En 2017, la production de projets estampillés rap français n’a pas faibli et tout le monde en a eu pour son compte. La fin d’année approche et avec elle son habituelle flopée de tops et de bilans. En préambule à cette période, on aimerait mettre en avant trois albums remarquables. Trois albums entre lesquels des liens peuvent être tissés et ainsi former un ensemble assez cohérent. Il s’agit de La fête est finie d’OrelSan, de FLIP de Lomepal et de Pacifique de Disiz.
Soulignons d’abord que ces trois albums sont tous très bons, ils marquent même un point d’orgue dans la carrière de leurs auteurs. Mais ce n’est pas tout à fait le propos de cet article. C’est surtout la manière qui va importer ici : la formule menant à un équilibre musical peu exploré. La fête est finie, FLIP et Pacifique émanent d’un savant dosage : une structure rap sur laquelle s’est greffée une part de chanson française/pop et une part d’électro/grime. Selon le point de vue, on pourrait dire un tiers rap, un tiers chanson, un tiers électro. À vous de voir.
Les trois MCs en question n’ont jamais collaboré ensemble ; tout juste Gogo Gadget a rassemblé Disiz et OrelSan, et c’était il y a déjà cinq ans. Il faut se pencher du côté de leurs influences pour obtenir des éléments plus intéressants.
Le dernier album d’OrelSan est teinté d’électro, particulièrement de la Grime qui est déjà un mélange de genres distincts (UK garage, drum and bass, hip-hop, dancehall). Rappelons que l’un des étendards de ce genre musical venu d’Angleterre est Dizzee Rascal, l’un des modèles d’Orel qui a par ailleurs posé sur le titre Zone. Disiz nous a habitués depuis longtemps à mener des expérimentations musicales de tout genre. Retenons ici Grems au côté duquel Disiz a évolué dans Rouge à lèvres, Klub Sandwich ou encore sur le morceau Validé issu de l’EP Lucide. Grems s’est lui-même auto-proclamé inventeur du Deepkho (« le rap et la house, c’est le Deepkho »), sorte de Grime à la française.
À cela s’ajoute un influenceur assez essentiel et représentatif : Stromae. Il produit Splash et Compliqué sur Pacifique. Il signe Tout va bien et La pluie sur La fête est finie. En plus de ces productions, il est une source d’inspiration de par ses propres morceaux, qui mélangent instrumentale électro et, interprétation et textes assimilables à la chanson française. AVF issu de Racine Carrée avait déjà réuni OrelSan et Stromae. Même si Lomepal est un peu moins tourné vers la musique électronique, une instru de Stromae dans FLIP n’aurait pas vraiment surpris.
Au-delà de Stromae, c’est une bonne partie de la scène belge qui va alimenter la créativité de ces trois albums. Caba & JeanJass, vous le savez, ont déjà souvent collaboré avec Lomepal. De même, pour Roméo Elvis, présent sur Billet, et dont l’album Morale 2 n’est pas loin de figurer à part entière dans cet article. Pour finir avec les Belges, on peut également noter la présence du beatmaker Ponko au côté de Disiz sur La fille de la piscine, Marquise et Quand je serais chaos.
Quand je serais chaos, justement, est l’un des titres symboliques du tiers chanson française – le morceau fait référence à la chanson éponyme d’Alain Souchon. Qu’ils ont de la chance est de la même veine. Ray Liotta, Bécane ou Yeux disent de Lomepal ont un côté chanson assumé. Ecoutez les versions acoustiques pour mieux vous en rendre compte. Chez OrelSan, le phénomène est moins récent, c’est donc sans surprise qu’on retrouve ce genre sur Tout va bien ou encore Paradis.
Après avoir ruminé tout ça, on obtient avec ces trois albums un pan du rap français émancipé du Rap US. Ce ne sont ni les premiers, ni les seuls ; mais il est bien rare de délaisser les habitudes tenaces du mimétisme américain. On pourrait même qualifier ce rap de rap français européen ; au vu de ses influences (Angleterre, Belgique, France) et, par suite, de ses sonorités. Il est en effet difficile de trouver à ces trois albums une équivalence outre Atlantique. Rajoutons que l’Anglais The Streets a sans doute été précurseur dans le domaine.
L’avantage de la richesse et de la variété musicale de ce modèle est que Lomepal, Disiz et OrelSan peuvent varier leurs flows, tout en passant par le chant, agrémenté ou non d’auto-tune ; la liberté artistique est grande. Cette liberté résulte d’une évolution ; Lomepal, Disiz et OrelSan ne possèdaient pas cette palette musicale dès leur début. Ce sont avant tout des rappeurs aguerris, d’une bonne technique, sachant kicker s’il le faut, et qui l’ont montré et démontré à maintes reprises par le passé. Une formation rap assez classique en somme. Leur évolution est alors intéressante : fini la technique pour la technique, les flows démonstratifs, ils ne cherchent plus à être les plus forts. Ce qui est dorénavant visé, c’est l’émotion.
« Avant je visais le fait d’être le meilleur avec les règles que les autres m’avaient donné, maintenant ce qui m’intéresse c’est de créer mes règles, mon monde. […] Quand j’essaie de transmettre des émotions que tout le monde connait, […] j’essaie de le dire simplement, j’essaie d’être subtil ». – Lomepal pour Surl –
« J’ai pas besoin d’essayer d’en mettre plein la vue à chaque couplet, […] j’ai envie de faire passer le truc avec la bonne émotion, la bonne mélo ». – OrelSan pour Clique –
« C’est juste que dans mon approche, je voulais illustrer des émotions de la manière la plus pure ». – Disiz pour Le Rap En France –
On l’a vu par la musique, par l’interprétation, on la retrouve également dans les textes. L’émotion est l’axe de rotation de ces trois disques. Ce n’est pas étonnant que l’on y trouve si peu d’egotrip. Chaque morceau a un véritable thème qui est développé. L’art du storytelling est indéniable chez le trio. Comme souvent, par des histoires simples, ils parviennent à raconter quelque chose d’universel sur notre époque. Aussi, tous trois parlent d’amour, sujet encore délicat il y a peu dans le rap français.
Ce thème n’est pas anodin. Disiz, Orel et Lomepal sont parfaitement clairvoyants et lucides sur notre société. Pour autant, ils ne vont pas proposer un rap conscient premier degré, ni à l’inverse un rap nihiliste insensé. Leur vision du rap en appelle davantage au ressenti qu’au fait ; à comment se sent-on dans le monde plutôt qu’à ce qu’il s’y passe. Ce qui n’évite pas temps à autres des piques et des rappels sur son état. Cette prise de distance permet une fois encore de se focaliser sur les émotions, sur l’amour. Camus lui-même, après les cycles de l’absurde et de la révolte, voulut clore son œuvre avec le cycle de l’amour.