à l’écran par le film de David Dufresne (Un pays qui se tient sage), il nous a paru intéressant de revenir sur les différentes manières dont le rap hexagonal s’est engagé sur cette thématique ces derniers mois.

Un excellent article mêlant sélection de morceaux et interviews ayant été publié (ici) par nos confrères de l’Abcdr du Son, le format du présent papier se veut plus analytique. Pour capter au mieux l’impact de la critique portée par les rappeurs contre la police, on a essayé de s’appuyer sur un large panel de productions et d’actions : morceaux, albums, clips, prises de position sur les réseaux, présence des artistes en manifs, etc.

Hors des studios

En février 2017, à l’initiative du comité « Justice pour Adama » et de Youssoupha, un concert avait rassemblé, à la Cigale, six ou sept rappeurs mobilisés pour soutenir la famille d’Adama Traoré, tué au cours d’une interpellation en juillet 2016. Le 2 juin dernier, c’est une bonne quinzaine de têtes d’affiche du rap français qui a rejoint la manifestation contre les violences policières organisée à Paris, suite notamment à la diffusion d’une expertise médicale ordonnée par la justice et mettant hors de cause les policiers impliqués dans la mort d’Adama Traoré trois ans plus tôt. Les médias qui, comme France Info le 12 juillet, se demandent si le rap français a « perdu sa rage de dire » pourraient trouver dans cet exemple une preuve d’engagement bien concrète.

Côté réseaux, au-delà des carrés noirs affichés par beaucoup d’artistes en soutien au mouvement Black Lives Matter, les pages Instagram de certains rappeurs (Dosseh ou Kalash Criminel par exemple) se transforment à l’occasion en puissants vecteurs d’images. Le 18 avril, à Villeneuve-la-Garenne, un homme de 30 ans subit un « parechocage » : alors qu’il passe à grande vitesse à côté d’une voiture de police banalisée, un agent installé à l’intérieur ouvre sa portière « pour le contrôler ». Conséquence, le motard est propulsé contre un poteau et doit subir deux opérations de la jambe. Comme l’explique le sociologue Mathieu Rigouste, le parechocage est une pratique officieusement intégrée à l’arsenal tactique de la police française depuis les années 2000.

Filmée par des témoins, la scène est partagée et dénoncée par de nombreux artistes rap sur Instagram (Dosseh, Mac Tyer et Georgio pour ne citer qu’eux, qui cumulent à eux trois plus d’un million d’abonnés). L’image est bien, pour reprendre l’expression de David Dufresne, « l’arme des désarmés » face aux brutalités policières, et il est important de souligner le rôle de relais joué par les rappeurs en 2020 (notamment pendant la période du confinement).

L’opinion que les rappeurs ont de la police se donne aussi à entendre en interview, où les artistes prennent parfois le temps de détailler leurs rapports avec les porteurs de l’insigne. Les interviews Le rap français parle de la police et Contrôle au faciès : le rap français raconte, diffusées par StreetPress au mois d’avril, sont riches d’enseignements. Parmi les artistes interrogés, tous racisés et issus de quartiers populaires, se lit un contraste entre des rappeurs qui paraissent rejeter l’institution policière dans sa globalité et d’autres – à vrai dire la majorité – qui distinguent policiers « respectueux » et « cow-boys ».
Certains pointent les abus de la police « du coin », voire d’une patrouille ou d’un agent en particulier. Si l’opinion exprimée par les MCs interrogés sur la police est dans l’ensemble négative, les rapports « humains » ne semblent pas inexistants (notamment avec l’âge, et lorsque les officiers connaissent le travail des rappeurs), même s’ils demeurent entretenus dans le cadre d’une ronde ou d’un contrôle.

Plusieurs artistes font part d’un sentiment d’impuissance vis-à-vis des excès brutaux auxquels ils peuvent être confrontés, en tant que victime ou en tant que témoins. La réaction physique ou le recours judiciaires demeurant contre-productifs, on comprend d’autant mieux l’importance de l’image comme moyen d’alerter sur les violences, qu’elles soient physiques ou verbales, et sur la pression quotidienne exercée dans les quartiers populaires.

La critique est en effet bien plus uniforme concernant les contrôles au faciès, que les différents interviewés disent connaître depuis tout jeune, et pour cause : d’après une enquête du Défenseur des droits de 2017, 80% des jeunes de moins de 25 ans perçus comme noirs ou arabes avaient été contrôlés au moins une fois au cours des cinq années précédentes (contre 16% pour l’ensemble de la population). La parole des rappeurs, en interview comme en studio, met ainsi en lumière le racisme qui structure des pans entiers de l’action policière en France.

« Combien de fachos ? »

Si on se concentre sur ce qui sort des cabines d’enregistrement, le premier aspect de la critique faite par les rappeurs français sur la police qu’on voudrait mettre en avant est l’exposition des pratiques racistes des différents corps chargés du maintien de l’ordre.
Dans leurs morceaux, entièrement consacrés au thème ou seulement en partie, les MCs dénoncent dans un même mouvement racisme systémique et incarnations concrètes de la haine raciale.

Que la police française est parcourue d’affects racistes, ce n’est malheureusement pas une nouvelle récente. Des enquêtes de formes diverses (travaux de recherche, infiltrations, sondages) ont mis en évidence la haine de bien des agents envers les personnes noires ou arabes, haine qui se matérialise brutalement dans leurs fonctions quotidiennes, mais aussi dans leurs choix électoraux. Comme le donne à entendre Lacraps dans le morceau Ma noirceur 2, environ un policier sur deux vote aujourd’hui pour le Front National (entre 41% et 59% selon les enquêtes, d’après les chiffres collectés par Paul Rocher dans Gazer, mutiler, soumettre).

Le vote FN n’est pas en soi synonyme de fascisation pleine et entière. Mais, lorsque Jo le Phéno pose, dans Bavure policière 3.0, la question de « combien d’entre eux sont fachos », il soulève un problème grave et particulièrement sensible : le renvoi, début juin, de policiers rouennais en conseil de discipline pour des propos haineux envers un de leur collègue noir et pour apologie de la « guerre raciale » montre que certaines unités peuvent glisser, de manière assez autonome, vers la voie milicienne.

Puisant dans leur vécu de jeunes des quartiers populaires, beaucoup de rappeurs français témoignent de la pression raciste exercée par la police dans ces espaces. De Soso Maness dénonçant l’officier de police judiciaire qui « insulte de macaque » (Mistral), à Kaaris qui, revenant sur sa jeunesse, explique avoir esquivé les flics « d’instinct » (Réussite), les exemples de haine raciale détaillés par les artistes rap ne manquent pas, et cette année 2020 ne déroge pas à la règle.

« La police tue nos frères et laisse le quartier en PLS. Quand on veut défendre nos droits ils nous envoient des CRS. Qu’ils soient morts d’une bavure policière, ou sur une bécane, on dira que c’était de leur faute, que c’était juste des racailles« , Niro

Dans un court morceau sorti au début du mois de juin sur son compte Instagram, Niro a par ailleurs mis en évidence les liens entre le racisme et le classisme exercés par la police et le discours des grands médias, qui protège l’institution en criminalisant les victimes de bavures.
Et quand il évoque les compagnies de CRS envoyées pour « pacifier » les quartiers populaires en cas de contestations, le rappeur de Blois donne à voir la domination policière dans sa forme la plus organisée.

Sur-présence et brutalité systémique

Deuxième aspect saillant de l’action policière mis en exergue et critiqué par les rappeurs français de façon constante, et peut-être plus encore ces derniers mois : la surreprésentation des effectifs de police dans les banlieues populaires.
Particulièrement bien décrite par Lesram dans son EP G-31, la sur-présence policière se traduit dans les morceaux de rap par l’évocation des rondes, des contrôles et des interventions. Largement déployées depuis les années 90 dans les villes de la banlieue parisienne, puis progressivement dans les autres régions françaises, les BAC sont régulièrement visées par les MCs de l’Hexagone pour leur brutalité et leur corruption.


La BAC Nord de Marseille, dont les exactions ont été mises en image dans le clip du morceau de Soso Maness, Interlude, incarne de façon flagrante les dérives d’agents que certains membres de l’institution qualifient volontiers de « chasseurs » (cité dans M. Rigouste, La domination policière).

Plus de huit ans après les faits qui leur sont reprochés, les policiers de la BAC Nord incriminés n’ont toujours pas été jugés et, surtout, ont été abandonnées les poursuites pour « violences volontaires » initialement entamées contre eux, soit un abandon de l’accusation la plus grave.
Cette décision met cruellement en évidence le « deux poids – deux mesures » dans le traitement judiciaire des violences policières et des violences civiles, habilement dénoncé par Ul’team Atom dans leur morceau L’entonnoir, sorti en février dernier.

Institution intrusive et omniprésente, la police est aussi présentée par les rappeurs comme un groupe légalement armé, et de ce fait particulièrement brutal : « la volaille ça met des gants coqués, suivis de grands crochets, puisque ça voudrait tant croquer ça veut les embrocher, ça participe à la traque ça met des grosses tartes, un gosse tard : ça prend la matraque jusqu’à la prostate » (Furax Barbarossa, Long fleuve tranquille).
Dans les couplets d’un Soso Maness ou d’un Sinik, se lit l’anxiété croissante d’une partie de la population face à une police de plus en plus agressive, qui « débarque dans ton tieks et tire au flash-ball » (Interlude) ou « braque des retraités » (Douce France).

« Un peuple qui n’en peut plus, tes flics ont mis des casques, avant d’acheter des matraques essaie d’acheter des masques ! », Sinik, Douce France

Un contraste apparaît donc entre ce que certains rappeurs peuvent dire en interview, lorsqu’ils ciblent les pratiques de « mauvais policiers », et la critique plus systémique qui émane des morceaux, concernant le racisme de l’institution, sa brutalité, son manque d’exigence théorique (« Des fois j’pense aux injustices, à un monde où pour être keuf faudrait être Bac +10 », Népal dans Sundance). Les deux lectures ne sont pas nécessairement en opposition, la première venant nuancer l’idée de policiers complètement déshumanisés, la seconde donnant à voir la police comme une institution imprégnée de méthodes et d’affects particulièrement néfastes, produits d’un « croisement de la police coloniale et de la police des classes dangereuses » (M. Rigouste, La domination policière).

Le rap français, bande-son de l’insurrection ?

Dans un article empreint de nostalgie et d’attentisme triste (« La bande-son de l’air du temps » ICI) la journaliste du Monde Diplomatique Evelyne Pieiller présentait, en août 2019, le rap comme une « musique réconciliatrice » et s’en remettait au rock pour « perturber la résignation »… N’en déplaisent aux boomers biens à gauche, qui ont certes connu de belles heures de la musique engagée, le rap demeure, malgré son virage mainstream et les profonds travers sur lesquels il doit se questionner, une musique qui porte la voix et les revendications de nombreuses personnes dominées, en France et ailleurs.
De fait, il est indéniable qu’en 2020, le rap a armé les esprits et les corps dans le cadre des luttes contre les violences policières.

On l’a vu, plusieurs rappeurs français ont participé à la manifestation du 2 juin, et plus largement, soutiennent des figures de la lutte contre les violences policières comme Assa Traoré ou Amal Bentounsi, (dont le frère, Amine Bentounsi, a été tué d’une balle dans le dos par un policier en 2012) qui apparaît notamment dans le clip du morceau de Jo le Phéno, Bavure policière 3.0. Présents physiquement dans ce mouvement, les rappeurs lui fournissent aussi des slogans et un fond sonore.
Si le morceau de Jo le Phéno ou le puissant Douce France de Sinik pourraient trouver leur place dans une future Playlist pour gueuler en manif, la portée contestataire d’un son dépend largement de l’usage qui en est fait par celles et ceux qui descendent dans la rue (voir, à ce sujet, notre analyse du morceau de 13 Block Fuck le 17).

Alors qu’elle déferle sur la scène rap internationale, il n’est pas interdit de penser que la drill trouvera facilement sa place dans les cortèges (de tête), à l’image de ce qui s’est passé dans les manifestations états-uniennes contre les brutalités policières de cet été.

Dans sa contribution au recueil Police (La Fabrique, octobre 2020), Amal Bentounsi décrit comme une « ressource précieuse » les liens tissés, dans le cadre des mobilisations contre la brutalité et l’impunité de la police, entre des « partenaires de tous horizons ». Comme le rappelle quelques lignes avant, la fondatrice d’Urgence notre police assassine, les exactions subies par les Gilets Jaunes sont le lot des habitants des quartiers populaires depuis de nombreuses années, ce qui devrait interroger l’opinion publique sur la façon dont s’oriente son indignation.
Mais cette interrogation ne doit pas empêcher les « liens » de se tisser, les ponts de se construire. Or quelques signes, comme le morceau Violences policières du rappeur Dist1, étroitement lié aux GJ, ou cette phrase de Soso Maness, « manifestant perd son œil, jeune de cité perd la foi », montrent que le rap français peut jouer un rôle de trait d’union entre les rages.

Présenté le 17 septembre dernier par le ministère de l’Intérieur, le nouveau Schéma national du maintien de l’ordre, qui fixe la doctrine officielle en matière d’usage de la force par la police et la gendarmerie, systématise les pratiques brutales existantes. A l’image du morceau de Paco et Swift Guad, Matraque et LBD, auquel on jettera une oreille attentive à sa sortie fin novembre, il y a de bonnes chances pour que le rap français systématise, quant à lui, une critique globale de l’institution policière, de son idéologie, de ses méthodes, de son bien-fondé.

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