Le lendemain de la fête du Travail fut journée de nostalgie pour Oxmo Puccino et les quelques chanceux qui purent l’écouter et l’interroger. Le mardi 2 mai en effet, le rappeur de Danube était l’invité d’honneur de la cité scolaire Henri Bergson, établissement du XIXe arrondissement de Paris notoire pour l’implication de ses étudiants dans divers mouvements de contestation sociale, et dont Oxmo Puccino était lui-même élève dans ses années lycée. Sur les thèmes ouverts de l’éloquence et de l’égalité des chances, il devait livrer une conférence d’une heure et demie qui s’est finalement mutée en dialogue, entre lui et l’assistance, dans une séance de questions-réponses à l’ambiance très décontractée.
Cet événement fut le fruit des efforts de deux lycéens fougueux et industrieux, Léonard Arnould et Iliès Tegguer, étudiants en classe de 1ère ES et membres du Conseil de Vie Lycéenne de leur établissement dont ce n’était pas le coup d’essai, puisqu’ils avaient déjà accueilli l’historien Christian Ingrao pour une conférence sur son ouvrage La promesse de l’est. Pour confirmer et amplifier l’engouement, ils ont envisagé un domaine plus accessible, une discipline plus populaire, la musique, le rap, sans pour autant sacrifier l’aspect intellectuel de la rencontre. Déjà au fait de la rumeur selon laquelle un certain rappeur aurait fréquenté les mêmes murs qu’eux, amateurs de sa musique et de son éloquence, Iliès et Léonard ont choisi d’inviter Oxmo avec l’objectif de susciter un maximum d’interactions entre l’artiste et les élèves, de mettre en œuvre un dialogue plutôt qu’un discours.
C’est un condensé de ce dialogue que propose cet article, une sorte de compte-rendu thématique des quelques quarante questions posées et réponses données, conçu de manière à extraire de ce moment enrichissant un aperçu cohérent qui le serait tout autant, fait de discours indirect et de citations plus ou moins approximatives. C’est donc en fin d’après-midi dans la salle polyvalente du lycée Bergson qu’une cinquantaine de personnes, collégiens et enseignants, personnels administratifs, pédagogiques et lycéens, furent reçues par les assistants d’éducation-videurs Michaël et Ibrahima, a.k.a Tocard et Brava, avant de prendre place pour brièvement converser avec le Black Jacques Brel, l’interroger sur ses expériences et profiter de sa verve poétique.
Après présentation des modalités de la rencontre et précision de quelques considérations techniques liées au sempiternel problème microphonique, Léonard et Iliès se sont attelés à introduire le Roi sans carrosse, rappelant à l’assistance que Sa Majesté, aujourd’hui âgée de 42 ans, fut élève au lycée Henri Bergson autour de 1992, inscrite pour un bac technologique comparable au STMG actuel. Le cou emprisonné par une minerve mais le verbe toujours délié, l’homme parle de lui-même comme d’un « élève inadapté », et ajoute plus tard qu’ayant toujours demeuré dans son quartier de la Place des Fêtes, cette époque ne lui paraît pas si lointaine. De Bergson, il retient les « parties de basket », « Monsieur Lacroix [ancien proviseur, ndlr] » (doté d’un « certain charisme »), les permanences effroyablement longues et ennuyeuses, les moments de galère entre amis sur le parvis. Laissant libre cours au bal des interrogations, Oxmo déclare enfin qu’il « est à [notre] disposition ».
Sans doute intéressés par le regard d’un rappeur des temps anciens (comprendre avant 2000), d’un homme qui a vu leur quartier et leur pays changer, quelques-uns des plus jeunes interlocuteurs ont sollicité son opinion sur des problèmes de société : « Je vois le monde comme désincarné. Y a plus de rêve, c’est diffus. (…) On rit plus ». La richesse intellectuelle étant, pour le Black Desperado, la moins coûteuse. Mais tout n’est pas noir, et le MC n’a pas sombré dans le pessimisme ; car quand on l’interroge sur le racisme actuel, c’est par un trait d’humour qu’il relativise la situation : « Moi j’avais seize ans sous Pasqua. Là normalement c’est fin de la conversation, terminé ».
D’autres questions étaient plus spécifiquement tournées vers sa vision de l’art : « C’est quoi être un artiste ? », demande ainsi une personne de l’assistance (vous avez quatre heures). La réponse est immédiate : « Tout le monde est un peu artiste » – mais si on devait faire plus précis, c’est « celui qui est arrivé à trouver le chemin pour exprimer sa créativité », quelle que soit sa nature, même dans des domaines traditionnellement étrangers voire carrément opposés à l’art comme les mathématiques. Il s’agit d’aller « au bout de son idée », et de ne pas accepter la prétendue condamnation du milieu culturel : c’est une affaire de savoir-faire, de technique, et donc de travail.
C’est la même idée qu’il exprime à l’adresse d’un jeune homme qui le questionne sur les origines de son inspiration, sur ses éventuels blocages : « La page blanche n’existe pas. C’est un mythe », celui du génie inspiré d’un coup d’un seul. En réalité, l’artiste progresse par erreur, essais, tâtonnements. A l’instar de l’album Cactus de Sibérie, principalement écrit dans des halls de bicrave, n’ayant trouvé sa forme finale qu’après un lent cheminement dans un quotidien on ne peut plus ordinaire.
Sa conception de certains aspects stylistiques du rap a aussi été évoquée ; sondé sur la nature et la part poétiques du rap, ses différences avec la poésie traditionnelle, voici ce qu’il déclare : « on peut trouver de la poésie sur un mur blanc. (…) La poésie est dans les yeux du lecteur. (…) L’important est pas dans ce que tu dis, mais dans la manière de le dire. (…) La poésie est une entente entre deux personnes, le lecteur et l’écrivain » – on serait tenté d’ajouter l’auditeur et le rappeur. Le rôle essentiel qu’il accorde au style dans le processus de création artistique devient manifeste lorsqu’il est interrogé sur son inspiration cinématographique : « Pour moi, la réalité dépasse la fiction de loin. Le cinéma est un aperçu de la réalité. C’est le point de vue, le style des auteurs, des réalisateurs, qui comptent ».
De même quand un impertinent rédacteur lui demande « qu’est-ce que le rap » : « Je sais pas. Un état d’esprit, une forme d’énergie exprimée d’une manière urbaine, avec un style particulier. Le genre se dilue au fur et à mesure qu’il se développe ». Comme l’un de ses vieux parents, le jazz, il s’est élargi et diversifié au point de devenir méconnaissable, sans connotation négative aucune : il est simplement devenu différent. Lorsqu’on sollicite son regard sur le rap actuel, Oxmo révèle d’ailleurs que « ce qu’on appelle rap aujourd’hui, ça n’en est plus ». Sur le sujet de son évolution en France, il regrette qu’à la musique soient venues s’adjoindre, de manière de plus en plus banale et nécessaire, des considérations superficielles telles que l’image et l’argent, qui ne le concernent plus vraiment. « J’ai une vision beaucoup plus large que le rap. Je pense qu’aujourd’hui parler rap, c’est parler cloisons ».
« Oxmo Puccino serait-il un… Oserais-je le dire?… un puriste ? », pensait alors l’insolent journaliste. La question lui brûlait les lèvres : « pensez-vous que le rap, c’était mieux avant ? » Il fut très vite rassuré : « Non pas du tout. Chacun y trouve son compte ». Et puis ce n’est pas tout à fait ce que le rappeur voulait dire ; à propos de ses influences musicales, il explique que le rap fut bien sûr essentiel au début de sa carrière, puis qu’il a commencé à s’inspirer de peintres et autres écrivains. Jusqu’à détrôner le MCing – la musique rap n’occupe plus une place si centrale dans son processus d’inspiration : « Aujourd’hui je ne considère plus faire du rap, je fais une musique qui vient du rap, personnelle. Je propose mon dossier ».
Par ailleurs, le début de la carrière de l’artiste fut aussi un thème récurrent de la rencontre. Un interlocuteur de l’assistance, qui avait visiblement l’étiquetage facile et assez arbitraire, l’interroge : « Quand as-tu commencé le rap conscient ? » Ce à quoi notre Black Jacques Brel national répond par une pique, suivie d’un aveu extrêmement intéressant : « J’étais conscient avant de rapper. (…) Quand j’ai commencé j’avais pas le niveau technique pour rapper, donc j’essayais de faire la différence avec mes contenus. C’est avec mes thèmes, mes idées que je me suis fait connaître ».
Une autre personne de l’audience demande très simplement s’il comptait devenir chanteur, si sa carrière était prévue, ou tout du moins voulue. Le MC nous apprend alors que ce n’était pas le cas, mais qu’il ne disposait pas d’autres idées pour autant. Il renchérit en nous expliquant la difficulté de se revendiquer rappeur dans un contexte social qui n’envisage les MCs et autres hip hop heads que comme des voyous décérébrés. Il a ainsi rappé masqué pendant deux ans, jusqu’à son premier clip (le fameux Mama Lova, à visionner ici), qui lui apporté une certaine notoriété dans le milieu du rap et parmi ses proches : il n’était plus possible de se cacher, et les choses se sont compliquées – « c’est très lourd à porter, la célébrité ». Plus anecdotique, plus légère est l’histoire de l’origine de son nom de scène : nul mot derrière en réalité, Oxmo Puccino a tout simplement été inspiré par un dessin.
Un saint individu de l’assistance n’a pas manqué pas de poser une question cruciale : « Comment la collaboration avec Booba s’est-elle passée ? ». La réplique n’a pas de prix : « Très simplement, on travaillait tout le temps ensemble. On était en studio, il me manquait un morceau, je lui ai demandé, il a posé son truc ». Il insiste d’ailleurs sur l’importance d’autrui quand il est interrogé sur le principal acteur de sa réussite : « Les rencontres – ce qu’on en fait –, et le travail » (on y revient). Autrui dans l’industrie, autrui dans la musique : « La scène est la fin, le but de tous les efforts. (…) C’est pour ce moment-là qu’on fait tout, qu’on vit ». Plus encore, quand il conçoit un morceau, il « pense toujours à ce que ça va donner sur scène ». Nous sommes pourtant en 2017, près de vingt ans après Opéra Puccino ; « est-ce que [son] rapport au public a changé ? » Mais est-ce réellement un problème ? Car oui, « il fait que ça. Il a beaucoup changé ». En une masse informe ? Plutôt en « une forme d’énergie ressentie lors des concerts ».
Car c’est bien le thème de l’amour qui fut l’un des plus présents et des plus féconds de la séance. Fait surprenant qui ne l’est plus vraiment une fois remémorée la tendresse, poétique comme oratoire, de la musique d’Oxmo. Sans plus de transition, voici dans sa forme naturelle ce qui fut sans doute aucun la question la plus mièvre et ingénue de la rencontre : « Comme on peut l’entendre dans plusieurs chansons, t’a-t-on vraiment brisé le cœur ? » Une autre riposte sans appel : « De quoi d’autre peut-on parler que d’amour ? » C’est sans doute la raison pour laquelle il parle de lui-même comme du « rappeur de l’amour ». Mais, pour répondre à la question, « le cœur brisé, c’est l’explosion des illusions ». Il n’empêche que si le MC devait résumer le message de son rap, ce serait « du plaisir et de l’amour ».
Sur ce sujet, tout n’a pas été que poésie cependant : à l’occasion d’une question à propos de la qualité du rap aujourd’hui prenant pour exemple le succès commercial du titre Tchoin de Kaaris, le doux dialogue s’est brièvement muté en débat polémique. Pour Oxmo, la vérité est une fois de plus simple et poétique : « c’est de l’amour », ou une forme tout du moins.
Mais vite la conversation se resserre autour de la question des clips actuels, de leur misogynie et de l’image de la femme qu’ils véhiculent (je vous prie par avance d’excuser les multiples coupures – l’échange fut vif) : « C’est toujours de l’amour, même si c’est mal dit. On est tous né d’une femme et la plupart d’entre nous aiment des femmes (…), alors forcément y a de l’amour. (…) On vit une époque moins pudique, plus dénudée, ça répond à une demande du spectateur (…). C’est pas misogyne ». Citation approximative qui a suscité un houleux débat, que le rappeur a finalement apaisé en rappelant que son avis n’était exactement que cela, son avis, pas plus éclairé qu’un autre, puisque ce n’était finalement pas son rôle que de se prononcer sur ce genre de sujet. En revanche, il saura peut-être mieux expliquer « pourquoi [il y a] si peu de femmes dans le rap ». Une autre réplique laconique : « Parce que c’est dur » – et dans ce phénomène encore, on ne peut s’affranchir de prendre en compte le poids du désir commercial.
Hors de ces considérations trop pragmatiques, la définition de l’amour proposée par le Black Desperado fut un grand moment de rhétorique poétique, presque ésotérique : « L’amour, c’est pas ce cœur qui est rouge, I love you ou la Saint-Valentin. Tout le monde est malheureux de cette forme de l’amour. La mienne, c’est une boule à facettes invisible dont la lumière rebondit sur vous et vous confère une aura. Cette boule est le fruit d’une longue histoire, de mon éducation, de mon karma (…) ».
Ce « compte-rendu » s’achève enfin sur deux questions et deux réponses corrélées, et plutôt anecdotiques. La première fut formulée par Tocard (mais si, vous savez, Michaël l’assistant d’éducation-videur) : « Qu’est-ce que c’est, le mal du mic ? » Et c’est ainsi qu’Oxmo flatte et régale le connoisseur : « C’est un moment de méditation sur une situation qu’on espère meilleure, un moment figé. Les gens assis dans la rue qui font rien, c’est ce qui peut leur passer par la tête ». La seconde, la dernière question de la séance d’ailleurs, fut le fait de l’impudent pigiste bénévole-assistant d’éducation : « Est-ce que vous avez toujours mal au mic ? » Et c’est ainsi qu’Oxmo Puccino satisfait et élargit l’horizon d’attente du critique : « Aujourd’hui, je joue de beaucoup d’instruments, donc la douleur est diffuse ».
La rencontre s’est conclue sur une séance de dédicaces des affiches de promotion de l’événement, à l’initiative du rappeur. Considéré dans son ensemble, le moment fut simple et pourtant irréel, bref mais néanmoins intense – nous sortions véritablement d’une liaison avec le « rappeur de l’amour ». Toujours humble et inspiré, Oxmo Puccino a offert à ses interlocuteurs éphémères un aperçu de son expérience, un morceau de sa sagesse, un fragment de sa vision. Les amateurs auront pu découvrir l’homme qui se dissimule, lui et sa douleur, derrière le mic. Les curieux auront sans doute pu remettre en question leurs clichés rapologiques, probablement s’imprégner de la sensibilité d’un individu profondément optimiste, et s’initier à son univers artistique, peut-être.
Quant à Iliès et Léonard, ils sont déjà sur la brèche ; ils travaillent à organiser de semblables rencontres avec des MCs (dont on taira le nom par souci de superstition) dès l’année prochaine, et projettent de mettre en place la même année un concours d’éloquence au lycée Bergson, calqué sur le modèle de Sciences-Po, et dont l’invité d’honneur ne serait nul autre que le Black Jacques Brel, décidément prêt à renouer avec ses dix-sept ans. Et parce qu’on a toujours le temps, pourquoi pas un documentaire sur la vie des élèves de l’établissement. Industrieux, vous dis-je.
Merci à eux, à l’administration et à l’équipe de vie scolaire du lycée Henri Bergson, à ma collègue Sarah, à Oxmo Puccino et à son manager.